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10 ans du film Incendies : Un grand millésime

Retour sur le phénomène cinématographique signé Denis Villeneuve avec des commentaires d’artisans et de fans du film.

Image tirée du film Incendies de Denis Villeneuve (micro_scope) | Montage photo: Philippe Granger

En septembre 2010 était présenté en première mondiale à la 67e Mostra de Venise le film Incendies, du réalisateur québécois Denis Villeneuve. L’œuvre, mettant en scène Lubna Azabal, Mélissa Désormeaux-Poulin, Maxim Gaudette et Rémy Girard, suivait le succès du film Polytechnique, sorti un an auparavant.

À Venise, c’est par le feu nourri des applaudissements d’une foule debout que le film est reçu par ses premiers spectateurs. C’est une expérience que la co-scénariste du film, Valérie Beaugrand-Champagne, n’est pas près d’oublier : « C’est très émouvant de voir une salle silencieuse qui dans une spontanéité se lève […] et t’applaudit », me confie-t-elle, fascinée par cet écho liant son travail à la réaction du public.

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Ce film, qui a si bien touché le public, trouve son origine dans la pièce de l’homme de théâtre et auteur libano-franco-québécois Wajdi Mouawad, présentée pour la première fois en 2003 et publiée au Québec aux éditions Leméac. C’est après avoir vu la pièce à Montréal que Denis Villeneuve a voulu l’adapter au cinéma, y voyant un récit qui devait absolument être partagé.

La co-scénariste du film, Valérie Beaugrand-Champagne, a été une pierre angulaire dans l’élaboration du projet. En entrevue à Ciné-Bulles, Villeneuve la qualifie d’ « indispensable » : « C’est quelqu’un qui a de grandes qualités pour épauler un scénariste. C’est une lectrice redoutable qui n’a pas d’égal pour décortiquer une scène » lance-t-il, soulignant du même coup le sens de la concision de Beaugrand-Champagne, ayant permis de réduire l’idée de quatre scènes en une seule.

Villeneuve ne voulait pas faire cavalier seul en termes d’écriture de scénario. « Denis s’est comme désaffranchi de cette théorie qu’un film qui est écrit et réalisé par la même personne a plus de valeur qu’un film qui est écrit par quelqu’un d’autre », précise Beaugrand-Champagne, qui trouve que cela prouve du même coup l’humilité, la lucidité et l’intelligence du réalisateur. 

« Denis s’est comme désaffranchi de cette théorie qu’un film qui est écrit et réalisé par la même personne a plus de valeur qu’un film qui est écrit par quelqu’un d’autre »

- Valérie Beaugrand-Champagne au journal Le Délit

C’est pour cela que Villeneuve a décidé de lui faire appel. Alors qu’ils se sont côtoyés derrière les bancs de l’UQAM, Villeneuve a rapidement pensé à Beaugrand-Champagne pour honorer la pièce de Wajdi Mouawad, duquel est complètement inspiré le film, à juste titre.

« La seule chose qu’on avait à faire, c’était de respecter l’œuvre de Wajdi, parce que c’est une œuvre magistrale », souligne humblement Beaugrand-Champagne, qui a vu cette opportunité d’écriture comme un « privilège ».

Du Liban au Québec, du théâtre au cinéma

Il reste que la transposition de l’œuvre en scénario avait son lot de défis : « On est dans la mythologie » autant dans la pièce que dans le langage, selon la co-scénariste, « il fallait rendre ces personnages-là avec un ancrage réaliste. »

Il fallait aussi transposer la structure très complexe de la pièce sur le grand écran sans perdre l’intérêt du spectateur.rice. Ce défi s’est notamment imposé aux scénaristes lors de la première scène, soit la lecture du testament, qui se devait d’être dynamique et concise tout en respectant les mots de Mouawad, sans toutefois entrer dans la lapalissade, l’évidence ou la caricature.

L’Un des plus grands défis du film fut également de poursuivre le caractère apolitique, agéographique et presque areligieux de l’œuvre originale. Incendies, qui est pourtant ancrée dans une dynamique géographique, politique et religieuse intense, est une pièce remarquablement élaborée, faisant en sorte que le public porte peu attention aux indices spécifiques lui permettant d’établir précisément le cadre de l’histoire. De cette manière, non seulement l’œuvre évite toute sorte de malentendus géopolitiques ou historiques, mais elle permet aussi de renforcer son caractère universel et humaniste. Il reste que, dans l’œuvre de Mouawad, on peut indubitablement dénombrer plusieurs références bibliques, héritées du vécu de chrétien maronite du dramaturge d’origine libanaise. On peut même y trouver des références historiques très personnelles pour l’auteur, comme l’attaque d’un bus palestinien dans la banlieue de Beyrouth le 13 avril 1975, qui rappelle étrangement l’une des scènes phares du film. 

