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Instagram et la censure du corps

Mahaut Engérant

Nous sommes martelé·e·s d’images et ça ne va pas en s’améliorant. Ou du moins c’est ce que ceux·celles qui ont connu l’ère pré-Internet nous disent. Nous sommes les témoins et acteur·rice·s de la multiplication des écrans qui nous montrent de plus en plus de corps, d’histoires et d’informations. Ces médias sont devenus les supports d’une imagerie plus large, inclusive et diverse, permettant de rencontrer virtuellement ce qui était autrement invisible. Si l’élargissement des représentations sur les réseaux sociaux constitue une avancée et exerce un certain pouvoir dans les autres sphères médiatiques, ces espaces publics restent régulés et exercent une censure qui entrave à ces efforts de visibilisation. Sur Instagram, beaucoup d’utilisateur·rice·s voient certaines de leurs publications supprimées en raison de violations des politiques d’utilisation, et c’est de censure de corps dont il s’agit.

Si l’on regarde les politiques de censure de contenu sur Instagram, l’on remarque très vite que les personnes voyant leur contenu supprimé sont en majorité des femmes. Les tétons féminins font l’objet d’une censure presque automatique par l’algorithme de l’application, ce à quoi le mouvement #freethenipple répond par une dénonciation de la sexualisation des corps féminins. Un téton d’homme ne sera pas censuré, puisque l’image ne sera pas considérée comme sexuellement suggestive. En refusant l’apparition de tétons et de seins sur sa plateforme, l’application réinsiste sur le caractère offensant d’un corps de femme montré, à quelques centimètres de peau de devenir un objet de pornographie. Les corps gros sont aussi particulièrement censurés, l’algorithme signalant les contenus en fonction d’un niveau de pourcentage de peau présent sur l’image. Cela soulève la question du regard qu’Instagram prend en considération lors de la création de sa réglementation.  Dans cette mesure, l’application est pensée pour représenter les hommes, les personnes cisgenres, minces : ceux qui ont les corps garants de l’approprié.

La censure visant ainsi les corps féminins sur les réseaux sociaux met en lumière leur sexualisation généralisée sur le plan sociétal et le patriarcat qui en est à l’origine. Les différentes clauses des codes vestimentaires et leur mise en vigueur en sont des symptômes ; elles sont reconnues pour viser les femmes de manière indirecte et sont régulièrement l’objet de protestations. Il a notamment été question de remettre en cause le port obligatoire du soutien-gorge, règlement que l’on peut retrouver sur le plan scolaire et professionnel. L’on constate que, même au début de la puberté, le corps féminin est largement perçu comme un objet sexuel et régulé comme tel. Les corps, ou les représentations de ceux-ci, choquent, peu importe l’intention et sans considération pour l’individu, et l’on cherche à les cadrer à tout prix. Pourquoi porter un soutien-gorge en service à la clientèle ? Pour éviter de rendre le client mal à l’aise. Pourquoi censurer les tétons de femmes mais pas ceux des hommes ? Parce que les premiers, dans les yeux de la société, sont des objets sexuels. 

Le problème ne s’arrête pas là. La censure s’étend aux autres médias, notamment à la télévision, comme il a pu être constaté lors de la soirée des Oscars avec le refus de la part d’ABC et de l’Académie de diffuser une publicité de la compagnie Frida Mom visant à promouvoir des produits de soins post-partum. La publicité, montrant une femme ayant récemment accouché vêtue d’une camisole et d’une couche, met en lumière les réalités et les difficultés auxquelles font face les nouvelles mères. Les institutions à l’origine du refus considéraient la publicité trop graphique, ce que Frida Mom a interprété comme étant une censure de l’hygiène féminine. Rupi Kaur a rencontré un problème semblable en 2015 après la publication de photos visant à représenter la réalité des menstruations, photos supprimées par Instagram puis remises en ligne dans la controverse. 

En imposant ces règles arbitraires, les médias sociaux ou traditionnels dessinent nos frontières culturelles et jugent de ce qui est sexuel ou non, approprié ou indécent. Ce que ces frontières, ces censures et ces injonctions créent, c’est la nécessité de rendre son corps convenable pour l’oeil public, lequel est régi par des normes de genre et de physique. Ce système du contrôle de l’image, et donc de la représentation du soi, crée la honte d’habiter son corps, puisque le montrer et en parler, c’est potentiellement se faire signaler par la suite qu’il est sale et devrait être caché. Les réseaux sociaux ont été pionniers dans la création d’une imagerie alternative des corps qui font nos sociétés, et en choisissant d’en censurer par puritanisme, Instagram échappe à son objectif. Alors, libérons les mamelons. 


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