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La musique classique n’existe plus

Alessandro Baricco et la musique cultivée dans la modernité.

Parker Le Bras-Brown | Le Délit

«[Il y avait] un homme qui sentait l’eau de Cologne, et qui n’arrêtait pas avec sa télécommande de remettre le Boléro de Ravel. (…) Au septième Boléro [la femme avec qui il était en train de baiser] dit : “Excuse-moi”, elle glissa du lit, se rhabilla, enfila ses chaussures noires, talons aiguilles, et s’en alla, sans rien dire. » Ainsi Alessandro Baricco nous présente-t-il un personnage très particulier dans son roman City. Le Boléro est sans doute une œuvre célébrissime et appréciée par beaucoup ; ici, Baricco semble plutôt s’en moquer, ou plutôt se moquer du culte ridicule que lui voue cet homme. Ce n’est pas un hasard : l’auteur, qui est aussi musicologue, publiera quelques années plus tard un essai intitulé L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin, essai critiquant la dévotion aveugle pour les œuvres musicales du répertoire classique. Baricco s’applique à déconstruire les mythes entourant la musique et le rapport que nous entretenons avec elle à travers la question suivante : « Comment l’idée et la pratique de la musique cultivée ont-elles réagi face au choc de la modernité ? »

La musique classique, un veau d’or

Pour l’auteur, la musique est un objet d’art particulier qui, contrairement à d’autres œuvres conservées dans les musées, « se transmet et s’interprète dans le même, unique geste ». Elle n’existe qu’au moment où elle est jouée (ou, à l’ère de YouTube et de Spotify, rejouée). C’est au moment où le son est produit que les auditeur·rice·s l’interprètent, lui donnent un sens. Le geste de jouer la musique est toujours « corrompu » par tous les facteurs qui construisent cette action complexe ; ainsi, jamais l’œuvre n’est-elle reproduite exactement comme elle le fut par le passé.

« Rien ne peut sauver la musique cultivée du triste destin qui la noie dans une pratique obscurantiste et mensongère si ce n’est l’instinct qui la fait entrer en court-circuit avec la modernité »

Baricco

La musique classique – ou plutôt, le répertoire de la musique classique – est définie de manière très large par le musicologue, puisque les frontières de celle-ci sont indéfinies ; il s’en remet à notre instinct pour en tracer les grandes lignes. De nombreux adeptes de ce répertoire musical s’arrogent, selon Baricco, une suprématie morale et culturelle, qui est caractérisée par le mépris qu’elles ont pour les autres types de musique, jugés inférieurs. Les raisons de ce mépris ne sont pas évidentes : « Quelqu’un peut-il réellement expliquer en quoi un jeune homme qui préfère Chopin aux U2 devrait être un motif de consolation pour la société ? »

Les amateur·rice·s de la musique classique affirment que celle-ci serait plus complexe et qu’elle porterait des ambitions spirituelles plus élevées que les autres musiques ; que la poésie y serait partout présente et que son analyse exigerait une volonté de transcendance en plus de connaissances théoriques importantes. « Des phrases qui ont ceci de commun avec tous les clichés qu’elles énoncent, bien que faussement, une vérité », selon Baricco ; elles ont au moins le mérite de pointer en direction des éléments que les partisans de la musique classique considèrent comme la preuve de leur supériorité. Ces deux éléments peuvent ainsi être résumés par la différence de la musique classique, caractérisée par sa complexité, et sa suprématie, ou à tout le moins sa volonté de suprématie. C’est par son langage articulé que la musique classique échapperait « aux contraintes de l’immanence ». Ainsi, en conservant cet héritage d’une autre époque, on pourrait accéder à la partie transcendante de l’œuvre musicale, « un au-delà mal identifié mais plus ou moins conjugable avec des mots tels que “coeur”, “esprit”, “vérité”». En réponse à ces arguments, Baricco met en relief leur propre contradiction : la musique classique, au moment de son apparition, était une révolution ; ses adeptes actuels sont des réactionnaires. Comment l’œuvre peut-elle avoir conservé son caractère transcendant originel lorsque la façon dont elle est perçue a été si transformée ? Et si ces œuvres sont si particulières, si majestueuses, comment se fait-il qu’elles soient si fréquemment utilisées comme trame sonore de publicités de papier hygiénique, de café ou de matelas ? Pour répondre à ces questions, l’essayiste propose de retourner aux sources de cette tradition musicale.

