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McGill dans le commerce militaire mondial

Le Délit s’entretient avec Students for Peace and Disarmament.

Parker Le Bras-Brown | Le Délit

L’Université McGill se vante souvent de son leadership en matière de recherche et d’innovation. Elle a en effet de quoi être fière : au cours des deux derniers siècles, des chercheur·euse·s mcgillois·es ont été à l’origine de découvertes aussi impressionnantes que l’existence de l’ADN (Colin Munro MacLeod) et la divisibilité des atomes (Ernest Rutherford). Mais dans certains cas, les effets positifs des recherches de l’Université sont plus contestables, surtout lorsque ces recherches sont directement applicables à des domaines comme la guerre et la surveillance.

En 2018, Students for Peace and Disarmament (SPD, Étudiant·e·s pour la paix et le désarmement, ndlr) est né dans l’esprit de révéler ce côté moins connu de la recherche à McGill. Selon Lia Holla, cofondatrice du groupe, McGill n’est pas assez transparente quant à son implication dans la traite mondiale des armes. Plusieurs des laboratoires de l’Université réalisent des recherches avec des applications directes à la guerre. Le laboratoire Computational Fluid Dynamics (CFD), par exemple, est principalement orienté vers le développement de technologie anti-givrage pour les véhicules aériens sans pilote, y compris les drones d’attaque utilisés par l’armée américaine. Le laboratoire est d’ailleurs en partie financé par Lockheed Martin, une entreprise spécialisée dans la guerre et la sécurité.

Le Délit s’est entretenu avec Lia Holla pour discuter de l’histoire de SPD, leur mission dans la communauté mcgilloise et leur recherche.

Le Délit (LD) : D’où l’idée de créer Students for Peace and Disarmament vous est-elle venue ?

Lia Holla (LH) : Beaucoup d’entre nous étaient des étudiant·e·s en science politique, et nous considérions que la façon dont nos cours décrivaient la guerre, comme étant inévitable, était une représentation inadéquate du monde. Ce n’est pas parce que la guerre est qu’elle devrait être.

Nous avons donc commencé à chercher des ressources en matière de paix et de désarmement, mais avons été déçu·e·s par l’offre à McGill. La source la plus récente que nous pouvions trouver était Demilitarize McGill [DM, Démilitarisons McGill, ndlr], mais le groupe a cessé d’exister en 2016. Nous avons donc décidé de créer un groupe nous-mêmes. Notre but initial était double : nous voulions examiner les recherches militaires de McGill et créer un groupe qui plaiderait pour la paix sur le campus.

LD : Comment ont été les débuts de SPD ?

LH : Les premières choses que nous avons faites ont été de créer un groupe Facebook, d’aller nous présenter devant des classes et d’essayer d’attirer autant d’intérêt que possible pour notre cause. Aussitôt que nous avons eu des intéressé·e·s, nous avons commencé quelques projets.

D’abord, nous avons commencé à travailler pour ICAN [Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires, ndlr]. Ils ont écrit le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, un traité dont aucun cours de science politique à McGill ne parle. Nous avons envoyé le Traité à plusieurs personnalités publiques au Canada et avons même réussi à obtenir la signature de Valérie Plante, la mairesse de Montréal.

Ensuite, nous avons créé l’atelier Disarmament 101 (Désarmement 101, ndlr) pour que les gens puissent apprendre sur les armes nucléaires et leur impact humanitaire et écologique, une perspective différente de celle enseignée en cours d’habitude. Nous parlions aussi du militarisme en général, son impact sur les populations autochtones et son impact souvent méconnu sur l’environnement. Par exemple, pour des raisons de soi-disant sécurité nationale, l’armée n’est pas obligée de publier ses taux d’émissions de gaz à effet de serre. Il est toutefois possible de les estimer en calculant les émissions à partir de leur consommation de pétrole. Nous examinons aussi les possibles usages alternatifs de l’argent dépensé dans l’armée. Les personnes qui participent à ces ateliers finissent souvent par rejoindre notre groupe.

LD : Quel est le rôle actuel de SPD ?

LH : Notre mission à long terme est de mettre fin à la recherche et aux dépenses militaires à McGill, mais, à court terme, nous nous chargeons principalement de créer une communauté pour la discussion éducative concernant la paix et le désarmement. Pour cela, nous effectuons de nombreuses recherches sur l’implication de McGill dans la recherche militaire.

LD : SPD est-il un groupe pacifiste ?

LH : Nous ne nous identifions pas explicitement avec ce terme en tant qu’organisation, juste parce que le mot a de nombreuses connotations différentes, mais nous priorisons en tout cas une approche non violente à la résolution de conflits.

