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Playgirl : Et si le jeu devenait égalitaire ?

MacKinnon et la pornographie comme institutionnalisation de la domination masculine. 

Parker Le Bras-Brown | Le Délit

Malgré les progrès marquants des femmes quant à la reconnaissance de leurs droits, la plus vieille industrie du monde ancre ses fondements dans un rapport d’inégalité. En effet, le commerce contemporain du sexe, plus spécifiquement à travers la pornographie, demeure un obstacle à certains changements profonds. Il ne s’agit pas ici de convaincre que la pornographie devrait disparaître, mais plutôt de susciter une réflexion autour de la manière dont les femmes et les hommes y sont représentés, ainsi que des conséquences sociales s’ensuivant. Il est pourtant crucial de nuancer ces propos ; les représentations pornographiques ne constituent pas, dans leur ensemble, une stricte homogénéité. Un courant dominant semble pourtant persister, soit celui créé par les hommes et consommé par ceux-ci, malgré certaines représentations ne formant pas la norme. Dans un recueil de conférences intitulé Le féminisme irréductible : discours sur la vie et le droit, Catherine A. MacKinnon, avocate et philosophe américaine défenderesse des droits des femmes, s’est penchée sur trois thèmes qu’elle considère inséparables de par leur nature ; la sexualité, le genre et la pornographie.

Si cette forme de « divertissement » peut sembler innocente, elle perpétue de facto l’infériorité des femmes en érotisant la hiérarchie ainsi qu’en sexualisant l’inégalité. D’ailleurs, MacKinnon avance que la pornographie a pour effet d’intérioriser la domination masculine, afin que cette dernière devienne un attribut naturel et inhérent du genre masculin (le genre masculin et féminin sont les genres les plus polarisés du concept de différence de genre, tous les genres qui se trouvent entre ces extrêmes n’y sont pas exclus). Ce rapport de pouvoir se revêt d’une légitimé telle qu’il devient réalité, voire vérité, sexuelle et sociale. Par conséquent, les hommes traiteraient socialement les femmes selon cette vision créée par l’effet performatif de la pornographie, celle d’une « apparence rapportée à l’usage d’objet sexuel qui peut être fait d’elles ». Cet objet sexuel accessible qu’est la femme dans la pornographie maintient une définition antinomique de la sexualité : « La sexualité masculine consiste à posséder et consommer, la sexualité féminine à être possédée et consommée. » Bien que cette sexualité soit attribuée aux femmes par les pornographes, elle est intériorisée à ce point que certaines femmes la désirent et la revendiquent. Catherine A. MacKinnon analyse cette déshumanisation des femmes en parallèle avec d’autres philosophies plus anciennes, notamment celle de Kant. Pour appuyer son raisonnement, elle évoque la définition conceptuelle du philosophe allemand de la personne, qui se caractérise par un « acteur libre et rationnel dont l’existence est une fin en soi, par opposition à un moyen ». Cependant, dans la majorité des représentations pornographiques, la femme est un moyen qui existe pour atteindre la fin qu’est le plaisir masculin.

Non seulement la pornographie témoigne-t-elle de l’inégalité des sexes et la renforce, mais celle-ci contribue également à cette idée que la femme aimerait être inférieure et violentée. Cette croyance se trouve confirmée par la fiction pornographique Deep Throat (Gorge Profonde), parue en 1972, qui connut un « succès ahurissant et durable » et dans lequel une femme se fait poser un clitoris dans la gorge, ce qui la fait adorer les fellations. Ce synopsis transforme un plaisir purement masculin en un désir féminin inventé. Le pornographe a maintenu l’actrice en captivité durant deux ans et demi avec une arme à la main, outil qui fut de grande utilité durant le tournage pour faire ressortir les talents de son jouet sexuel Linda Lovelace. Entre autres, il la tortura, la prostitua, l’épia constamment, la força à avoir des relations sexuelles avec un chien, l’hypnotisa sous menace de mort pour faire cesser « ses réflexes normaux de haut-le-cœur ». Linda Lovelace décrivit toutes les agressions subies durant cette période dans son livre Ordeal (Le Supplice), mais peu de ceux et celles qui l’ont lue et entendue ont voulu croire cette cruelle vérité, faisant preuve d’une indifférence choquante. D’ailleurs, à la suite de la sortie de ce film, de nombreuses femmes témoignèrent du fait qu’elles avaient été contraintes par la violence à se livrer aux représentations sexuelles de ce film. Les services d’urgence médicale avaient aussi constaté une hausse importante de viols oraux à cette époque. Cette réalité est appuyée par un sondage mené par Diana R.H. Russel dans Rape in Marriage dans lequel 10% de l’échantillonnage de femmes ont affirmé avoir été forcées à pratiquer des actes sexuels non-désirés, vus dans la pornographie. De plus, en raison de la perte de tabou entourant le sexe et de l’accessibilité du corps de la femme par les publicités ou les réseaux sociaux, la pornographie se doit d’innover afin de continuer à exciter son spectateur avec un sentiment d’osé voire d’interdit. Pour ce faire, elle représente des scènes de plus en plus violentes sous un cliché sensuel, ce qui amène le spectateur à se désensibiliser à la violence en amoindrissant sa capacité à distinguer le sexe de celle-ci. Mentionnons que ce n’est pas le côté brutal ou théâtral de la sexualité, lorsqu’il y a consentement, qui est critiqué ici, mais bien les rôles incontestés et réitérés au sein des représentations pornographiques ou cinématographiques ; on n’a qu’à penser à Cinquante nuances de Grey, superproduction américaine mettant en scène une jeune fille naïve et frêle, dominée sexuellement par son partenaire, riche et puissant homme d’affaires au statut social bien établi.