Carte blanche pour une histoire sombre

Le plus beau cadeau qu’aura fait Mouawad à Villeneuve aura été de lui donner carte blanche en ce qui a trait à l’adaptation. « Wajdi a été exemplaire comme auteur », se rappelle Beaugrand-Champagne. « Il a dit à Denis “moi j’ai souffert pendant des années pour écrire cette pièce-là, maintenant je te donne le flambeau et tu vas probablement souffrir.”» Ce « don d’un artiste à l’autre » a profondément touché Valérie Beaugrand-Champagne, qui a tout de même ressenti une pression à rester, d’une certaine manière, fidèle à l’œuvre originale.

Malgré ce privilège en main, Villeneuve a su conserver sa vision unique de l’œuvre. Il explique alors à La Presse : « Je voulais faire le film le moins bavard possible, voir comment on peut traduire ces mots en images. »  Ainsi, Villeneuve expulse les nombreux élans poétiques de l’œuvre originale pour aboutir à quelque chose de plus brut dans ses propres dialogues. Cette vision brute est d’autant plus remarquée lorsque l’on sait que Villeneuve et Beaugrand-Champagne ont exploré la réalisation du cinéaste Lars Von Trier (et plus précisément de son film Dogville) qui possède une vision similaire et qui a, sans doute, inspiré Villeneuve.

« Si Valérie Beaugrand-Champagne éprouve tout de même un regret face à sa participation au film Incendies, il est lié à son sentiment d’avoir trahi la pensée de Wajdi Mouawad » 

Si Valérie Beaugrand-Champagne éprouve tout de même un regret face à sa participation au film Incendies, il est lié à son sentiment d’avoir trahi la pensée de Wajdi Mouawad. Par souci d’efficacité et par souci stylistique, il fut décidé qu’une partie de la pièce originale, celle qui donne à voir le pardon du bourreau, soit écartée. Or, aux yeux de la co-scénariste, l’importance du jugement, rédigé dans l’œuvre originale sous une lunette biblique, était essentielle à l’œuvre de Mouawad. À ce sujet, Valérie Beaugrand-Champagne, visiblement émotive, pense que cela fait en sorte que la fin de l’histoire n’est pas à la hauteur de celle de Wajdi Mouawad.

Néanmoins, l’expérience auprès d’Incendies a confirmé à Valérie Beaugrand-Champagne, alors en questionnement professionnel, son désir de poursuivre ses ambitions scénaristiques et littéraires. Passant ainsi de la production à la scénarisation, elle considère avoir appris beaucoup, en plus de s’être ancrée dans cette nouvelle fonction. Cette expérience marque du même coup une longue et fructueuse collaboration avec la boîte de production micro_scope, avec qui elle a travaillé notamment pour les films Inch’AllahGabrielle et Tu dors NicoleIncendies marque également le début d’une collaboration professionnelle avec Denis Villeneuve, puisqu’elle a été appelée, de manière officielle ou non, à aider le réalisateur auprès d’autres films comme EnemySicario et Arrival.

Un réalisateur à l’image d’un chef d’orchestre

Valérie Beaugrand-Champagne n’est pas la seule personne avec qui Denis Villeneuve a pu cimenter une relation fructueuse. La magie de Villeneuve semble résider dans sa capacité à entretenir une relation créative sincère, dynamique et bilatérale avec ses nombreux collaborateurs qui, pour certains d’entre eux, le suivent depuis ses débuts.

Parmi eux se trouve le directeur de la photographie André Turpin. Reconnu pour son travail avec Xavier Dolan (sur les films Mommy et Juste la fin du monde, ainsi que le clip Hello d’Adele), André Turpin a collaboré avec Villeneuve pour de très nombreux films (dont Cosmos et Maelström) et voue une confiance artistique remarquable au réalisateur. 

« Denis a toujours été super précis dans la communication de sa vision », explique Turpin au bout du fil, établissant toutefois qu’il est primordial pour le réalisateur (le « chef d’orchestre ») d’établir un dialogue constructif avec son équipe (ses « interprètes »). Par exemple, Turpin note que le film Incendies devait d’abord être filmé à l’épaule, mais que les premiers jours d’essai ont provoqué un dialogue entre Villeneuve et son directeur de la photographie, le tournage à l’épaule n’adhérant pas à l’image désirée. 