« Et si ces œuvres sont si particulières, si majestueuses, comment se fait-il qu’elles soient si fréquemment utilisées comme trame sonore de publicités de papier hygiénique, de café ou de matelas ? »

L’émergence de la musique cultivée

Baricco présente Beethoven comme le « proto-martyr » de la musique classique. L’arrivée de ce « génie hypertrophié » fait acquérir trois caractéristiques à la musique de l’époque : elle échappe dorénavant à une vision purement commerciale, elle véhicule (ou veut véhiculer) des idées philosophiques et spirituelles et elle se complexifie tant qu’elle échappe à la majorité de son auditoire. Baricco attribue à Beethoven le rôle que Nietzsche avait attribué à Socrate, soit celui de « sacraliser une pratique qui avant lui était spécifiquement laïque, pour ne pas dire commerciale ». Ces caractéristiques permettraient aux auditeur·rice·s de légitimement prétendre à une suprématie du goût et de la morale dans leur approche de la musique. Nous voyons donc l’émergence de la musique cultivée qui n’est pas la même chose que la musique classique. La musique cultivée correspond à un type d’écoute ou de travail musical – et non à un répertoire particulier – qui répond aux trois nouvelles caractéristiques. Cette supériorité n’est toutefois pas réservée qu’aux personnes privilégiées : « Le modèle beethovénien élève [l’acte élitiste de réserver une musique considérée comme supérieure] au-dessus des limites prosaïques du patrimoine ou du sang. La musique cultivée est la musique réservée d’une humanité cherchant un en-plus au divertissement et en route sur les chemins de l’esprit. » Comment la musique classique a‑t-elle perdu sa puissance dans l’idée de la musique cultivée ? Baricco explique qu’au cours des siècles, l’humanité a en fait oublié le rôle de l’interprétation.

L’interprétation comme choc des civilisations

Pour le philosophe allemand Theodor Adorno, « les œuvres d’art, surtout celles de la plus haute dignité, attendent leur interprétation ». Baricco voit en cette phrase une confirmation de ses idées : tant que l’œuvre n’est pas interprétée, elle reste un « produit invendu ». Pour bien interpréter une œuvre, il ne suffit pas d’y trouver des « sentiments ». Au contraire, l’auteur dénonce avec véhémence l’utilisation outrancière de ce terme fourre-tout et propose une définition – quoique vague – du concept : « L’interprétation prend sur elle ce qui dans l’œuvre est mouvement, ce qui est tension, vie souterraine, parole non encore prononcée : elle lui demande d’entrer en réaction chimique avec l’identité du temps présent. » Cette dimension de contact avec l’époque se révèle très importante, où l’interprète sert de médium entre la civilisation qui a créé l’œuvre et celle qui la reçoit. Il ne s’agit donc pas de reproduire l’œuvre originale, puisque cela est en fait impossible. Baricco se contente de décrire l’époque actuelle sous le terme de « modernité », un concept aussi large, voire davantage, que celui de « musique classique ».

« L’œuvre sur laquelle l’interprétation se penche pour la profaner est un seuil : le dépasser, c’est entrer dans la modernité »

Baricco

Pour comprendre ce que signifie aujourd’hui l’interprétation d’une œuvre, il requiert de s’intéresser à l’époque dans laquelle l’on se trouve. Pour Baricco, cette modernité se définit par un « non-système », par une remise en question de certains concepts comme « cœur », « esprit », « vérité », bref, comme une opposition complète par rapport à l’époque idéaliste dans laquelle a été créée la musique classique. Ce rejet est le résultat d’un 20e siècle d’une violence inouïe causée par l’échec de ces idées, siècle où les idéologies radicales ont conduit à un bain de sang et où l’on a renoncé à affirmer la beauté de l’être humain. La modernité n’est pas un système, elle est un « non-système » puisque « constellation » de concepts faiblement liés entre eux. Baricco ne juge pourtant pas négativement ce monde nouveau : « L’organisation de la modernité est une organisation “faible”, mais elle n’est pas la couverture d’un chaos inavouable. » Au contraire, de par la différence entre l’époque idéaliste et la modernité, les œuvres de la première interprétées dans l’idée d’une collision avec la deuxième deviennent « électrisantes ».

Si Baricco reconnaît la fragilité de ses affirmations, il voit son texte comme plusieurs longs aphorismes, « l’instant fragile où la réflexion s’élance, s’appuyant parfois sur le paradoxe, usant d’articulations faibles ou hasardeuses, s’autorisant la provocation, et cherchant le fracas des vérités nouvelles, provisoires ». C’est dans cet instant néanmoins précieux qu’il nous propose de concevoir la musique et son interprétation : comme une manière d’appréhender notre époque et sa place dans l’histoire.


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