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Reconquérir sa littérature

Retrouvez l’oeuvre marquante de la semaine : Une enfance créole.

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

Parmi les représentant·e·s de la littérature antillaise, rares sont ceux·celles ayant réussi à se faire un nom dans le paysage littéraire de la France hexagonale. Patrick Chamoiseau est de ceux·celles-là — en atteste le Prix Goncourt qui lui fut attribué en 1992 pour Texaco. Si ce roman constitue indéniablement une œuvre phare de la littérature antillaise de la fin du 20e siècle, sa trilogie Une enfance créole est pour moi le plus marquant de ses écrits.

Enfance martiniquaise

Le long de cette fresque autobiographique, Patrick Chamoiseau partage les souvenirs des premières années de sa vie à Fort-de-France, et s’interroge sur la construction de l’enfant en milieu postcolonial. Dans le premier tome Antan d’enfance (Antan signifie en créole martiniquais : « au temps de ; à l’époque de », ndlr), l’auteur nous immerge dans les réflexions candides et les exaltations juvéniles qui caractérisent les premiers rapports de l’enfant au monde. S’en suivent ses premières aventures hors du cocon familial, marquées notamment par le temps des premiers apprentissages scolaires tel qu’évoqué dans le deuxième tome, Chemin d’école. Enfin, la focalisation de l’enfant passe progressivement du monde matériel aux personnes qui le peuplent et aux structures qui régissent les rapports humains. C’est notamment l’âge des premiers sentiments amoureux et des premières mélancolies qui semble marquer l’effritement imperceptible du temps de l’enfance (troisième tome : À bout d’enfance).  Au fil de son récit initiatique, Patrick Chamoiseau dépeint à travers les yeux de son « négrillon » (auteur noir) les réalités d’une société martiniquaise marquée par une cohabitation inévitable entre victimes et initiateur·ice·s d’une violente histoire coloniale.  La difficile entreprise d’améliorer sa condition au sortir du lot des victimes de cette histoire se fait femme dans cette fresque à travers le personnage de Man Ninotte, mère du négrillon et personnification du mythe de la fanm djok (femme forte) antillaise.  Patrick Chamoiseau décrit une femme dont l’amour pour sa famille n’a d’égales que sa poigne et sa volonté sacrificielle, nécessaires pour subvenir aux besoins de sa progéniture et lui assurer un avenir meilleur. Au-delà de la seule mère de famille, Une enfance créole dépeint les tribulations de toute la population foyalaise qui doit jouer des pieds et des mains pour se faire une situation tout en répondant aux attentes d’assimilation et de modernisation agressive imposées par l’administration française.

Un style unique et engagé

La plume de l’Oiseau de Cham — tel que se surnomme l’auteur — est singulière en ce qu’elle capture la beauté de l’oralité créole et la mêle à un lexique français très riche. L’écriture de Chamoiseau regorge d’expressions et de tournures de phrases typiques au créole martiniquais, transposées en français. La langue ainsi créée est davantage apte à exprimer des ressentis difficilement traduisibles dans un français littéraire classique. Par ailleurs, la narration puise dans la tradition du conte créole en faisant plusieurs fois appel à des « répondeurs », seconde voix de narration ancrée dans le présent d’énonciation — ou présent d’écriture — et à laquelle l’auteur a recours pour éclairer des épisodes passés d’une sagesse contemporaine.  Plus qu’une simple affaire de style, cette infiltration du créole dans la langue française peut, à la lecture de l’essai Écrire en pays dominé (1997) du même auteur, être interprétée comme un véritable acte d’émancipation de Patrick Chamoiseau, visant à renverser la domination assise par la langue française — outil colonial — sur le créole martiniquais, ce dernier ayant longtemps été considéré inférieur et méprisable.

Lire sur sa culture

À presque 18 ans, et seulement après avoir quitté ma Martinique natale, Une enfance créole m’a introduit au monde de la littérature antillaise et par extension au plaisir de la représentation littéraire. Il y a quelque chose d’insoupçonné et de formidable à lire pour la première fois, noir sur blanc dans les pages d’un roman, ses propres expériences d’enfance, son paysage social natal, ses expressions familières et la richesse de sa culture. Mon éducation, tant sociale que scolaire, en milieu postcolonial français, m’a continuellement martelé que la seule culture digne de ce nom — celle qui se visite au musée, s’enseigne à l’école et se lit dans les livres —  est la culture française. Ironiquement, c’est aussi l’expérience évoquée par Patrick Chamoiseau dans Chemin d’école, deuxième tome de sa fresque. De l’époque de l’auteur à la mienne, au collège comme au lycée, les seuls livres dignes d’intérêt, ceux que l’on dissèque en cours de français, sont de Maupassant, Hugo ou Zola.

Il y a quelque chose d’insoupçonné et de formidable à lire pour la première fois, noir sur blanc dans les pages d’un roman, ses propres expériences d’enfance, son paysage social natal, ses expressions familières et la richesse de sa culture

Aujourd’hui, l’enjeu n’est pas un manque d’accessibilité à la littérature antillaise, celle-ci se trouvant assez aisément en librairie, mais plutôt un manque d’intérêt pour celle-ci, rendu institutionnel par l’éducation nationale française. Je me souviens très clairement avoir croisé plusieurs fois chez moi le premier tome d’Une enfance créole, sans n’avoir jamais vraiment eu l’envie de l’ouvrir, inconsciemment convaincu qu’un objet culturel antillais ne pouvait être que d’intérêt bien moindre à un objet culturel français. Ma première lecture d’Antan d’enfance a donc été pour moi une renaissance littéraire, une prise de conscience de la légitimité de mes vécus et de ma culture.

Mélina Nantel | Le Délit

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