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Ne crachez pas sur les complotistes

La prolifération des théories du complot est le résultat de l’échec du modèle méritocratique. 

Florence Lavoie | Le Délit

Pendant que nous nous préoccupons de ce virus qui n’en finit pas de bouleverser nos existences, une autre épidémie, peut-être beaucoup plus dangereuse, se propage dans notre société démocratique. Partout dans le monde, de plus en plus de théories conspirationnistes sont véhiculées sur les réseaux sociaux par des gens qui ne font plus confiance aux médias traditionnels ; ces individus évoluent dans un univers complètement séparé du reste de la population. Assistant depuis quatre ans aux dérives qui ont cours chez nos voisins du Sud, on aime à penser que le Québec est à l’abri. Ce n’est désormais plus le cas, si ce le fut par le passé. Ceux et celles que les médias québécois ont désigné par le terme « antimasques » partagent généralement d’autres idéaux du même ordre : ces personnes sont souvent antisciences, antimédias, antiélites et, pour la plupart, adhèrent à des théories complotistes. La grande majorité des idées qui circulent dans cette mouvance sont des allégations pseudo-scientifiques et visiblement infondées pour quiconque est le moindrement informé·e. Elles sont souvent empreintes de haine, de racisme et de sexisme.

Il faut continuer à lutter, le plus possible, contre la désinformation et contre l’intolérance. Toutefois, le mépris n’est pas une solution, mais plutôt une cause du phénomène conspirationniste. Le discours de ces personnes est marqué par un profond sentiment antiélite, ce qui explique probablement son succès. Ceux et celles qui deviennent complotistes ont trop souvent en commun de ne pas avoir eu d’éducation supérieure et d’occuper des emplois précaires et peu gratifiants. Ces gens n’ont que peu de moyens pour se faire entendre dans nos institutions politiques et médiatiques. Le milieu complotiste est donc, paradoxalement, un refuge de tolérance où leur prise de parole, aussi brouillonne et discordante soit-elle, est acceptée et encouragée. Dans une société méritocratique où les élites leur font sentir qu’ils et elles ont échoué, on peut comprendre leur tentation de se tourner vers un milieu où ils et elles sont valorisé·e·s.

« S’attend-on à voir des complotistes accepter la critique, quand le faire signifie renier leur amour-propre en donnant raison à ceux et celles qui les qualifient d’idiot·e·s, d’incapables et de nuisances ? »

Pour s’attaquer au complotisme, chacun et chacune y va de sa petite farce. Les moqueries fusent de toutes parts, depuis les plus hautes sphères de l’appareil public jusqu’aux commentaires sous les publications sur les médias sociaux. L’intention est sans doute d’unir la population contre ce courant de pensée, mais le résultat obtenu n’est pas celui désiré. S’attend-on à voir des complotistes accepter la critique, quand le faire signifie renier leur amour-propre en donnant raison à ceux et celles qui les qualifient d’idiot·e·s, d’incapables et de nuisances ? Tout ce mépris dirigé contre cette marge croissante de la société québécoise a en réalité l’effet inverse de celui désiré : plutôt que de faire valoir l’absence de fondements rationnels de l’univers conspirationniste, il lui donne sa légitimité en confirmant à ses adhérent·e·s que le reste du Québec les rejette.

Chacun et chacune a ses raisons de se moquer. Nous connaissons tous et toutes quelqu’un qui a perdu un proche durant cette pandémie exacerbée par les manquements au respect des consignes sanitaires. D’autres sont des victimes collatérales des idées discriminatoires véhiculées par les mouvements complotistes. Si on s’en tient à ces facteurs comme éléments de légitimité et que l’on accepte de se moquer lorsque c’est « justifié », on tombe dans un cycle vicieux dont l’issue est imprévisible, mais certainement catastrophique.

Après les événements de la semaine dernière au Capitole des États-Unis, directement liés au complotisme et qui pourraient un jour se produire au Québec, l’heure n’est plus à la mesquinerie. La véritable cause de ce phénomène n’est pas la « faillite morale » des gens qui l’incarnent. La question du conspirationnisme en soulève une plus grande, celle de l’exclusion sociale et de l’élitisme qui caractérisent notre société méritocratique. Ce n’est pas en perpétuant ces rapports de pouvoir par la condescendance que l’on va y mettre un terme.


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