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Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

Numéro un.

Je te vois. 

Toi.

De l’autre côté de la rue, de l’autre côté de la vitre. Campé sur tes jambes, ancré dans l’inexplicable, tu fais vibrer ton absence et tu vomis ma dépendance. Puis tu frappes. Tu frappes de ton visage, de ton cou, de ta mâchoire, de tes reins, de tes doigts.

De tes yeux.

Tes yeux.

Tes yeux dont je ne goûte plus la couleur. Tes yeux en tempête, tes yeux creusés dans mes paumes, tes yeux eucalyptus. Où bout un hiver musqué. Où habitent tes rêves agrandis et ton futur statufié. Tes yeux qui appellent l’ailleurs, tes yeux sans racines. Tes yeux qui tatouent mon dos de ton presque mensonge. Tes yeux qui croisent mon corps et qui me salissent de colère.

 

Numéro deux.

L’autre.

Je t’entends.

Batterie et guitare s’entremêlent, frappent les premiers accords, le chanteur se fait brutal et je t’entends.

Ta folie fertile, le miroir de tes entrains, les visages que tu revêts, tout me revient. Ton toi tout entier, en orages et en proximité, à grands coups de lumière te creuse un chemin et chasse les départs. Tu peins de ton bleu magnifique et borné le statique, tu taches mes tempes de ton son trop présent, qui se fait charbon puis brûle la scène et ses mille enfants. 

 

Numéro un.

Je te vois.

Ta violence pénètre mes iris tandis que le ravage avale les mois. Le désincarné s’impose et la rage brûle en sillons sur mes joues. Ta peau comme de la braise appelle et brûle ton nom sur la mienne, brûle l’interdit qui a fait sans bruit de toi et moi un tas de cendres.

Je te vois et je veux te faire mal.

Répéter ce mal à elle, ce mal à moi.

Laisse-moi t’écorcher, moi aussi. Laisse-moi détruire en marées le partage coincé dans ma gorge, la naïveté qui me cloisonne les poignets. Laisse-moi achever ton indifférence et loger sous mes ongles les instants de fumée. Laisse-moi en te respirant te cracher fuck you et le graver sous tes paupières.

Je te vois.

Je te vois et je tombe.

 

Numéro deux.

Mes côtes s’ouvrent et tu t’enfuis.

Mais je t’entends toujours, clouée dans mes opioïdes, au fond du gouffre de mon lit.

Je t’entends.

Ton diaphragme résonne et ton corps déplace l’espace. Tes mains figent et froissent l’automne, puis tu craques une allumette et ton murmure s’embrase, ta tête s’engloutit. Puis dans ta gorge ton art éraillé emplit les sièges vides de rouille et tache de drogue le théâtre embaumé. Tes spectres t’applaudissent et le feu s’éteint.

Je t’entends toujours. Proust s’essouffle et je t’entends toujours. 

 

Numéro un.

Tu ne vois rien mais tu possèdes tout. 

Ma pensée, la fertilité de mon crayon, cette langue que tu exècres dont j’ai fait ma reine à la première lumière. Ton goudron lave ma prose et ton silence me casse les jambes. Ton absence s’installe à chaque mot tandis que je souille le papier de mes souvenirs en désastre.

 

Numéro un.

Je te vois.

Dans les lettres éparses dans mon cahier, dans tes gyrophares imprimés sur ma rétine, dans le jour qui se fige et les mois qui s’étiolent, dans les visages nus des hommes animaux qui me narguent.

Je te vois partout, je te vois sans t’entendre.

Je te vois mais tu ne me vois plus.


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