L’hypocrisie du premier amendement 

Le premier amendement de la Constitution des États-Unis protège et défend la pornographie. En effet, cet amendement soutient le principe fondamental du droit à la liberté d’expression qui se veut garant d’un intérêt égal au libre marché des idées en ce sens que les idées ne devraient pas être censurées, mais chacun·e devrait plutôt, par son propre processus réflectif, les trier dans une certaine recherche de la vérité. Pour la philosophie libérale, l’octroi de ce droit implique la potentialité d’acquérir du même coup tous les autres droits. C’est particulièrement cette conception que MacKinnon trouve hypocrite, car non seulement doute-t-elle que les femmes aient un intérêt égal aux hommes dans la pornographie, mais elle croit que la liberté d’expression des pornographes brime les droits civiques des femmes. Il est question de la liberté sexuelle des femmes, dit-on, mais ne s’agirait-il pas plutôt de la liberté sexuelle d’accès aux femmes et donc de la liberté des hommes ? L’hégémonie masculine se cacherait-elle derrière ce discours de liberté ? Il est effectivement assez paradoxal de proclamer la liberté des femmes à travers la pornographie alors que celles-ci se voient imposer un statut social inférieur. Il s’agit alors davantage d’une contrainte à l’endroit de leur condition qu’une quelconque forme de liberté. Ce choix de favoriser l’atteinte aux femmes plutôt que l’atteinte à la liberté d’expression des pornographes est lourd de signification. En bref, toute forme d’expression sert théoriquement à libérer l’esprit et à permettre son épanouissement, mais la pornographie réduit l’esprit et le corps des femmes en normalisant cette soumission. Qui plus est, la pornographie n’apparaît plus socialement choquante, car elle « se rapproche des représentations et descriptions conventionnellement plus acceptables, de la même manière que le viol se rapproche des relations sexuelles […] : tous deux expriment le même rapport de pouvoir ».

Néanmoins, reconnaître cette atteinte aux droits civiques des femmes semble inconcevable pour les juristes étant donné leur conception classique du préjudice. Effectivement, cette conception requiert la condition sine qua non du préjudice comme lien de causalité, c’est-à-dire une causalité linéaire et directe ainsi qu’une atteinte sur une base individuelle. Cette définition traditionnelle se voit alors insuffisante en excluant la causalité ici collective, globale, sociale.

L’hypocrisie de la législation sur l’obscénité

La législation américaine protège volontairement la pornographie, mais condamne sévèrement l’obscénité. Superficiellement, la Loi Comstock (Loi sur l’obscénité) semble soulever une question de moralité, mais il s’agit essentiellement d’un rapport de pouvoir, affirme Catherine A. MacKinnon. Ainsi, la conception subjective du bien et du mal sert de couvert afin que l’on continue de servir les intérêts masculins de ceux qui produisent et consomment la pornographie. Pour la moralité masculine, l’érotisation de la domination est totalement inoffensive, ce qui expliquerait pourquoi la pornographie est exclue de la norme législative d’obscénité. La preuve ultime de cette difficulté à définir l’obscénité et de la subjectivité qui empreint l’application juridique de ce concept se manifeste dans les propos du Juge Stewart : « Je la reconnais quand je la vois ». Les conséquences de l’exclusion des représentations pornographiques du champ légal de l’obscénité sont ainsi non seulement juridiques, mais également philosophiques : « la Loi sur l’obscénité reproduit la vision pornographique des femmes au niveau de la doctrine constitutionnelle ». Playboy est l’un des exemples les plus révélateurs des frontières insaisissables et subjectives de la Loi Comstock. En entourant l’objectification sexuelle d’articles légitimes écrits par des féministes et en finançant de petits projets à vocation féministe qui ne peuvent obtenir une autre source de financement, Playboy répond au critère établi par la doctrine juridique et réussit à passer entre les mailles de cette supposée protection légale contre l’obscénité. Ainsi, la Loi Comstock préserve la valeur de ce qu’elle prétend discréditer, car elle ne restreint pas l’accès à ce qu’elle assure interdire.

Selon MacKinnon, plusieurs femmes se confortent avec l’idée que la pornographie ne concerne que les actrices de ces représentations. Pourtant, chacune d’entre nous en subit les effets en raison de son impact social insidieux. Prenons comme exemple quelques statistiques données par la série Explained : les couples homosexuels féminins ont un orgasme à une fréquence de 86%, alors qu’une femme dans un couple hétérosexuel verra ce pourcentage diminuer à 65%, loin derrière son partenaire, lui à une fréquence élevée de 95%. Ces variations sont expliquées par le fait que les couples homosexuels seraient plus tentés à explorer ce qui les fait jouir, plutôt que de reproduire ce que la pornographie enseigne comme étant le plaisir. Rappelons aussi que les représentations pornographiques servent d’éducation sexuelle pour plusieurs jeunes adolescent·e·s ; ce premier contact avec la sexualité peut avoir des répercussions indélébiles sur leur vision de celle-ci. MacKinnon propose alors de déconstruire le statu quo sexuel par de l’erotica qui consiste en des représentations mettant en scène des pratiques sexuelles consentantes et sécuritaires ; certain·e·s amateur·rice·s ayant entamé ce mouvement embryonnaire.

 

 

 


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