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Et moi, dans tout ça ?

Réflexion sur le traditionalisme en études littéraires.

Parker Le Bras-Brown | Le Délit

Lorsque j’examine, pour la première fois, la liste de lecture d’un de mes cours de littérature, je m’amuse à y compter le nombre de femmes – deux sur six, deux sur dix, trois sur douze, trois sur 14. Lorsque je m’interroge sur le nombre d’auteur·rice·s non-blanc·he·s, le résultat est encore plus abyssal – une sur douze, un sur dix, ou, plus souvent, zéro. Et en fin de compte, je ne m’amuse plus tant que ça.

Mais alors, certain·e·s diront, so what ? Nous lisons les grands de la littérature, parce que c’est ceux qu’il faut connaître quand on étudie dans ce domaine, parce que ce sont eux, le canon. Reste que je regarde mes listes de lecture et je suis frustrée. 

L’argument théorique

Évidemment, en choisissant d’étudier en littératures française et anglaise, je m’attendais à en faire, de l’histoire littéraire, à étudier ce fameux canon. Mais étudier le canon, y croire, s’y souscrire, n’explique pas de facto pourquoi mes listes de lecture sont si masculines et si blanches, pourquoi la série de cours « grands auteurs » du département d’anglais ne comprend pas une seule femme. Le canon n’est pas un monolithe : changent constamment ce qui y est inclus ainsi que les époques que nous valorisons. Le manuscrit de Beowulf, la notoire épopée britannique, a été perdu pendant plusieurs siècles et celle-ci est seulement devenue l’emblème de la littérature anglo-saxonne de façon rétrospective. Ce que nous lisons aujourd’hui comme étant la littérature du 18e ou du 19e siècle n’est pas nécessairement ce que les gens de cette époque lisaient eux-mêmes pour se divertir. Il n’est pas souvent question des grandes romancières qui ont dominé le marché en écrivant pour un lectorat principalement féminin. Ces romans, disait-on, ne montraient pas un bon exemple aux jeunes filles. Wordsworth, dans la préface de ses Ballades lyriques, dit que « Les œuvres inestimables de nos écrivains anciens, j’allais presque dire les travaux de Shakespeare et de Milton, sont négligées en faveur de romans frénétiques, de stupides et maladives tragédies allemandes… ». Ces opinions se sont faufilées jusqu’à nous et influencent toujours ce que nous lisons.

Pourtant, nous ne sommes pas obligé·e·s de nous conformer à l’avis de ces critiques littéraires. Le canon étant en constante mutation, l’élaboration d’un syllabus de cours est, à petite échelle, la formation d’un nouveau canon littéraire, ce qui fournit donc une opportunité de changement. Mais pourquoi changer ? Pourquoi délaisser les normes établies, des œuvres établies, qui ont encadré des programmes d’études littéraires depuis des années ? J’y réponds avec une autre question : lorsque les listes de lectures se conforment aux œuvres qui sont depuis longtemps établies en tant que « classiques », en général produites par la culture dominante, que sont-elles en train d’exclure ?

Lorsqu’une liste de lecture est composée majoritairement d’écrivains masculins et blancs, elle efface les femmes et les personnes non-blanches de la conversation – il devient trop facile de ne pas en parler. Les auteur·rice·s issu·e·s de ces milieux sont trop souvent relégué·e·s à des cours sur « le roman féminin » ou « le roman postcolonial » — cours qui sont rarement obligatoires (ou même, dans certains cas, rarement offerts). Rappelons pourtant que la majorité des francophones sont africain·e·s (54,7% selon une statistique de l’OIF datant de 2014) et que l’Inde est le pays avec le deuxième plus grand nombre d’anglophones, selon un recensement de 2001. Se borner à n’étudier que des auteur·rice·s blanc·he·s d’Europe, des États-Unis et du Canada non seulement aliène une grande part du lectorat, mais efface aussi le passé et le présent coloniaux qui font que le français et l’anglais sont des langues si communément parlées. Marginaliser cette histoire, ne pas en parler, c’est perpétuer les systèmes d’oppression qu’elle a créés. 

L’argument personnel

Mettant de côté les recensements et le canon littéraire : pourquoi étudie-t-on la littérature ? Pour moi, la réponse est simple : parce que j’aime ça, parce que c’est beau, parce que ça m’ouvre à de nouveaux horizons, parce que je crois que la littérature possède un grand pouvoir social. Parce que parfois quand je me vois dans un poème ou un roman, j’ai l’impression de mieux me comprendre. 

Le semestre dernier, j’ai eu la chance, dans un de mes cours, de lire en lecture complémentaire Petites difficultés d’existence, de France Daigle. Un roman acadien – le premier que j’aie lu. Celles et ceux qui connaissent un peu les provinces maritimes savent à quel point Moncton, lieu où se déroule le roman, est différent de la Nouvelle-Écosse, d’où je viens. Mais tenir entre mes mains un livre imprimé où des personnages emploient des expressions telles que « le monde va-ti juste picker up any cadeau » était incroyable. Ah, je me suis dit, je parle comme ça, moi. Tout à coup, j’avais moins peur du fait que mon vocabulaire n’est pas toujours aussi riche que celui des romans que je lis ou que parfois j’emploie des anglicismes sans m’en rendre compte. Lire un livre avec des personnages qui parlent comme on parle chez moi m’a fait songer que peut-être que je n’ai pas besoin de changer pour appartenir en littérature. 

J’ai cherché des cours où j’aurais la chance de lire d’autres livres de la sorte – des cours de littérature acadienne, ou bien franco-canadienne de l’extérieur du Québec. Je n’en ai pas trouvé.

Lire un livre avec des personnages qui parlent comme on parle chez moi m’a fait songer que peut-être que je n’ai pas besoin de changer pour appartenir en littérature. 

Honoré de Balzac, dans son « Avant-propos de la Comédie humaine », se donne pour tâche de représenter la société, d’« écrire l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs ». Et n’est-ce pas pour cela que nous lisons ? Pour nous voir nous-mêmes, mais aussi pour voir et comprendre les autres ? Lorsque quelqu’un·e me dit s’être vu·e dans une œuvre, ou l’avoir particulièrement appréciée, je la lis toujours avec plus d’attention. Lorsque mes ami·e·s lisent une œuvre que j’ai beaucoup appréciée, j’attends nerveusement leurs retours : que vont-iels penser de quelque chose qui, d’une certaine façon, me représente ? 

Mais si nous ne lisons que ce qui se lit depuis des décennies, voir des siècles, si nous ne lisons que le canon établi, produit d’une société riche en préjugés, nous les aurons beaucoup moins souvent, les œuvres où l’on se voit. Je ne suggère pas que nous ne devrions lire que des œuvres contemporaines, mais plutôt que nous devrions élargir nos perspectives en ce qui concerne le choix d’œuvres. La conscience des inégalités dans le monde et en littérature existe depuis longtemps, tout comme des écrits qui tentent d’y remédier.

En fin de compte, l’approche que l’on prend envers les études littéraires dépend de ce que nous voulons que soit son rôle. Voulons-nous faire du canon un monolithe inébranlable et élitiste, dans lequel il faut mériter sa place, ou voulons-nous créer un espace accessible et accueillant, axé sur la représentation, l’échange et la compréhension ? Pour moi, le choix est évident. 


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