Aller au contenu

Là où on ne l’attend pas

Le Délit rencontre l’autrice-compositrice-interprète Safia Nolin.

Alex Blouin & Jodi Heartz

Sans jamais que la crainte de choquer ne l’empêche d’avancer, sans jamais faire fi de ce qu’elle est au-delà de ce que demandent les autres et sans jamais arrêter de créer, Safia Nolin a réussi à se faire une place dans l’industrie musicale québécoise et à devenir une voix importante du mouvement féministe contemporain. Dans cette entrevue accordée au Délit,  elle revient sur son passage à l’ADISQ, qui avait ébranlé l’opinion publique en 2016, elle se questionne sur la place des femmes dans le milieu musical, elle parle de féminisme sans honte et nous donne envie, à notre tour, d’assumer avec affront ce que nous sommes.

Je veux être à des endroits où on ne m’attend pas et où on ne veut pas que je sois. Je veux continuer de faire des choses qui ne sont pas attendues d’une femme

Le Délit (LD) : Aujourd’hui encore, de nombreuses militantes féministes évoquent une différence de traitement entre les artistes en fonction de leur genre, que ce soit une différence de salaire, de traitement médiatique ou d’accès à des fonctions supérieures. Comment définirais-tu la situation actuelle des femmes artistes au Québec ?

Safia Nolin (SN) : On n’est pas sorti de l’auberge. En tant que fille qui joue de la guitare, quand je vois la place qu’on a dans les festivals, par exemple, c’est là que je trouve que ce n’est vraiment pas un milieu sain pour la femme présentement. Après, c’est mon métier. Je ne sais pas pour les autres secteurs, mais je suis pas mal sûre que c’est partout comme ça. Dans tous les cas, c’est vraiment déprimant quand tu te mets à regarder les programmations et qu’il y a juste des gars, quand c’est juste des gars qui gagnent à l’ADISQ ou même qui sont nominés. Je ressens aussi une différence de traitement entre les musiciens et les chanteuses (qui sont majoritairement des femmes). C’est sûr que moi, ça fait cinq ans que je fais ça, alors je commence à connaître pas mal de monde. On est tous·tes ami·e·s et les musicien·ne·s sont tous·tes des gens que j’aime, mais je sentais surtout cette différence de traitement au début de ma carrière. Ce qui m’énerve, c’est que nous sommes souvent réduites à être uniquement chanteuses alors qu’on compose, on écrit, on fait tellement de choses. Et je pense que c’est très rare que des hommes soient réduits à ça. Ce qui me rassure, c’est le soutien qu’on s’apporte entre femmes. Je n’ai jamais parlé à une fille qui ne vivait pas le même genre de situation que moi. Alors souvent, on se raconte nos histoires et on essaie de se donner du courage. 

LD : Un enjeu qui revient souvent, lorsqu’on parle de féminisme, concerne la place que les hommes militants devraient prendre au sein du mouvement. Quel est, selon toi, le rôle des hommes dans la cause féministe et surtout de ceux qui œuvrent dans le milieu artistique ?

SN : D’abord, il faut que certains d’entre eux apprennent à arrêter de prendre tout personnel. D’arrêter cette tendance que certains ont de dire : « Oui mais moi je ne suis pas comme ça. » On s’en sacre. Ce n’est pas ça qu’on veut entendre. J’ai écouté une vidéo hier qui disait que les hommes écoutaient plus les hommes qu’ils n’écoutent les femmes. Ça s’explique par le fait qu’ils écoutent les gens qui sont en position de pouvoir, ce qui est rarement notre cas à nous, les femmes. Donc, c’est important que les hommes se remettent en question et qu’ils partagent entre eux leurs avancées féministes et leurs réalisations sur la situation actuelle des femmes, parce que ça fait assurément avancer la cause. C’est donc positif que des hommes prennent la parole là-dessus, mais je trouve quand même que la ligne est mince entre être un allié et un homme qui s’approprie le combat. Je pense que ça peut rapidement tomber dans du mansplaining et ce n’est clairement pas ça qu’on demande aux hommes. Dans une situation de débat, je trouve ça bien qu’un gars prenne la parole pour expliquer aux autres gars les inégalités que vivent les femmes. Mais c’est inacceptable de prendre toute la place pour partager ses connaissances et d’alors enlever de la place aux femmes pour qu’elles parlent de leurs propres vécus. J’aimerais appuyer sur le point que ce serait le fun que les gars arrêtent d’avoir de la résistance quand on leur parle de féminisme. Ce ne sont pas des attaques personnelles. On n’a pas absolument besoin d’eux dans ce combat-là, mais ça serait incroyable de les avoir de notre bord pareil.

LD : Safia, on a pu entendre tes deux albums de reprises de chansons, dont l’un est paru très récemment (le 20 septembre 2019). Tu t’inspires autant de la musique actuelle que de celle qui a marqué les générations précédentes. L’opinion générale en est toujours surprise et comblée. Les défis auxquels tu fais face sont-ils différents de ceux qu’avait à affronter une artiste comme Marie Denise Pelletier qui oeuvrait principalement dans les années 1980 ?

