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Exprimer la détresse climatique

Il est plus que jamais nécessaire de discuter d’écoanxiété.

Parker Le Bras-Brown | Le Délit

« L’écoanxiété : qu’est-ce que c’est ? », « L’écoanxiété, quand le sort de la planète vous angoisse », ou encore, « Écoanxiété, nouveau mal du siècle ? ». Ces titres d’articles, parus respectivement sur les sites de Canal Vie, de Radio Canada et de l’Agence Science-Presse, sont parmi les premiers à s’afficher lors d’une simple recherche Google du terme « écoanxiété ». Si les discussions autour du phénomène paraissent se multiplier dans la sphère médiatique, celles-ci semblent souvent accompagnées d’une dimension sensationnelle qui met rarement au centre les expériences quotidiennes des personnes affectées par ce mal ou ne laisse que très peu de place à ces récits. Plus que nécessaires se font alors les occasions de mettre des mots sur les manifestations personnelles de ce sentiment de détresse face à la crise écologique actuelle, et d’appréhender notamment son incidence exacerbée au sein des milieux activistes environnementaux. C’est cette opportunité qui est offerte par les cercles d’écoanxiété, organisés plusieurs fois dans l’année par la branche québécoise d’Extinction Rebellion. La page de l’événement Facebook recensant les différentes dates de ces réunions en annonce d’ailleurs très bien la couleur : « Jaser d’écoanxiété, ça réchauffe l’âme et le cœur […]. Nous aussi on est anxieux, nous aussi on est en colère, nous aussi on est tristes. C’est normal mais gardez pas ça pour vous. » C’est la curiosité piquée que je me suis ainsi rendu, dans l’après-midi du samedi 22 février, à l’un de ces cercles organisés au sous-sol du Rond-Point, café autogéré situé dans le quartier d’Hochelaga. 

Les manifestations de la détresse

Le rassemblement débute par les présentations des participant·e·s ; nous sommes peu ce jour-là et le tour de table se fait donc assez rapidement. Mes partenaires d’un après-midi seront Maude, 54 ans, retraitée ; Jacob, 20 ans, étudiant au cégep en questions internationales ; et Félix, 27 ans, modérateur du cercle et psychoéducateur travaillant notamment au sein de la commission scolaire de Montréal. Un temps est ensuite pris pour que chacun·e parle de son humeur du jour, de son état d’esprit en arrivant au cercle et de son ressenti face à l’actualité de ces derniers jours. Dès le départ, l’incidence journalière de l’écoanxiété se fait ressentir. L’abattement face aux dernières nouvelles environnementales – gravitant pour la plupart autour des faits de violence coloniale actuellement perpétrée en territoire Wet’suwet’en – et aux réactions souvent virulentes suscitées par ces événements sur les médias sociaux, semble être le dénominateur commun des ressentis évoqués. Face à la difficulté qui est celle de s’engager avec ces contenus, chacun·e s’exprime sur les mécanismes d’évitement ou de détournement qu’il·elle se voit développer à des niveaux variables afin de préserver sa santé mentale, sans jamais laisser place à la honte ou à la condamnation. Cette entrée en matière met ainsi en lumière l’une des premières façons dont l’écoanxiété se manifeste au quotidien : sous la forme d’un sentiment partagé d’impuissance individuelle face à la liste indéfiniment rallongée de mauvaises nouvelles climatiques. 

La discussion se poursuit sur l’accueil réservé par l’entourage des participant·e·s à l’activisme environnemental de ces dernier·ère·s. Les récits s’enchaînent et chacun·e fait part des réactions suscitées par son activisme au sein de ses cercles familiaux et amicaux. Là encore, les contours d’un schéma récurrent se dessinent, surtout quant à la difficulté de discuter en famille des tenants et aboutissants de la crise écologique et des efforts individuels à mener. Et lorsqu’une conscience environnementale semble tout de même établie au sein de leurs entourages, un sentiment de consternation et de déception est parfois provoqué, chez les personnes présentes au cercle, par l’inaction incohérente de leurs proches. Ces témoignages mettent progressivement le doigt sur une autre forme parfois adoptée par l’écoanxiété, à savoir l’accablement face au manque d’implication de ceux·celles qui nous sont proches.