En ce sens, nous sommes différents de DM. DM utilisait des méthodes controversées et s’attirait beaucoup de critiques. Une fois, les membres ont bloqué un bâtiment de l’Université qui menait des recherches liées au commerce militaire mondial. Après plusieurs heures de blocage, il a fallu que la police intervienne.

Notre approche est différente. Nous voulons mettre l’éducation au premier plan, nous éduquer nous-mêmes d’abord et ensuite sensibiliser le grand public, tout cela avant de pouvoir passer à l’action

Les actions de DM étaient souvent controversées. Nous ne voulons pas que la paix soit controversée.

LD : Comment vous éduquez-vous sur le rôle de McGill dans le commerce militaire mondial ?

LH : Quand nous avons commencé, je dois dire nous n’avions aucune connaissance sur le sujet. Les travaux de DM n’étaient d’ailleurs plus disponibles parce que quelqu’un avait acheté l’adresse de leur page web ! Notre premier but était donc de consolider toutes les connaissances de nos prédécesseurs. Nous avons réussi à contacter Noah Fisher, coordinateur de campagnes politiques à l’AÉUM [Association étudiante de l’Université McGill, ndlr], qui nous a aidés à effectuer des recherches sur DM et à parcourir des centaines de pages de contrats entre McGill et des entreprises liées au commerce militaire que DM avait amassées.

Nous avons ensuite fait des recherches plus approfondies sur ces entreprises. Souvent, cela était compliqué, car les entreprises tentent toujours de mettre de l’avant leurs côtés les plus positifs et de cacher leurs projets plus controversés. Un bon exemple est l’entreprise Bombardier. Ils fabriquent principalement des avions et des trains et font des dons réguliers à des hôpitaux, des bourses d’études et des associations humanitaires. Mais en parallèle, Bombardier finance aussi la technologie anti-givrage pour drones de combat étudiée à McGill.

LD : Quelles sont d’autres difficultés qui se présentent lorsque vous faites des recherches ?

LH : Une autre difficulté est souvent le langage utilisé dans ces recherches. Celui-ci est souvent expressément flou et n’en dit pas beaucoup sur le but réel de la technologie étudiée. Notre travail est en partie de « traduire » ce langage.

Le laboratoire CFD, par exemple, développe un logiciel de simulation appelé FENSAP-ICE [Finite Element Navier-Stokes Analysis Package, L’ensemble d’analyse de Navier-Stokes des éléments finis en français, ndlr] dont le but officiel est de dégivrer des véhicules aériens. En réalité, ce logiciel a pour but d’optimiser spécifiquement la conception des drones d’attaque et de développer les meilleurs systèmes de dégivrage possibles pour qu’ils puissent voler en terrain plus extrême.

McGill n’est d’ailleurs pas transparente sur les compagnies qui financent ses recherches. Elle mentionne souvent des « collaborateurs industriels », mais n’en dit pas plus. Nous avons formulé une demande d’accès à l’information [ATI, Access To Information en anglais, ndlr] sur les laboratoires CFD et Shockwave Physics à la fin mai, mais n’avons toujours pas reçu de réponse. [La demande a été formulée en mars, ndlr]

LD : Ces laboratoires réalisent aussi des recherches avec des applications positives. Où doit-on tracer la ligne entre ce que McGill peut étudier et ce qu’elle ne peut pas étudier ?

LH : C’est vrai que ces recherches ont souvent aussi des applications positives. Les biocarburants, par exemple, sont respectueux de l’environnement et ne sont pas trop chers, mais peuvent avoir des effets dévastateurs lorsqu’ils sont en possession de compagnies militaires. Souvent, le problème n’est donc pas la recherche elle-même, mais le fait que cette recherche soit vendue à des compagnies qui font la guerre. Voilà la différence cruciale.

LD : Souvent, ces laboratoires ont besoin de ces revenus pour survivre. Pensez-vous que couper tous ces liens pourrait compromettre la stabilité économique de ces laboratoires ?

LH : Je pense que ces laboratoires pourraient s’engager à diminuer lentement leur dépendance à ces compagnies au cours des cinq à dix prochaines années et chercher des sources alternatives de financement. Je ne peux pas dire cela avec certitude parce que nous n’avons toujours pas reçu les contrats de notre ATI. Lorsque nous les recevrons, nous demanderons alors que McGill ne renouvelle pas ses contrats avec ces compagnies. Mais pour l’instant, notre but principal est celui d’éduquer le grand public.


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