SN : Oui, vraiment. Je ne pourrais pas te citer beaucoup de noms de femmes autrices-compositrices des années 1980 ou 90. Il n’y en avait pas. C’était juste des interprètes, parce qu’il n’y avait pas de place pour les femmes dans ce milieu-là. Je pense que ces femmes l’ont eu fucking rough. Nous aussi à un certain niveau on l’a rough, mais quand tu es dans un milieu où tout le monde décide pour toi, où tu n’as de regard sur rien, où tu rapportes beaucoup d’argent et où tu es lancée là-dedans sans aucune connaissance du métier, ça doit être extrêmement difficile. Je me sens chanceuse parce qu’on est dans un moment où c’est plus accessible que jamais pour une femme de faire de la musique. J’ai donc beaucoup d’empathie et de respect pour toutes les femmes des générations avant la mienne.

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

LD : Tu as bouleversé à plusieurs reprises le milieu artistique québécois, que ce soit par ta façon de t’habiller, de parler ou de par tes créations (citons comme exemple le vidéoclip de ta chanson Lesbian Break-Up Song qui a été nominé au palmarès 2019 de l’ADISQ). Avais-tu pour but de bouleverser l’opinion du public ?

SN : Mon but, ce n’est jamais de fâcher les gens. Moi, j’ai besoin de faire ça pour moi et pour les six ou mille personnes qui regarderont le résultat. Et puis finalement, le Québec n’a pas l’air prêt pour ce genre de choses donc ça bouleverse, mais ce n’est jamais voulu. Par exemple, les réactions que j’ai eu face au clip de Lesbian Break-Up Song m’ont extrêmement surprise. Quand j’ai créé ce clip, j’y ai mis le même amour et la même intention que quand je crée des clips qui ont mille vues après quatre ans. Alors je ne vois pas pourquoi je devais m’attendre à ce que celui-là pogne plus que les autres. Tout ce que je veux, c’est faire quelque chose qui me ressemble, qui est cohérent avec ce que je suis.

LD : Dans le podcast « Nous ne sommes pas seuls » présenté par Catherine Dorion, tu parles d’un moment précis, il y a environ trois ou quatre ans, où tu as accepté que tu ne rentrerais jamais dans le moule de ce qui t’était demandé en tant que femme et artiste. À quoi faut-il renoncer lorsque l’on décide de ne pas entrer dans ce moule ?

SN : J’ai dû renoncer à certaines opportunités, mais surtout à des choses très subtiles. J’étais dans une bonne position pour refuser d’entrer dans le moule, parce que je ne peux pas y entrer. Quand tu es une femme hétérosexuelle par exemple, il doit y avoir plus de sacrifices à faire. Quand tu entres déjà dans le moule et que tu décides d’en sortir, il faut que tu renonces à plein de choses qui sont des privilèges dans notre société. Le défi est énorme quand tu rentres dedans, que tu es relativement bien et que du jour au lendemain du décides de faire fuck that shit et d’en sortir parce que ça ne te rend plus heureuse. Donc je pense que c’est vraiment plus simple de sortir du moule quand tu n’as jamais essayé d’y entrer ou quand tu as essayé, mais sans succès. Alors pour moi, ce n’était presque pas un choix. Je ne rentrerai jamais dans le moule, je ne pouvais pas faire autrement que de m’en détacher complètement. À l’ADISQ il y a trois ans, j’avais déjà commencé à le comprendre, mais je m’étais quand même maquillée et coiffée pour essayer de ressembler un peu aux gens qui m’entouraient. Mais l’année d’après, j’ai envoyé chier tout le monde et je me suis mise belle selon ce que je considère beau. Je me suis dit : « Vous me voulez ou vous ne me voulez pas, mais vous ne me changerez pas. » Et c’est cette année-là qui a été décisive pour moi. Ça m’a permis de réaliser que j’ai tenté d’entrer dans un moule toute ma vie, que ç’a été épuisant, que ça m’a rendue triste et que maintenant, c’est terminé, j’arrête de me battre. Et ç’a vraiment été une libération pour moi.

[J’ai réalisé] que j’ai tenté d’entrer dans un moule toute ma vie, que ça a été épuisant, que ça m’a rendue triste et que maintenant, c’est terminé, j’arrête de me battre

LD : Revenons sur le vidéoclip de ta chanson Lesbian Break-Up Song, un clip qui a marqué l’industrie musicale et le public québécois. Quelles étaient tes motivations premières derrière la création de ce clip ?

