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La constitution de l’AÉUM déclarée invalide

Le Conseil judiciaire se porte à la défense des droits des francophones et
renverse la constitution adoptée uniquement en anglais.

Capucine Lorber | Le Délit

Le Conseil judiciaire de l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM) a invalidé mardi la nouvelle constitution adoptée à l’hiver 2020, mettant ainsi un terme au dossier Miller c. AÉUM. Dans une décision unanime, le Conseil a statué que les enjeux organisationnels causés par le retrait de la constitution ne justifiaient pas son maintien malgré les violations des règlements linguistiques. Cette décision signifie que l’AÉUM devra potentiellement abandonner sa constitution actuelle pour revenir à une version plus ancienne qui avait été adoptée en 2017. Son seul recours serait de demander au Conseil judiciaire de reconsidérer sa décision ; le conseil disposerait alors d’une période de 21 jours pour rendre son jugement.

Une contradiction fondamentale

Au début de l’année 2020, l’Association avait écrit et fait adopter par référendum une nouvelle mouture de sa constitution qui comportait, entre autres, plusieurs changements visant à rendre le fonctionnement de l’association plus représentatif de la diversité du corps étudiant. L’un des articles qui avait été amendé prévoyait que la version française de la constitution de l’AÉUM aurait primauté sur la version anglaise en cas de conflit d’interprétation. Il existait déjà deux versions de la constitution, car l’AÉUM est légalement un organisme bilingue, mais seule la version anglaise de la constitution avait réellement force de loi et était disponible sur le site web.

En dépit de cette volonté, seule la version anglaise des amendements a été proposée aux électeur·rice·s lors du référendum pour son adoption, en mars dernier. La constitution, qui a été débattue et écrite uniquement en anglais, devait être traduite en français avant les élections. Le processus de traduction a toutefois pris du retard et la version française n’a été disponible qu’en juillet, soit plus de trois mois après le référendum.

Par ailleurs, ladite version française n’a toujours pas été rendue publique sur le site en français de l’AÉUM, même si elle a légalement une valeur officielle. Le Délit a pu obtenir une copie de la version française de la constitution de 2017, qui contenait plusieurs fautes d’orthographes et des phrases incorrectes sur le plan syntaxique. Rappelons que l’AÉUM a souvent été critiquée pour ses mauvaises traductions, alors que l’organisme se présente officiellement comme bilingue.

Le plaignant, Daniel Benjamin Miller, soulignait le fait que la version française de la constitution, qui est en théorie la plus importante, n’avait pas été examinée par les étudiant·e·s lors du référendum tenu en mars dernier. Le président de l’AÉUM Jemark Earle, qui représentait l’association, ne contestait pas ce constat, mais plaidait pour une solution moins radicale, arguant que l’invalidation de la constitution créerait une grave confusion administrative. Finalement, le Conseil a décidé de se ranger du côté du plaignant et a ordonné à l’AÉUM de revenir à la version précédente de sa constitution.

Le Conseil d’administration de l’AÉUM, qui fait office d’autorité dans l’association, doit maintenant réagir au jugement du conseil judiciaire. Dans un premier temps, il pourrait demander au Conseil judiciaire de reconsidérer, pendant 21 jours, son opinion. Au cas où le Conseil judiciaire choisirait de maintenir son jugement, le Conseil d’administration aurait le pouvoir de le renverser et de ne pas en tenir compte, mais seulement avec l’accord de plus de 80% de ses membres.

Pas de licenciement à l’AÉUM

Si le jugement du Conseil judiciaire est maintenu, l’AÉUM aura donc à faire marche arrière concernant tous les changements qui ont été apportés par la nouvelle constitution. Cela inclut, entre autres, la modification de la composition du conseil législatif et du conseil d’administration. Lors de l’audience devant le Conseil judiciaire, Earle avait plaidé que l’invalidation de la constitution le forcerait à renvoyer les personnes qui avaient été nommées ou élues à ces postes. Dans son jugement, le Conseil a décliné cet argument, le recrutement de nouvelles personnes pour pourvoir les nouveaux postes en question n’ayant pas commencé. Dans un courriel envoyé au Délit après le jugement, Earle a confirmé qu’aucun licenciement ne devrait finalement avoir lieu.

Toutefois, comme certains postes existaient seulement dans l’ancienne mouture de la constitution, certaines personnes devront être rappelées et formées en urgence afin que le Conseil législatif puisse fonctionner durant la session d’automne. Pour revenir à la normale le plus rapidement possible, le président envisage d’organiser un référendum pour adopter la nouvelle constitution dès le début de la session d’automne.

