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Le pire des deux mondes ?

Le genre dystopique est-il aussi loin de la réalité qu’il en a l’air ?

Abigail Drach

En 1932, Aldous Huxley publiait Le meilleur des mondes, roman d’anticipation se moquant de l’eugénisme. Bien qu’ayant visé d’informer les consciences sur la situation de l’époque (à la suite de la révolution bolchevique de 1917), ce roman est devenu intemporel. Aujourd’hui , la lecture de cette œuvre fait en effet encore ouvrir les yeux à son lecteur sur différents aspects de la société moderne. 

Un univers bien singulier 

Une dystopie peut être définie comme une société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste, construite selon la conception de l’auteur (d’après le dictionnaire Larousse, ndlr.).  Dans celle d’Huxley, on trouve des hommes conçus de manière artificielle, programmés à suivre un chemin bien droit, tout au long de leur vie, avant même de l’avoir commencée. Il est nécessaire qu’ils l’apprécient, et n’en sortent surtout pas. Chacun est donc destiné à une caste déterminant son niveau d’intelligence, de beauté, son travail et son mode de vie.  De cette manière, chacun est égal face à la vie : personne n’a le choix. Les relations humaines ont disparu : plus de relations amoureuses, donc plus de famille. Les relations entre hommes et femmes sont amicales et charnelles, faire un enfant est interdit et considéré comme tabou. « That is the secret of happiness and virtue — liking what you’ve got to do. All conditioning aims at that : making people like their unescapable social destiny. » (« Et c’est là qu’est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu’on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la destinée sociale à laquelle ils ne peuvent échapper »).

Pour contrôler ses émotions et se détendre, ou se distraire, les hommes ont recours à des pilules appelées « soma », « Christianity without tears—that’s what soma is.» (« Le christianisme sans larmes, voilà ce qu’est le « soma ».»). La culture est interdite, sauf celle approuvée par la  Fordrerie (celui qui a le rôle divin de décider comment les hommes doivent être, et ce qui est bon pour eux ou pas). L’auteur imaginait donc la société future très loin de la nature, puisque ses personnages héritent plus des automates que des êtres humains. Les seuls à avoir conservé un mode de vie civilisé tel qu’on le connait vivent dans des réserves, et sont incompatibles avec les hommes « modernes », chaque culture étant choquée par les mœurs de l’autre.

Éviter le pire ? 

Grâce à ce tableau, l’auteur offre à son lecteur un regard critique sur la consommation de masse (ce n’est pas un hasard si l’entité suprême de cette société se nomme Ford), mais aussi sur les approches scientifiques de son époque. Par exemple, c’est à cette période que le médecin russe Ivan Pavlov développe sa méthode de conditionnement classique, qui a eu une influence considérable sur la recherche de l’acquisition des réflexes et habitudes humaines. Le Centre d’Incubation et de Conditionnement dans lequel grandissent les hommes dans le monde d’Huxley utilise cette méthode afin de programmer les individus. En poussant ces concepts à l’extrême dans son monde, l’auteur offre une vision inquiétante de l’avenir. Mais est-elle pour autant dissuasive ? 

Si l’on calque cet univers romanesque sur notre société actuelle, les nombreuses similitudes sont alarmantes. Aujourd’hui, il est possible de déterminer les caractéristiques d’un fœtus, telles que son sexe, son apparence, voire même son Quotient Intellectuel. Comme si l’on était dans un jeu où l’on construit son personnage comme bon nous semble. Aussi faut-il constater que l’usage d’antidépresseurs, de somnifères et autres médicaments du même genre, se démocratise de plus en plus, se superposant ainsi à la consommation à tout va de somas par les habitants de l’univers d’Huxley. De plus, nos relations se transforment, surtout grâce aux sites de rencontres, donnant une infinité de choix. L’attachement tend à disparaître, tel que l’aurait voulu Ford, jugeant les passions humaines comme étant un mal. Les divisions ethniques se ressemblent, avec un choc des cultures entre notre société et les peuples autochtones, qui vivent dans des réserves (tout comme les hommes « traditionnels » du monde fictif du roman). Ainsi, notre société se rapproche en apparence de celle qu’Huxley avait imaginé.

Abigail Drach

Intemporelle catastrophe

La popularité du genre dystopique vient aussi du fait qu’il intrigue, en même temps qu’il réconforte. N’est-ce pas un soulagement que de constater que nous vivons dans un monde cohérent et différent de celui présenté par l’auteur ? De cette manière, il peut servir de remède à l’aliénation. Pour ceux qui ne se reconnaissent plus dans le monde actuel, lire Huxley permet de renforcer les liens avec la société. Car qui voudrait vivre dans un monde où la vie d’un homme est programmée à l’avance, de sorte qu’il n’a aucun contrôle sur ses choix ? C’est la question que l’auteur tente de transmettre, en s’aidant du destin tragique du Sauvage, le protagoniste qui nous ressemble le plus, plus que par son attirance pour l’art que par ses manières. Il montre ainsi que ce monde n’est pas fait pour l’homme sensible, mais pour des automates. Est-ce là une raison suffisante pour renoncer à notre humanité ? 

Ce que ce roman montre aussi, c’est que les époques se suivent et se ressemblent. Car entre 1932 et 2017, beaucoup de lecteurs ont eu l’occasion de réfléchir aux questions soulevées Le meilleur des mondes. Craindre l’éventualité qu’un tel univers voit le jour, et tente d’éviter le pire, sans pour autant réussir. Les dates employées dans le livre ne correspondent à aucune qui soit connue dans notre univers, il nous est donc impossible de situer cette œuvre dans le temps. Aussi, chaque époque a ses propres défauts pour ainsi dire, des éléments négatifs qui peuvent aliéner notre société. Souvent, c’est la peur qui va relier tous ces éléments entre eux. La révolution bolchevique faisait peur, mais aussi la guerre froide, et plus récemment les menaces nucléaires Nord-Coréennes ou l’élection de Trump, tout cela tissent la toile de fond pour nombreuses nouvelles dystopies. 


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