Aller au contenu

Les oiseaux de la rivière Aras

Œuvre fictive sur l’historique de violences envers le peuple arménien : première partie de trois.

Parker Le Bras-Brown | Le Délit

Les oiseaux de la rivière Aras
(première partie)

Zareh

– Ce matin j’ai vu des oiseaux bleus dans le ciel et des passants agités sur la route. Je ne sais pas pourquoi, mais une rumeur, une énigme semblait indéchiffrable dans l’haleine de la montagne. Le ciel était prêt à se déchirer et les oiseaux… je n’ai jamais vu autant d’oiseaux dans une même nuée. Sois prudent avec les bêtes.

– Les bêtes sont plus intelligentes que moi, Karoun ; à quoi bon être prudent ? J’ai parfois l’impression que je n’ai aucun contrôle sur eux, sur rien. J’ai l’impression qu’ils sont à deux doigts de la révolte. Constamment. Je le vois dans leurs yeux. Je l’entends dans leur souffle. Ils fomentent.

Lorsque le vieux Zareh prononce ces paroles, le visage de sa femme change à travers le reflet de son thé noir. Le vieil homme est tout près, derrière l’épaule de sa femme. Il observe ses traits dans le fond de la tasse inclinée vers elle. Un sourire remplace son air inquiet. Il y a quelque chose de profondément attirant dans son regard. Malgré les effets du temps ; une douceur infantile dans un œil et une rigueur mystérieuse dans l’autre. Elle se lève, embrasse son mari sur le front, puis se retire dans leur chambre en toussotant quelque peu. Avant de fermer la porte de la chambre, elle dit :

– Coupe-toi les cheveux, mon amour…

– Je les couperai demain.

À la radio, le vieil éleveur entend quelques mots sur les conséquences du référendum du Haut-Karabagh.

Zareh replace sa casquette ridée, termine le thé, prend son vieux bâton de marche et sort de la cabane. Dehors, il repère les quelques têtes de son troupeau, puis positionne ses deux doigts croches et cornés à l’embouchure de son souffle pour siffler. Il appelle ses chiens avec le son strident qui en résulte. Quatre animaux vigoureux sortent d’une petite niche. Ils sautent par-dessus la barrière. Ils font de grands cercles autour des bêtes en mordillant ceux et celles qui s’écartent. Le vieil homme marche en direction du pâturage, à la tête de son bétail. Les mots de Karoun résonnent en tambour dans sa tête. Il ressent la gravité des paroles de sa femme.

C’est quelque chose dans le vent, dans la lenteur du jour. Il avait déjà éprouvé ce sentiment auparavant ; une impression liée à la mémoire. Il se rappelle toujours davantage la lenteur des jours. C’est un homme simple.

Mais ce jour est trop lent. Quelque chose ne va pas. Zareh, en tête des bêtes, grimpe le flanc d’une colline de ses jambes curieusement solides. Il aperçoit, au loin, avant même d’avoir franchi complètement la butte, trois colonnes de fumée grise, presque éteintes.

Puis il les voit. Des dizaines de véhicules incendiés.

Il siffle trois fois, et ses chiens comprennent. Ils garderont le troupeau en attendant son retour. Il entreprend la descente de la montagne vers la route. La vitesse de ses pas et de sa pensée diminue. Tout est lent. Immobile presque. En contraste avec la vitesse des colonnes de fumée grises qui montent au ciel. Des tourelles brumeuses qui tentent de camoufler l’horrible par écran d’opacité rapide. Plusieurs corps se trouvent aux abords des véhicules. Certains à l’intérieur. Trop immobiles pour être en vie. Tous.

Il comprend que c’est la rumeur que porte le vent. Le dernier stade de lenteur auquel personne ne veut assister. Que tout le monde fuit.

Quelque chose vient abruptement troubler cette vision. Ce sont les pleurs étouffés d’un enfant. Zareh s’approche du jeune garçon ; il a peut-être six ans. L’enfant en tient un autre dans ses bras, plus jeune. Il jette un regard au vieil homme, mais ne peut plus le soutenir. Il s’affale au sol, évanoui.

Deux frères.

L’éleveur se souvient des histoires que lui racontaient ses grands-parents. Des histoires de corps sur les routes. Dans les villages. Des corps d’hommes. D’enfants. Les histoires sur son frère et ses parents. Zareh est paralysé. La fumée embrouille les souvenirs du vieil homme. Tous les visages. Interchangeables dans la mort. Dans le temps.

Il veut retourner à ses chiens, ses bêtes, sa cabane. Il veut rentrer voir sa femme.

Deux frères.

Comme les autres corps sur la route, la lenteur semble avoir gagné le plus jeune des deux enfants. Il porte un minuscule chandail brodé d’un oiseau bleu. Un peu en dessous de l’oiseau, trois trous rouges.

***

Le vieil éleveur et sa femme observent le jeune garçon assis à leur table. L’enfant mange à contrecœur, en silence. Depuis l’incident sur la route, le petit garçon semble incapable de prononcer la moindre parole. Deux semaines, Sans un mot.

– Voudrais-tu nous dire ton nom ? essaye Zareh, encore.

L’enfant regarde le couple, puis les œufs dans son assiette.

– Aliksan.

– C’était le nom de mon grand-père, répond Zareh. C’est lui qui m’a tout enseigné sur les bêtes.

Le couple se regarde en souriant. Plusieurs minutes passent.

– Viens, petit, je te montre quelque chose. Mon royaume. Marche avec moi.

Les deux vieillards s’échangent un clin d’œil. Zareh prend la main d’Aliksan et sort de la cabane. Il le mène à travers un sentier montagneux. Après une longue descente escarpée, ils atteignent un flanc de la rivière Aras. L’endroit semble inédit à toute présence humaine.

– Quand je ne contrôle plus rien, que je suis triste ou que la lenteur des jours et des bêtes m’est insupportable, je viens ici. Regarde. La rivière sacrée.

Zareh se dirige pieds nus vers la rivière. Aliksan le regarde avec de grands yeux surpris. Les fesses du vieil homme commencent à s’agiter sur la rivière. Il danse. Il se dandine. Pendant de longues minutes.

L’éleveur regarde Aliksan. L’enfant rit.

C’était un autre type de lenteur. Celle-là, Zareh ne la connaissait pas, ne l’avait jamais connue. Mais le vieil homme voulait la garder en souvenir.

S’il le pouvait.


Dans la même édition