SN : Au début, parce que je suis une fan de documentaires, je voulais faire un clip documentaire sur l’homophobie et la transphobie, mais c’était extrêmement compliqué. Alors en meeting je me suis dit : « Pourquoi ne pas simplement faire un beau clip avec des corps qu’on ne voit pas souvent ? » Ça me tentait de voir ça, je trouvais qu’il n’y en avait pas assez, alors j’ai décidé de le faire. La création de ce clip a vraiment beaucoup changé mon rapport à mon corps. Ça a été une révélation pour moi de voir à quel point mon corps est juste une enveloppe et rien d’autre, si je le décide.

LD : À la suite de ce clip, tu as reçu une vague de bons commentaires, malheureusement troublée par les commentaires haineux, les attaques personnelles et même les menaces reçues sur les réseaux sociaux. J’ai l’impression que l’on parle peu d’intimidation à l’âge adulte, comme si l’intimidation cessait d’exister après le secondaire. Considères-tu que tu en as été victime ?

SN : Oui, je me sens victime d’intimidation. Et c’est vrai qu’on ne parle jamais d’intimidation à l’âge adulte. Ça arrive pourtant, et pas juste à moi d’ailleurs. Ça arrive dans le milieu du travail, ça arrive dans la rue, et je trouve ça très difficile de voir qu’on aborde rarement le sujet. Par exemple, la situation que j’ai vécue à l’ADISQ il y a trois ans, avec du recul, je trouve ça vraiment pathétique. C’est un très bon exemple d’intimidation à l’âge adulte. Si je sors de mon corps et je m’imagine que ce n’était pas moi pour un instant, je réalise à quel point c’était pathétique de voir une bande de vieillards en tabarnak qui s’en prennent à une fille de 23 ans qui n’a rien fait de mal. Et ces réactions-là, elles ont surtout été une motivation pour moi. Ça m’a fait dire : « Savez-vous quoi, mangez tous de la marde ! » Ça aurait pu me faire douter, être trop difficile et m’empêcher de continuer, mais ça n’a vraiment pas été le cas. C’est sûr que j’ai eu des contrecoups au niveau de mon anxiété et de mon estime de soi, mais en bout de ligne, ça a été positif pour moi. Ça m’a fait me dire : « Ok, vous ne voulez pas que je sois là, ben je vais être là et je vais absolument rien changer à ce que je suis. » Plus le temps avance, plus je me rends compte que grâce à l’ADISQ, il y a plein de choses que je faisais que je ne fais plus. Des choses que tout le monde fait et que je faisais vraiment juste parce que c’était ce que les autres attendaient de moi. C’est-à-dire porter une brassière, m’épiler, tout ce genre d’affaires-là. Je me suis dit : « L’année prochaine à l’ADISQ, je ne porterai pas de brassière et je vais mettre ma chemise préférée, même si elle a des trous. »

LD : À travers tes clips, tes chansons, tes mots, nous avons de plus en plus accès à quelque chose qui nous semble très intime. Cette intimité est agréable pour le public, mais semble parfois encourager certaines personnes à briser totalement la barrière entre ta vie privée et ta vie publique. As-tu ressenti le besoin de tracer une ligne entre ces deux vies ?

SN : Il y a un certain moment où j’ai réalisé que je n’en pouvais plus de ce manque d’intimité. C’était surtout par rapport à mon couple. C’est tellement complexe, parce que dans notre société c’est très apprécié et encouragé de partager ta vie privée quand tu es une personnalité publique. Les gens adorent ça et je le comprends. Moi aussi j’aime ça consommer la vie privée des gens parce que j’ai l’impression que ça relativise leur image, que ça les rend plus accessibles. Mais moi, quand j’ai rompu avec ma blonde, j’ai dû l’annoncer à 35 000 personnes. Et tout le monde a voulu vivre cette rupture avec moi, alors que c’est quelque chose de tellement intime. Ça a été vraiment souffrant et ça m’a appris à tracer une ligne entre vie privée et vie publique, à garder mes amours et mes relations pour moi. 

LD : Créer et vivre de ses créations en tant que femme est-il, encore aujourd’hui, un geste féministe ?

SN : Oui, absolument. Le milieu artistique, c’est un endroit où les femmes n’ont jamais été voulues et je pense que c’est important de continuer à se faire une place en tant que femme, même si c’est difficile. Moi, je suis tannée d’entendre que ma musique c’est de la musique de filles, que tu n’es pas masculin si tu écoutes du Safia Nolin. Je veux me battre contre ces idées-là. Je veux être à des endroits où on ne m’attend pas et où on ne veut pas que je sois. Je veux continuer de faire des choses qui ne sont pas attendues d’une femme. C’est encore tellement difficile d’être une femme dans cette société en général, de prendre conscience des privilèges que les hommes ont, que toi tu n’as pas et de tenter de les combattre. Le monde de la musique n’est pas une exception. C’est encore un monde dirigé par des hommes. Moi, je veux continuer d’être là et de bouleverser les choses, pour que les gens ne voient pas seulement des gars de 40 ans dans ce milieu. Je continuerai à me battre pour garder ma place.


Articles en lien