La gestion du français critiquée

Le jugement du Conseil judiciaire ne se contente pas de trancher la question. Il critique également l’application des droits linguistiques à l’AÉUM. Citant la constitution de 2017, il mentionne que « l’un des principaux mandats de l’AÉUM est de “faciliter la communication et les interactions entre tous les étudiants de toutes les communautés mcgilloises ” ». Le document soutient que, considérant que presque 20% des étudiant ·e· s ont pour langue maternelle le français (et que d’autres le parlent couramment), cela devrait être suffisant pour vouloir préserver les droits de cette minorité linguistique.

Cela est d’autant plus vrai que les obligations en matière de protection des droits des francophones proviennent de l’AÉUM elle-même, ce qui indique une reconnaissance du statut fragile de ce groupe d’intérêt. Remarquant cette contradiction, les juges vont même jusqu’à dire que « si l’AÉUM considère les obligations qu’elle s’est elle-même imposées envers ses membres francophones comme étant exagérément encombrantes, la marche à suivre serait de proposer un amendement qui la libérerait de ces obligations (plutôt que de les renforcer, comme c’est la tendance actuelle). »

Par ailleurs, les conséquences du retour en arrière ont plutôt joué en défaveur de l’AÉUM dans le jugement. Par souci d’offrir aux francophones une « possibilité égale d’exprimer leurs préférences par le biais de leur vote », le prochain référendum ne peut pas faire peser la menace d’une restructuration sur ceux et celles qui s’opposent aux amendements. Selon le Conseil judiciaire, ce serait là une pression injustifiée envers les francophones, qui « ne peuvent pas être forcés de prendre en compte des enjeux pratiques et logistiques (…) que les anglophones (…) n’ont pas eu à prendre en compte au moment d’enregistrer leur vote. »

Quoique cet enjeu concerne surtout les étudiant·e·s de McGill, il ne faudrait pas, selon le jugement, oublier le contexte plus large dans lequel s’inscrit l’université. Dans sa constitution, l’AÉUM affirme son désir d’être « consciente de l’impact direct et indirect que les affaires et les organisations de l’association ont sur leurs environnements social, politique, économique et environnemental ». Les questions linguistiques étant toujours controversées à Montréal, au Québec et au Canada, le non-respect des règles pour la protection des minorités francophones à McGill relève de l’intérêt public.

Beaucoup de travail à faire

Contacté par Le Délit, Earle a accepté de commenter la situation. Ce dernier considère que la démarche entamée par Miller a servi les étudiant·e·s francophones de McGill. Demeurant surpris et désolé du déroulement du référendum d’hiver 2020, il a assuré qu’une gestion similaire ne serait jamais tolérée sous la gouverne de la nouvelle équipe. À ses yeux, l’inaction des instances décisionnelles de l’AÉUM de l’an dernier est « troublante », et certaines décisions auraient été prises précipitamment car les personnes concernées « voulaient barrer des éléments de leur liste de choses à faire. »

Quoi qu’il en soit, Earle a réaffirmé que les règlements protégeant le français à l’AÉUM étaient « nécessaires », et que son administration n’avait nullement l’intention de revenir en arrière sur cet enjeu. Il a aussi annoncé son intention personnelle de renforcer les droits des communautés francophones, notamment en lien avec l’absence de version française pour certains règlements.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire canadienne que des règles ont été annulées pour des raisons linguistiques. En 1985, la Cour suprême du Canada a déclaré invalides environ 4500 lois manitobaines, car adoptées uniquement en anglais . Pour se préserver du vide juridique, la Cour a autorisé un délai minimal pour procéder à la traduction et l’adoption des lois pendant lequel celles-ci resteraient valides. À la fin de ce délai, toute loi qui n’aurait pas été traduite et adoptée aurait été considérée comme invalide. Dans le cas de l’AÉUM, les juges du Conseil judiciaire n’ont pas considéré que le vide juridique était problématique puisque l’association avait déjà une constitution légitime sous laquelle elle opérait depuis 2017 et dont la structure demeure majoritairement inchangée.

Dernière heure : À la suite d’une réunion qui s’est tenue le 20 août, le Conseil d’administration de l’AÉUM a décidé de demander au Conseil judiciaire de reconsidérer son jugement, conformément aux Régulations Internes de l’AÉUM. Le Conseil judiciaire a donc 21 jours pour décider s’il maintient ou s’il change sa décision. Le Délit publiera un autre article cette fin de semaine pour faire le point sur la situation.


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