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Présences et espaces queers

Le Délit rencontre Lucas LaRochelle, créateur·rice de Queering the Map.

Béatrice Malleret | Le Délit

Queering the Map  est une plateforme qui permet d’accéder à une carte en ligne, sur laquelle il est possible de lire les récits, les pensées, les expériences de personnes queers à travers le monde. Chacun de ces courts textes est lié à un lieu précis, épinglé sur la carte. La soumission de témoignage est anonyme.

Le Délit (LD) : Peux-tu commencer par te présenter, ainsi que Queering the Map ?

Lucas LaRochelle (LL) : Mon nom est Lucas LaRochelle, je suis un·e designer multidisciplinaire et chercheur·euse. Mon travail s’articule principalement autour des géographies queers, critical Internet studies et l’archivage communautaire. Je suis également le.a fondateur·rice de Queering the Map, qui est un projet de cartographie généré par la participation communautaire qui archive numériquement des expériences queers en relation à des espaces physiques. 

LD : Est-ce que ce projet peut être vu comme une réponse au fait que les espaces publics peuvent souvent s’avérer excluants pour les personnes queers et sont souvent peu représentatifs de leurs expériences ?

LL : J’étais surtout intéressé·e par l’idée d’espaces. Les manières courantes de penser à des espaces queers se concentrent souvent sur des espaces de consommation, comme des bars, des saunas ou des librairies par exemple. Mais l’importance réelle de ces espaces n’est pas aussi essentielle que l’attention qui leur est accordée laisse croire. J’étais plus intéressé·e par l’idée de penser à des espaces queers éphémères, qui ont de l’importance pour moi.

Par exemple, le Village n’est pas forcément un endroit auquel je me sens attaché·e. J’ai de l’intérêt pour son histoire et sa présence, tout en étant conscient·e du rôle joué par la gentrification dans ce quartier. Mais j’étais plus intéressé·e par la signification des espaces queers en dehors des lieux qui sont libellés comme des environnements explicitement queers, comme le Village, ou des bars et des librairies spécifiques, etc…

Je pense par exemple à un échange de regards et de reconnaissance entre deux personnes queers, à des endroits sur Internet, comme MSN ou des espaces de discussion instantanée. Voilà, en soi j’étais intéressé·e par l’idée de penser à des espaces autres que ceux qui sont censés être « explicitement » queers.

En soi, j’étais intéressé·e par l’idée de penser à des espaces autres que ceux qui sont censés être ‘‘explicitement’’ queers

LD : Pour rebondir sur ce que tu as dit, ma prochaine question porte sur des espaces virtuels. Internet en tant que tel comporte également des espaces ayant une résonnance particulière pour certaines personnes queers. Est-ce que Queering the Map peut, là aussi, jouer un rôle dans la (ré)appropriation de ces espaces ?

LL : Personnellement, l’espace dans lequel j’en suis venu à me percevoir comme personne queer était à travers Internet. J’ai grandi dans une petite ville de l’Ontario. Je ne connaissais pas d’autres personnes queers dans mon environnement immédiat. C’était seulement grâce à Internet, avec des plateformes comme YouTube et Tumblr, que j’ai réalisé qu’il y avait d’autres gens dans le monde qui étaient comme moi, qui vivaient des vies plus épanouies que celle dans laquelle j’existais à ce moment-là. Et ce genre d’espaces, ainsi que les personnes qui les habitaient, étaient pour moi une bouée de secours, pour exister dans le présent, et imaginer un futur dans lequel je pouvais m’épanouir.

Queering the Map a donc en quelque sorte émergé de cette réflexion. Penser simultanément à des espaces physiques d’une perspective queer, mais aussi aux théories des espaces queers et aux expériences queers sur Internet. Cela peut se prêter au développement d’un cadre, d’une structure pour ce qu’un espace numérique queer peut, pourrait, ou devrait être. 

LD : Queering the Map est un projet pouvant être qualifié de participatif, mais est-ce qu’il y a une forme de modération qui a lieu pour filtrer le contenu qui est publié ?

LL : Oui, le projet est modéré. Surtout pour éviter les discours haineux, les spams et le contenu dangereux. Ce dernier peut être défini par l’acte de donner le nom complet d’une personne — à moins que ce soit un personnage public — mais aussi des numéros de téléphone, des adresses, des adresses courriel. Ces choses sont bloquées de la carte. 

Initialement, il n’y avait pas de processus de modération quand j’ai monté le projet, car je n’avais pas anticipé que Queering the Map prenne une telle ampleur. La plateforme a été plus tard spammée par des partisan·e·s de Trump. Il y a donc eu un besoin de mettre en place un système de modération. 

Mais pour autant, le contenu n’est pas contrôlé ou modifié s’il ne comporte pas de propos problématiques. Peu importe ce que quelqu’un·e poste, tant que cela ne dépasse pas les règles de modération, ce sera publié. C’est juste que maintenant, cela prend un temps très long, car il y a énormément de personnes qui postent, et il n’y a pas assez de modérateur·rice·s pour faire ce travail. Il y a trois modérateur·rice·s et moi-même qui nous occupons de ça de manière plus ou moins constante. Il y a également des ami·e·s, et des gens que je connais qui aident lorsqu’ils·elles sont disponibles. Envisager un système de modération plus durable et efficace fait partie de la vision sur le long terme pour le projet, car pour l’instant ce n’est pas envisageable sous sa forme actuelle, notamment en termes d’investissement émotionnel que ce travail représente.