Le directeur de la photographie garde un très bon souvenir d’Incendies, un projet qui constitue selon lui l’un des trois points importants de sa carrière, avec les films Cosmos et Mommy. Il se rappelle un tournage en Jordanie posant de nombreux défis, sans qu’il y ait toutefois de drame majeur. Parmi les nombreux défis de Turpin, la scène d’incendie de l’autobus l’a particulièrement marqué. Le tournage de cette scène a été étalonné sur trois jours, même si la scène ne représente qu’un événement de cinq minutes. Quelques scènes prétendument au Moyen-Orient, mais qui furent, en fait, tournées à Montréal, constituèrent également un casse-tête pour l’équipe visuelle.

Du personnel à l’interpersonnel

Turpin reconnaît de manière générale le travail du réalisateur : « Il a pris une histoire biblique mythologique et ne l’a pas traitée comme tel. […] Il a élevé ça pour que ça devienne un drame digestible » constate Turpin, ce qui prouve selon lui la « modestie » du réalisateur.

« Il a compris qu’avec des sujets aussi peu sobres [que] des extraterrestres, une prise d’otage, une tuerie à Polytechnique […], la sobriété était la meilleure façon de les traiter »

- André Turpin au journal Le Délit

Ces qualités personnelles ont été projetées, d’une certaine manière, dans l’œuvre. « S’il y a une qualité que Denis a su insuffler au film, c’est la sobriété. […] La cruauté humaine [y] était [ainsi] mieux exploitée ou communiquée », explique le directeur de la photographie. Il y va de ce constat pour justifier le « choix naturaliste » du réalisateur dans ses œuvres : « Il a compris qu’avec des sujets aussi peu sobres [que] des extraterrestres, une prise d’otage, une tuerie à Polytechnique […], la sobriété était la meilleure façon de les traiter. »

Au niveau visuel, Turpin souligne le travail exceptionnel de l’étalonneuse Charlotte Mazzinghi, qui a fait beaucoup de recherches pour reproduire les textures de cendres et autres dommages réels produits par la guerre pour les transposer au décor. « Elle était extrêmement impliquée », se rappelle Turpin, qui souligne aussi l’apport remarquable d’André-Line Beauparlant, créatrice artistique qui a participé aux repérages, afin de servir la vision artistique de Villeneuve.

Souvenir joyeux d’une histoire macabre

Or, si Turpin a le souvenir d’un « tournage extrêmement joyeux », il reconnaît que c’est parce qu’il n’a pas vécu la guerre. Du même coup, il précise que, pour beaucoup d’individus jordaniens ou réfugiés participant au film, le tournage a été plus confrontant que pour ces « blancs-becs » canadiens. 

D’ailleurs, il a souvent été soutenu par des participants locaux au projet que l’atmosphère du film restait relativement fidèle aux réalités des dernières décennies dans ces régions. À ce sujet, Villeneuve, qui n’a jamais caché être hanté par le sentiment d’imposteur, confie à Ciné-Bulles :

« Je me souviens particulièrement du matin où nous sommes arrivés sur le plateau alors qu’une rue avait été transformée en zone de guerre pour une séquence avec un tireur embusqué. Certains techniciens libanais avaient les larmes aux yeux et disaient que c’était très semblable à ce qu’ils avaient vécu à Beyrouth en 1985. Dès lors, j’étais convaincu que nous n’étions pas à côté de nos pompes, mais bien collés au réel. »

- André Turpin au journal Le Délit

Dans cette même entrevue, Villeneuve précise que «[son] objectif premier était de travailler avec de jeunes acteurs d’origine arabe, en particulier pour les rôles des deux enfants de Nawal ». « Le casting a duré plusieurs mois, et j’ai insisté pour trouver ces comédiens au Québec, car leurs personnages sont enracinés en terre québécoise puisqu’ils ont grandi ici. Je tiens à souligner que chez nous, il existe des acteurs d’origine arabe talentueux. » 

Les nombreux défis s’imposant à la création du projet ont fait en sorte que le choix a finalement été porté sur Mélissa Désormeaux-Poulin « qui, malgré son nom très québécois, a des traits et une silhouette qui ressemblent beaucoup à ceux de Lubna Azabal, l’actrice qui incarne sa mère », ainsi que Maxim Gaudette, avec qui Villeneuve avait étroitement collaboré pour Polytechnique

De la Jordanie à Hollywood

Le film Incendies a récolté de nombreux honneurs. En plus d’être classé dans le top 10 du New York Times des meilleurs films de l’année 2011, il n’amasse pas moins de neuf Jutra, dont ceux pour le meilleur film, la meilleure réalisation, le meilleur scénario et la meilleure actrice (pour Azabal).