Angoisse, colère, détournement, déni : en nommant ces différentes manifestations de l’écoanxiété, cette dernière semble perdre peu à peu de son emprise 

Toutefois, la compassion demeure une fois de plus préférable à la condamnation, puisque ce sentiment d’accablement est rapidement tempéré et transformé en empathie face au sentiment d’impuissance si bien connu des personnes présentes au cercle et d’où semble découler cette inaction des proches. Les discussions sont libératrices et révèlent que ce dernier ressenti est d’autant plus exacerbé qu’il ne semble difficile de pouvoir opérer un réel changement par des actions individuelles alors que sont continuellement prises des décisions systémiques allant à l’encontre des luttes environnementales et des recommandations scientifiques.

Échanger pour respirer

Pendant près de deux heures, les sujets de discussion fusent et varient. L’on jase des dernières politiques rétrogrades du gouvernement Legault, du rôle des médias et de la religion dans le façonnement de l’opinion publique, de l’incapacité de nos sociétés à imaginer des changements systémiques radicaux dans un laps de temps record, de l’importance de faire le deuil de notre futur et de la nécessité de penser les luttes environnementales conjointement aux luttes décoloniales.

Tout au long des échanges, un point d’honneur est mis à respecter le temps de parole de chacun·e et à ne pas s’interrompre. Quelquefois, Félix aide les participant·e·s à mettre des mots sur les ressentis qu’ils·elles décrivent. Angoisse, colère, détournement, déni : en nommant ces différentes manifestations de l’écoanxiété, cette dernière semble perdre peu à peu de son emprise. Ainsi, au terme du rassemblement et au moment de partager son état d’esprit au sortir du cercle, une impression de soulagement semble être commune à tous les témoignages ; légèreté non-naïve puisqu’elle reste tout de même accompagnée d’une conscience plus que jamais accrue de l’importance de poursuivre les luttes environnementales. Si certain·e·s participant·e·s disent ne pas vouloir conserver d’espoir, de façon à ne pas être prochainement déçu·e·s, d’autres déclarent garder une certaine foi maintenant qu’ils savent leurs expériences et leurs vécus partagés par d’autres personnes écoanxieuses. Le moment venu de se quitter, chacun·e retourne alors vaquer à ses occupations le cœur visiblement plus léger que deux heures auparavant.

Une littérature grandissante

Parmi les ressentis abordés dans ce cercle, plusieurs ont déjà été documentés par des recherches scientifiques. Un rapport de l’American Psychological Association (Association américaine de psychologie, en français, ndlr) paru en mars 2017 et intitulé « Mental Health and Our Changing Climate : Impacts, Implications, and Guidance » (Santé mentale et changement climatique : impacts, implications et directions, en français, ndlr) liste plusieurs impacts chroniques – par opposition à des impacts aigus résultants de désastres naturels – des changements climatiques sur notre santé mentale : sentiment d’impuissance, dépression, peur, fatalisme, résignation et écoanxiété. Cette dernière est alors définie par le rapport comme étant une situation d’inquiétude pour son propre futur et celui des générations à venir. D’autres recherches telles que celles de Glenn Albercht, philosophe de l’environnement et ancien professeur à l’Université Murdoch, décrivent également par le terme d’écoparalysie une situation de détresse poussée qui empêche de passer à l’action et est parfois mal interprétée comme de l’apathie – comme évoquée dans les témoignages des personnes présentes au cercle.

Au sortir du cercle [d’écoanxiété], une impression de soulagement semble être commune à tous les témoignages

Pour surmonter ces maux, différentes solutions sont également avancées au sein de la communauté scientifique. Les docteur·e·s Ashlee Cunsolo et Neville R. Elliss appellent « deuil écologique » le chagrin causé par des pertes écologiques vécues ou anticipées. Les chercheur·euse·s décrivent par la suite ce deuil comme une réaction naturelle qui se décline de plusieurs façons, se déroule en plusieurs étapes et doit, entre autres, faire l’objet d’un accompagnement thérapeutique. Pour Caroline Hickman, doctorante à l’Université de Bath, comme pour d’autres expert·e·s, l’engagement activiste et les actions collectives sont de bons moyens de remédier à l’écoanxiété sous ses différentes formes. Ces propos font écho à ceux de certain·e·s participant·e·s du cercle, qui déclaraient se sentir utiles et moins anxieux·euses lorsqu’ils·elles prenaient part à des actions de militantisme environnemental. Toutefois, Hickman souligne la nécessité première, avant de se lancer dans ces actions, de parler de ses ressentis face à l’urgence climatique, et cela notamment par l’intermédiaire de groupes de parole tels que ceux organisés par Extinction Rebellion. 


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