J’ai été inspiré·e par le fait de penser l’histoire comme étant opposée à l’Histoire, […] surtout pour une démographie de personnes dont les histoires sont souvent rejetées, écartées, niées, effacées de manière intentionelle

LD : Considères-tu Queering the Map comme une manière de transformer en mots et en images une ou des histoires queers ?

LL : Une conférence a été donnée en 2017 par Marlon M. Bailey durant laquelle il a déclaré que « la théorie queer est en train d’être construite par les personnes queers en tout temps, que ce soit considéré comme tel ou non par les institutions académiques ou les institutions en général ». J’ai été très inspiré·e par cela, notamment par le fait de penser l’histoire comme étant opposée à l’Histoire, et ce que cela signifie de penser à des expériences actives en tant qu’Histoire, surtout pour une démographie de personnes dont les histoires sont souvent rejetées, écartées, niées, effacées de manière intentionnelle. Essayer de s’éloigner de ce besoin d’historiciser les choses de manière grandiose ou factuelle était l’une des idées sous-jacentes du projet. Le pouvoir des récits change des vies. Entendre l’histoire de quelqu’un·e d’autre et éprouver de l’empathie ou pouvoir s’y reconnaître est tout aussi réel — si ce n’est plus réel — que n’importe quelle narration grandiose et historique.

Je suis donc intéressé·e par la manière dont ces deux choses entrent en jeux dans Queering the Map. Il y a en effet des postes très historiques avec un H majuscule, par exemple « c’est ici que cet événement historique a eu lieu », autant qu’il y a des choses comme « c’est ici que cet événement, historique dans ma propre vie, a eu lieu ». Et je veux démontrer que ces deux choses sont toutes les deux valides, et dignes d’être consignées, grâce aux publics potentiels qu’elles peuvent affecter.

LD : Pour continuer sur la notion d’inspiration, est ce qu’il y a d’autres plateformes qui t’ont inspiré·e ?

LL : Je ne sais pas s’il y a une plateforme en particulier, je dirais tous les espaces différents présents sur Internet, dont beaucoup sont des entités détenues par de grandes sociétés, comme Facebook, Twitter, Instagram, etc… Ces espaces m’intéressent vraiment, mais je suis aussi intéressé·e par les critiques que l’on peut en faire, pour développer d’autres types d’espaces. Pour Queering the Map, l’inspiration serait donc des choses comme le pouvoir d’Instagram comme espace de représentation. Mais ensuite quels sont les écueils d’Instagram ? Sinon des choses comme Twitter, une « machine à idées et à paroles », mais là encore quels en sont les limites ?

C’était plus une tentative de développer des critiques de ces plateformes et corporations, et trouver comment, en déconstruisant ces structures, certaines parties peuvent être repensées pour créer un monde social, que l’on considère ou non Queering the Map comme un réseau social. Parfois je considère Queering the Map comme un réseau social, des fois je ne suis pas tout à fait sûr·e de cette définition. Mais c’est clairement inspiré par les critiques des plateformes de réseaux sociaux. Ça émerge en réponse à ce que je considère être les limites des réseaux sociaux prédominants, plutôt qu’être inspiré·e par quelque chose en particulier.

C’est quelque chose que je veux continuer à faire : […] prendre le monde digital de Queering the Map et le faire exister dans le monde physique pour un court instant, et rassembler les gens

LD : Pour conclure, est ce que tu as d’autres projets pour Queering the Map, ou d’autres projets indépendants ?

LL : Oui, cet été, j’ai mis en place une exposition qui s’appelait « Queering the Map on Site ». C’était une réflexion de ce que cela signifiait de traduire Queering the Map en tant que communauté numérique, en endroit physique et temporaire. Cela a pris la forme d’une exposition de témoignages particulièrement marquants donnés dans le cadre du projet. Au même moment avait lieu un programme public dans le cadre duquel j’ai invité des personnes afin de parler des différents thèmes qui sont explorés par la plateforme. Ces personnes ont animé des ateliers, dans l’optique de créer des espaces pédagogiques queers alternatifs. Dans ce cas-là, à Concordia, il s’agissait d’interroger ce que cela signifie d’occuper temporairement une institution et créer, temporairement, un espace queer dans une institution.

Je pense que c’était l’un de mes projets favoris. Cela englobait et répondait à toutes les choses qu’Internet ne pouvait pas faire, toutes ses limites, comme par exemple la présence humaine sous sa forme corporelle, et ce que cela signifie de partager un espace avec des gens. Ce projet répondait totalement à ces questions. Et c’est donc quelque chose que je veux continuer à faire : plus de versions de ce projet « in situ ». Comment prendre le monde digital de Queering the Map et le faire exister dans le monde physique pour un court instant, et rassembler les gens.


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