Dégoûtée, nauséeuse, chamboulée, sonnée. C’est de cette manière que je me sentais au moment de me lever pour applaudir la performance des comédien·ne·s, lors de la première du Meilleur des mondes. Pourtant écrit en 1932, le récit d’Huxley n’en est pas moins résonnant aujourd’hui — notamment dans l’adaptation qu’en fait Guillaume Corbeil, dans une mise en scène de Frédéric Blanchette. Ils ciblent avec justesse certaines des névroses de notre société, dans une ironie parfaitement mesurée.
Décadence programmée
La prémisse de cette œuvre bien établie dans les classiques du 20e siècle est plutôt connue : à l’intérieur des murs de cette société parfaite, le concept de « famille » est inexistant — les bébés sont produits dans des éprouvettes, en série —, le divertissement remplace toute forme d’art, les enfants sont conditionnés à aimer le travail pour lequel ils sont désignés et tous·tes traînent leur dose de soma, drogue du bonheur aux vertus miraculeuses. C’est dans ce contexte que l’Alpha (caste des dirigeants) « défectueux » Bernard, interprété fabuleusement par Simon Lacroix, découvrira chez lui deux réfugié·e·s, Linda (Kathleen Fortin) et son fils John (Benoît Drouin-Germain), venant de l’extérieur des murs. Si Bernard ne s’est jamais senti à sa place au sein des dirigeants, John, lui, ne contraste que davantage avec l’entièreté de la société. L’étranger crée la zizanie dans ce monde parfait, non pas pour l’humanité détonante que lui permet une vie sans conditionnement, mais par son nombril. Les imbéciles heureux·euses sont davantage fasciné·e·s par cette cicatrice dans l’abdomen résultant du placenta — qu’eux·elles n’ont pas de par leur création en laboratoire —, que par les pièces de Shakespeare que peut réciter John.
Cette œuvre, se voulant d’abord une dystopie, n’est en vérité pas bien loin de notre réalité. Qui comprendra les clins d’œil ironiques sur notre société et la décadence qu’apporte la surconsommation en aura des frissons dans le dos, alors que les idiots embarqueront dans cette aliénation programmée. L’hypnopédie, cette façon d’hypnotiser les pions que deviennent les humains en faisant rouler en boucle des phrases de « bonnes conduites » pendant leur sommeil, ridiculise directement les spectateur·rice·s. « Les vieux vêtements sont laids » moque cette habitude de toujours vouloir le nouveau. L’amour n’existe pas, les gens ne font que « se posséder » en se donnant par la suite des notes. Cela n’est pas sans rappeler l’utilisation des applications de rencontre afin de, le terme de la pièce convient enfin parfaitement, se posséder.
Filer le parfait bonheur
Cette question du « bonheur avant tout » incarne l’une des réflexions premières de l’œuvre d’Huxley. Aussitôt que se faufilent des sentiments « négatifs », les personnages aspirent leur soma et se sentent heureux. Linda, la mère de John, représente bien cette dépendance à long terme. Ayant été élevée dans cette société où les émotions négatives n’ont pas leur place, elle ne cherche sa vie durant qu’à retrouver ce bonheur préfabriqué, cette illusion du bien-être intoxiqué. « Le secret du bonheur, c’est d’aimer ce qu’on est obligé de faire », entend-on pendant la pièce. John, libéré de cette aliénation, ne cherche qu’à faire découvrir aux autres le bien que l’on peut ressentir à avoir mal, à être humain. Le jeune homme — seul à être doté d’une humanité — réussira bien sa mission pour une seule autre personne, à qui il arrive à faire voir le pouvoir des mots. C’est d’ailleurs peut-être le seul moment émouvant de la pièce, alors que Corbeil fait dire à ce personnage : « Je ne veux pas être heureux. Je préfère être humain et avoir mal. »
Mon dégoût a atteint son paroxysme alors qu’à la fin, les idées de John se font récupérer par le système et transformer en produits de consommation, tels des chandails, des accessoires, des chansons, etc., alors que les gens les utilisent sans prendre conscience du message qui voulait être transmis à la base.
Une question me hante depuis : et si ces chandails étaient disponibles au théâtre, après les représentations, y aurait-il des spectateur·rice·s, heureux·ses, qui s’en procureraient ? Probablement, oui,
Présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 25 octobre.