Or, la récompense la plus flamboyante qu’a reçu le film est probablement d’avoir été nommé dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère aux Oscars, aux côtés notamment de films réalisés par Yórgos Lánthimos et Alejandro Gonzáles Iñárritu. 

L’équipe du film s’est donc rendue à Hollywood afin de célébrer et de pouvoir participer à diverses soirées. André Turpin se souvient très bien de cette semaine exceptionnelle. Alors qu’une soirée est organisée afin de nommer officiellement les films en lice pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, l’équipe d’Incendies constate avec surprise que le film sera présenté par nul autre que Roger Deakins, directeur de la photographie largement honoré et ayant travaillé dans les films FargoThe Man Who Wasn’t There et No Country for Old Men.

« En fait, on m’a demandé de présenter un des films nommés pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère à un évènement de l’Académie [des Oscars]», me précise Deakins par courriel. « Il n’a pas été de mon ressort que le film soit Incendies. Ceci a été ma première “introduction” à Denis et ce fut un coup de chance pour moi. » Deakins éprouve désormais une certaine affection pour le film.

« Ma réaction fut que je venais juste de visionner un film exceptionnel, un film sans indulgence qui posait des questions honnêtes. C’est un film qui reste avec toi. »

- Roger Deakins au journal Le Délit, en parlant de son premier visionnement

Plus précisément, il considère le travail de Turpin sur Incendies comme étant « très subtil ». « J’avais vu le travail d’André [Turpin] dans Maelström, qui était aussi très impressionnant. Son style direct et honnête vous immerge dans la vie des personnages du film. » 

Des discussions entre Deakins, Turpin et Villeneuve ont suivi la présentation du film, et ont mené à une collaboration entre Villeneuve et Deakins pour PrisonersSicario et Blade Runner 2049. Pour ce dernier film, Deakins recevra l’Oscar de la meilleure photographie, son premier, malgré ses 13 nominations antérieures. 

« Sur la map »

Incendies a été le premier film d’une série de trois nominations consécutives aux Oscars pour le Québec. Aussi produits par Kim McCraw et Luc Déry de la boîte micro_scope, les films Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau et Rebelle de Kim Nguyen ont emboîté le pas au film de Denis Villeneuve et se sont retrouvés aux Oscars dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère.

Ces films, ayant eu un succès critique international et ayant permis à leur réalisateur d’entamer une carrière internationale, reflètent parfaitement une nouvelle étape du cinéma québécois, soit une ouverture à l’Autre et à l’étranger dans le contenu des films. 

«[Incendies] a ouvert la porte à la représentation de l’Autre dans notre cinéma », affirme Helen Faradji, critique de cinéma pour Radio-Canada, contactée par téléphone. Elle souligne que le film a aidé le cinéma québécois, qui a, depuis longtemps, un problème avec « la représentation de la diversité », à « regarder autre chose que son nombril ». À juste titre, elle mentionne qu’il est normal qu’un cinéma national s’intéresse à ses habitants et lieux, « sauf que ses habitants, c’est plus que la représentation masculine et blanche de sa réalité ». Cette ouverture touche non seulement les créateurs, mais également le public québécois.

Parce qu’il est indubitable que cette ouverture et cette audace auront un écho large sur une nouvelle génération de québécois et d’artistes : « On dirait qu’à chaque fois que je regarde ce film je l’aime encore plus », me lance ainsi Charlotte Côté. Cette étudiante en production de films à l’Université Concordia parle d’une « présence cinématographique derrière l’écran » que l’on peut ressentir chez Villeneuve. « C’est une promesse qu’offrent les films de Villeneuve, et que bien évidemment nous a offert Incendies », explique Côté, qui précise à juste titre qu’un apport majeur du réalisateur aura aussi été d’immerger le spectateur dans « une histoire qui manipule [son] cerveau et qui le met constamment au défi ».

