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Les oiseaux de la rivière Aras (dernière partie)

Fiction sur l’historique de violences subies par le peuple arménien.

Parker Le Bras-Brown | Le Délit

Aliksan

Je ne suis plus le troupeau ni le mène, d’ailleurs. C’est Anastas qui s’en charge depuis la mort de Karoun il y a dix ans. Cet endroit est protégé de tout ce qui se passe ailleurs. Il parait isolé complètement. Je n’ai vu aucun autre visage depuis longtemps. Celui de Zareh et d’Anastas, c’est tout. Ça ne m’inquiète pas. Ce qui m’inquiète c’est que Zareh ne se souvient plus de mon visage.
Mais il y a quelque chose ici. Quelque chose qui me fait sentir chez moi. Peut-être la manière dont le vent caresse le gazon. Ou le torse nu d’Anastas. Je ne sais pas. Il a tellement grandi depuis la première fois que je l’ai vu. Je l’invite parfois à la rivière. Il joue de son instrument pour moi. C’est magnifique. C’est magnifique et je danse. Pour lui.


Je suis nu dans la rivière. Anastas m’observe. Je l’ai invité à jouer de la musique. Quelque chose va se produire, j’en suis certain. Je l’ai vu en rêve. Mais seulement si je danse. Seulement s’il joue. Cette fois ma danse est sérieuse. Cette fois je danse pour Anastas. Pour ses parents morts sous l’olivier.
Cette fois je danse pour mon frère.
Mes pieds forment des cercles et des traits dans le courant rapide. Des mots s’échappent de mes lèvres malgré moi. Un chant.
Où est passé mon oiseau bleu ?
J’interrogerai chaque brise
Sous les oliviers les colonnes de fumée
Avec cette fièvre dans mes yeux kérosène
Je danserai fendant la rivière
Où est passé mon oiseau bleu ?

La terre tremble. Anastas cesse de jouer brusquement ; il a peur. Je lui dis de continuer. Il continue. La terre tremble. Les mots en écho sur les vagues, sur la montagne… ce sont les mots qui font trembler.
Où vole-t-il ?
Où sont passés nos oiseaux bleus nos oliviers ?
Où volent-ils ? Où poussent-ils ?

Tout tremblement cesse. Le soleil plombe. Anastas s’approche. Les rayons du soleil ajoutent une fluidité à ses larmes.
— Ne pleure pas, Anastas, c’est pour les enfants.
Il sourit.
Nous sommes debout au centre de la rivière.
Comme deux troncs du même arbre.
Ses lèvres goutent l’âpreté des olives.


Je suis entré dans la chambre de Zareh. Il crie depuis longtemps. Dès que j’entre, il me reconnait. Il arrête de crier. Il me sourit calmement.
— Viens mon fils, j’ai un service à te demander. Difficile. Plus qu’un service. Une tâche.
— Tout ce que tu voudras, Hayrik.
— Je me souviens de tout… absolument tout… pour une fois. Probablement la dernière. C’est important pour moi, tu le sais. Tu comprends. Tu es adulte maintenant. Je veux me souvenir de Karoun… de vous trois. Je ne veux pas oublier. Je veux que tout ça s’arrête… tu comprends ? Que ça s’arrête, mais que je me souvienne…
— Je comprends, Hayrik.
— Prends l’oreiller.
Je prends l’oreiller. Il m’embrasse sur le front en souriant.
— Vous vous aimez tous les deux, n’est-ce pas ?
— Oui…
— C’est bien.
Tout mon corps tremble. Je pose l’oreiller sur son visage, doucement.
Je pousse. Il le faut.
Hayrik serre mon poignet par réflexe seulement.
La force de l’enlacement devient une caresse.

Anastas

Zareh avait raison. Depuis le début. Quelque chose le ronge. Il ne se souvient plus de nos visages. Il perd ses souvenirs. Il est dans son lit. Dément. Depuis six mois, au moins. Il criait tout à l’heure. Aliksan est allé le voir. Tout est calme maintenant.


Nous sommes à la rivière.
Depuis la mort de Zareh, il y a quelque chose dans le regard sombre d’Aliksan ; une sorte de lueur. Je ne sais pas comment la décrire… comme une lueur de révolte. Calme. Il danse au centre de la rivière. Je joue une mélodie que ma mère me jouait. Tout est calme sur la rivière, mais la mélodie me rappelle notre olivier. Elle me rappelle ma mère.

L’olivier.

Puis. Des milliers de moutons. Ils descendent la montagne à queue-leu-leu. Comme une vague ouateuse rapide. Ils s’avancent vers la rivière, vers Aliksan, je continue de jouer sur le bord de la rivière. Ma mère n’avait jamais autant crié. Le mouton en tête de file bêle. L’olivier. Ma mère au sol. La détonation. Le mouton s’approche d’Aliksan. Il le caresse doucement. Je joue. Il sort son canif. Ils sortent leurs couteaux. Les notes sortent de mon oud machinalement je ne regarde plus rien. Seulement Aliksan et son corps qui se frotte à celui du mouton ses doigts fins dans la laine. Mon père sous l’olivier. Une détonation au visage. Aliksan regarde la bête. Son œil noir. Son sourire en s’approchant d’elle. Sa laine nuageuse. Immobile derrière ma mère. Immobile et le sang.

Son œil noir.

Je cesse de jouer.
Aliksan cesse de danser.
Il ne joue plus.
Ses yeux effleurent presque ceux de la bête. Il lui dit :
— Où sont passés nos oiseaux bleus nos oliviers ? Où volent-ils ? Où poussent-ils ?
L’œil de la bête demeure noir. Dur. Figé.
Je vois Aliksan percer la gorge de l’animal avec son canif. Un jet noir projeté sur l’eau.
Sous l’olivier.
Et les autres suivent à queue-leu-leu.

Et les mêmes questions sont posées. Toujours.
Et les milliers de cadavres de bêtes immobiles et rigides.
Se transforment en soldats.
Flottent sur la rivière sacrée.
Et les oiseaux bleus sur les branches.
Regardent les cadavres.
S’envolent.


Nous sommes à la rivière. Tout est calme maintenant.
Je m’approche d’Aliksan, au centre des eaux.
Je joue si souvent pour lui qu’il y a de la corne sur mes doigts. Une écorce. Le bois de mon oud fusionne à ma peau. La contamine doucement. Il se répand sur ma peau, sur mes os comme une caresse flexible et douce. Je n’ai pas peur. Le bois forme une écorce. Aliksan me prend la main. L’écorce commence à couvrir sa peau. Il me sourit.
L’écorce nous submerge.
Et nous pousserons ainsi, presque immobiles, mais pliables.
D’une lenteur aimée.
Bien après les hommes.
Comme deux troncs du même arbre.
Au cœur du tumulte des eaux.
Au centre de la rivière sacrée.
De la caresse des souvenirs.
Les fruits de notre arbre en feront pousser d’autres.
Et nos oiseaux viendront sur nos branches.
Pour chanter.


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