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Qui a le droit de rêver ?

L’oeuvre A Raisin in the Sun naît d’un second souffle au Théâtre Jean-Duceppe : critique croisée de la pièce Héritage.

Courtoisie du Théâtre Jean Duceppe

Il se passe quelque chose de grand au Théâtre Jean-Duceppe.

C’est l’impression que nous avons eue à la première médiatique de la pièce Héritage, lorsqu’au moment de faire le salut, plusieurs des acteur·rice·s, ému·e·s, avaient les larmes aux yeux. Si l’émotion était à son comble sur scène, l’on s’imagine que c’est peut-être grâce à ces moments où, l’espace d’une soirée, le théâtre cesse de n’être que théâtre. Il offre alors une résonance beaucoup plus large que n’importe quel livre d’Histoire, réussissant à raconter des récits parfois oubliés. Les larmes versées en disent alors beaucoup sur le désir, trop longtemps bafoué, de (se) raconter. 


Rêves en papier

Le facteur devra passer bientôt, à la même heure que tous les matins. Mais ce matin-ci sera spécial. Peu importe ce que chacun se raconte pour survivre à l’attente interminable du facteur, ce dernier apportera cette fois-ci une lettre d’une valeur considérable. C’est qu’un chèque de 10 000 dollars est contenu dans cette enveloppe, gracieuseté de l’assurance-vie du patriarche de la famille Younger. À une époque où un taxi coûtait 50 cennes, l’on peut imaginer l’énormité de ce montant pour une famille de la classe moyenne. Chacun des membres de la famille a bien conscience de tout ce que pourrait leur apporter un tel morceau de papier ; pourtant, les rêves de tout·e·s ne concordent pas nécessairement. Alors que le fils du défunt a des projets d’investissements qui le sauveraient de sa misère de chauffeur, sa femme préfère s’imaginer dans une nouvelle maison où son fils aurait une chambre à lui, pour remplacer le divan qui lui sert de lit dans leur « trou à rats ». La fille de M. Younger se voit quant à elle docteure depuis qu’elle est toute petite, et la Mama, à qui revient le fameux chèque, a ultimement la lourde responsabilité de choisir ce à quoi servira cet argent.

Tensions, pleurs, jubilations, craintes et amours s’entremêlent dans ce texte de Lorraine Hansberry, qui fut la première personne noire à voir son texte joué sur Broadway. Si le texte est extrêmement poignant, il faut souligner le travail de traduction de Mishka Lavigne. La pièce a été québécisée et adaptée à notre époque. Le rendu donne un tout choquant – étant un contenu d’il y a 70 ans dans un contenant d’aujourd’hui – qui a généré plusieurs réactions dans la salle. Il faut remarquer le grand travail du metteur en scène, Mike Payette, qui a su rendre cohérente une représentation du passé et du présent. 

Performance à la hauteur du texte

Le jeu des acteur·rice·s vibrait de la puissance du texte, et il était clairement visible que les artistes étaient profondément chamboulé·e·s par les propos qu’ils·elles scandaient. Cette proximité entre leurs émotions et le texte venait inévitablement ébranler les spectateur·rice·s, menant l’audience au bord des larmes à plusieurs reprises. Lors du salut, Frédéric Pierre (le fils) et Mireille Métellus (Mama) étaient visiblement bouleversé·e·s de leur soirée, ayant tout·e·s les deux des larmes coulant sur leurs joues . 

Audrey Bourdon, Éditrice Culture


Diversifier la scène

Au moment de la rédaction de la pièce A Raisin in the Sun, traduit au Québec par Héritage, Lorraine Hansberry cherchait à rendre compte de cette expérience oppressive vécue par les communautés afro-américaines, et ce, en dehors même des États du Sud, connus alors pour leurs lois ouvertement ségrégationnistes. Le début du 20e siècle marque effectivement pour les États-Unis cette époque nommée « La grande migration », où un bassin important de la population noire quittait les États du Sud, à la recherche d’une terre d’asile. Si Chicago représentait alors une destination prisée, nombreux·ses sont ceux·elles qui prenaient finalement racine dans le South Side, quartier de la ville abritant presque exclusivement des communautés racisées.

La famille Younger y habite donc dans un taudis trop étroit pour leurs rêves. S’il·elle·s sont libres de circuler, de travailler et d’exister dans cette ville, n’en demeure pas moins que leur existence se confronte sans arrêt à un racisme persistant, insidieux, qui aura tôt fait d’amoindrir leurs possibilités d’avenir. C’est d’ailleurs ici que Lorraine Hansberry pose une question fondamentale : Qui a le droit de rêver ? Et à quel prix ? 

La pièce en soi est le témoignage de ceux et celles qui essaient de composer avec une histoire liée à l’esclavage et à l’oppression. Si les dynamiques de pouvoir étaient bien présentes dans les États-Unis des années 50, elles le sont toujours aujourd’hui au Québec à différents niveaux, dans ses institutions, dans ses théâtres. Il s’agit d’une première en terme de représentation de la diversité sur scène : jamais une pièce francophone présentée au Québec n’aura eu un aussi grand ratio d’acteur·rice·s racisé·e·s (neuf personnes noires pour une personne blanche). Visiblement, une place trop étroite sur la scène artistique est actuellement octroyée pour ces artistes noir·e·s de grand talent. Il en va de même pour les textes traitant de récits de personnes noires. Et si le Québec abrite encore un racisme institutionnalisé et systémique (il suffit de penser aux inégalités salariales encore présentes, par exemple), la pertinence d’un texte de cette envergure semble alors indéniable. 

L’histoire des Younger raconte d’abord l’expérience d’une famille noire en Amérique, mais elle raconte aussi une expérience vécue par de nombreuses communautés ; celle de l’intemporalité du racisme, du sexisme et de la xénophobie. Héritage revendique alors une remise en question des systèmes en place. Qui a le droit de rêver ? Et qui peut réellement atteindre ses rêves ? 

Mélina Nantel, Éditrice Culture


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