« L’étape d’innovation n’est pas révolue. […] Je vois un cinéma qui se diversifie, qui n’a pas peur d’explorer », statue Helen Faradji. Cette dernière lie ce phénomène au succès de films comme IncendiesMonsieur Lazhar, mais aussi de nombreux courts-métrages qui ont su rayonner dans la dernière décennie. Ces œuvres « ont prouvé que le cinéma québécois n’avait pas qu’une teinte, n’avait pas qu’une couleur ». Par rapport à Villeneuve, Helen Faradji reconnaît sa contribution à avoir démontré  que c’était une bonne idée d’avoir de l’ambition et de penser ses films pour le grand écran. Elle circonscrit ce constat dans le cadre québécois, évoquant le manque de ressources comme catalyseur d’invention et d’audace, ce qui donne selon elle « des résultats souvent intéressants ». « Ce n’était pas garanti que ce soit un succès comme ça en a été un », confie-t-elle alors en évoquant la foi des producteurs envers Villeneuve.

Un peu de Québec à Hollywood ?

Malgré son départ à Hollywood et les nombreuses ressources dont il dispose désormais, pouvons-nous dire que Denis Villeneuve maintient une touche québécoise à ses films ? Après tout, il est très facilement défendable que la simplicité stylistique partagée par Villeneuve même hors Québec provienne d’une sobriété et d’un style liés au Québec. Cette simplicité québécoise est sans doute liée à ses moyens et à sa culture, qui est généralement humble, voire timide, si l’on compare au style américain. Cela est sans parler de certains décors (comme les scènes enneigées de Blade Runner 2049 ou le terrain extraterrestre d’Arrival) qui rappellent le Québec ; parfois, d’ailleurs, parce que la belle province a servi de lieu de tournage. Il serait aussi indigne de négliger l’apport sonore, signé en majorité par le Québécois Sylvain Bellemare, et récompensé aux Oscars pour Arrival. Cette vision de la signature québécoise est considérée avec prudence par Roger Deakins : « Denis inscrit une “touche” très personnelle à chacun de ses films, mais je ne sais pas si on pourrait appeler ça une “touche québécoise”.»

D’une certaine manière, la représentation de la femme à l’écran par Villeneuve pourrait peut-être aussi être vue comme une touche particulièrement québécoise. Les femmes sont à l’avant-plan des films de Villeneuve, que ce soit avec IncendiesSicarioArrival ou Polytechnique, bien que cette apparence de féminisme ait déjà été contestée.

Helen Faradji voit dans la filmographie de Villeneuve une ouverture à la représentation de femmes fortes et croit que la concrétisation d’un « féminisme tranquille » chez Villeneuve s’opère dans Arrival, bien que ses films précédents, dont MaelströmUn 32 août sur terre et Incendies, faisaient déjà partie de cette lignée. Dans le cas d’Incendies, il convient toutefois de rappeler que c’est Wajdi Mouawad qui est à l’origine de cette dynamique.

« Denis a déjà une très grande influence sur la création de films à travers le monde. Il est un cinéaste unique et je suis sûr que l’avenir lui réserve encore plusieurs choses, et non pas uniquement son interprétation à venir de Dune »

- Roger Deakins au journal Le Délit

Que cette filmographie où les femmes sont partie prenante soit réfléchie, naturelle ou réactive, qu’elle soit effectuée par pure fascination pour la féminité ou par réel engagement féministe, il reste qu’elle s’inscrit dans un large héritage que Villeneuve est en train de léguer à l’international. « Denis a déjà une très grande influence sur la création de films à travers le monde. Il est un cinéaste unique et je suis sûr que l’avenir lui réserve encore plusieurs choses, et non pas uniquement son interprétation à venir de Dune », souligne Roger Deakins.

Parce qu’en effet, tous les yeux sont maintenant rivés sur la prochaine mégaproduction de Villeneuve, Dune, adaptée du chef‑d’œuvre de science-fiction de Frank Hebert, pour lequel Denis Villeneuve s’est entouré d’interprètes de premier ordre qui semblent bien l’apprécier, comme le note pertinemment Faradji. Le traumatisme provoqué par la première adaptation du livre, considérée comme un navet, ainsi que l’impact de la pandémie mondiale a de quoi semer le scepticisme de certains quant à cette nouvelle mouture par le réalisateur québécois. Or, l’équipe cinq étoiles ainsi que la première bande-annonce partagée récemment semblent promettre une expérience hors pair, probablement à la croisée des chemins entre une production de Christopher Nolan et de George Miller. On continue toutefois à reconnaître l’approche naturaliste de Villeneuve, qui, pour Dune, est retourné filmer en Jordanie presque dix ans après y avoir filmé Incendies.

La sobriété a beau avoir meilleur goût, Incendies de Denis Villeneuve semble vieillir comme un bon vin. En vue de ce constat, Helen Faradji conclut : « J’aimerais, je souhaite, j’espère qu’un jour, il revienne au Québec pour mettre tout ça au service d’une histoire qui soit la nôtre. » 


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