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Tendre vers plus d’empathie

Le Délit rencontre la militante et chroniqueuse Judith Lussier.

Daphné Caron

Militante, féministe, animatrice, journaliste et chroniqueuse, Judith Lussier œuvre dans le milieu médiatique québécois depuis 2004. Prêtant d’abord sa plume au magazine Urbania, elle tiendra une chronique hebdomadaire au journal Métro pendant près de 5 ans, où, de semaine en semaine, son lectorat lui découvre un ton revendicateur, fringué d’une pointe d’ironie. Sa plus récente publication, l’essai On peut plus rien dire s’inscrit d’ailleurs dans cette lignée qui lui est propre : chercher à dresser un portrait nuancé et critique des enjeux de société. Le Délit l’a rencontrée pour en connaître davantage, entre autres, sur ses motivations à écrire un tel ouvrage. 

Le Délit (LD) : Judith Lussier, depuis ton début dans les médias, tu milites pour divers enjeux sociaux. En tant que féministe et lesbienne, considères-tu que ton journalisme doit porter ces étiquettes, cette sorte « d’affiliation politique » dans les messages que tu transmets ? 

Judith Lussier (JL) : Comme nous le savons, le journalisme est obsédé par la neutralité et l’objectivité, et a des fois de la difficulté à faire la part des choses. Souvent, quand on va me qualifier de militante ou que l’on va qualifier mon travail d’engagé, ça va être pour le discréditer. Je considère que les journalistes, on fait partie du monde, on n’est pas des enveloppes vides dans lesquelles on transmet l’information. Je pense qu’on a l’impression, de manière générale, que le journaliste neutre c’est l’homme blanc, ce qui est selon moi très problématique, puisque que c’est la voix de cet homme blanc qu’on établit comme étalon depuis toujours. À chaque fois qu’une personne déroge de cette norme-là, on va dire : « Cette personne est orientée parce qu’elle appartient à un groupe racisé, parce que c’est une femme, parce qu’elle est lesbienne, etc. » C’est un peu absurde, parce qu’il devrait y avoir une pluralité des voix et une pluralité des perspectives.

LD : Dans ton plus récent ouvrage  publié aux Éditions Cardinal, l’essai On peut plus rien dire, tu reprends cette expression québécoise déclamée haut et fort par monsieur et madame-tout-le-monde, qui s’indignent qu’on « ne peut plus rien dire sans qu’une féministe vienne nous dire qu’on est sexiste », ou « qu’on peut plus rien dire sans qu’un végétarien vienne nous dire qu’on est immoral de manger de la viande ». Cherchais-tu en quelque sorte à déconstruire la caricature de ceux que l’on appelle sur les réseaux sociaux les social justice warrior (SJW, guerriers de la justice sociale, en français)?

JL : En fait, j’ai procédé à l’analyse de cette caricature-là. J’ai fait le constat que ces gens-là sont beaucoup caricaturés, à tort ou à raison. Je pense que la caricature, parfois, est justifiée, parce qu’il est vrai qu’il y a des gens qui vont chercher la bête noire pour chercher la bête noire. Mais la plupart du temps, les gens qui revendiquent des choses et qui critiquent la société, qui vont nous dire que telle affaire est raciste ou sexiste ou qui vont nous rappeler nos doubles standards par rapport à la consommation de viande, par exemple, je pense que ce sont des gens motivés vers la justice sociale et qu’ils sont au bout du compte bien intentionnés, même s’ils font l’objet de caricature sociale. Pour moi, c’était important de dresser un portrait nuancé de ces gens, de leur motivation, de leur background et aussi des conséquences que ces actions ont sur ces gens. Parce que souvent on va dire : « Ah, ce sont des personnes qui font ça pour se mettre en valeur », alors que moi, la plupart des personnes que je connais qui se sont mises à défendre leurs points se sont mises beaucoup plus dans l’embarras qu’elles n’ont gagné de bénéfices. Elles ont été ostracisées et elles ont été la cible d’attaques malveillantes. C’était donc très important pour moi de nuancer cette image-là.

 

 La colère c’est un sentiment qui est toxique. C’est un sentiment qui va te ronger par en dedans et t’amener à la dépression. Ce que j’ai compris, à tout de moins pour moi, c’est qu’il fallait que je transforme ma colère en indignation. 

 

LD : En soi, la justice sociale, c’est un concept utopique. Comment fait-on pour défendre cet idéal, quand on est un SJW ?

JL : Je parle beaucoup de santé mentale dans mon livre On peut plus rien dire. Je pense que les gens qui ont la justice sociale à cœur se rendent malade parfois, tellement c’est quelque chose qui peut être prenant et décourageant. Parfois, il y a certains milieux où les gens ne sont vraiment pas sensibilisés et tu réalises que tu pars de loin, et que c’est difficile. Un enjeu qui est hyper prenant en ce moment, c’est l’environnement. On se sent ultra-impuissant. Il y a beaucoup de jeunes qui font de l’éco-anxiété, parce que l’on réalise que les dés sont un peu pipés au niveau de la politique. Les politiciens semblent plus préoccupés à faire des moves électoralistes qu’à sauver la planète. On a une pensée à court terme et c’est quelque chose d’ultra déprimant. 

Moi, j’ai vécu énormément de colère, et la colère c’est un sentiment qui est toxique. C’est un sentiment qui va te ronger par en dedans et t’amener à la dépression. Ce que j’ai compris, tout de moins pour moi, c’est qu’il fallait que je transforme ma colère en indignation. L’indignation, c’est un sentiment qui est ultra légitime. La colère aussi, cela-dit, surtout chez les femmes où l’on s’est fait dire de ne pas l’être, en colère, pendant des années. Bref, l’indignation c’est une colère qui est moins tournée vers toi, mais plus tournée vers le changement et l’action positive. Et ce petit changement, ça a changé ma perspective. Ça m’a amené à vouloir rencontrer du monde sur le terrain, à faire des actions concrètes pour me sentir moins impuissante. J’avais mon psy qui me disait : « Fais comme si tu étais au théâtre. » Je trouvais ça un peu déconnecté, je me disais : « Hey man, le théâtre de la vie est dégueulasse en ce moment, j’ai pas de fun ». Mais je pense que ça peut être une façon positive de passer de la colère à l’indignation.

LD : En tant que chroniqueuse tu as fait face à énormément de paternalisme de la part de tes lecteurs. Tu as eu besoin d’un moment de recul, et c’est pourquoi tu as décidé en mars 2017 de quitter la chronique hebdomadaire Prochaine Station que tu tenais depuis 7 ans au journal Métro. Est-ce que tu as ressenti le besoin de partir parce que c’était trop ? Est-ce que c’est là qu’elle se trouvait, ta limite à la défense de la justice sociale ? 

JL : J’ai fait une dépression majeure en 2017. Quand tu fais une dépression, c’est ton corps qui te dit : « Arrête, ça ne fonctionne pas comme ça. Trouve une solution ou tu ne pourras pas continuer à vivre demain. ». J’ai arrêté de travailler pendant un petit bout, j’ai lâché ma chronique au journal Métro. Ça prend quelques mois/années pour te réparer de ça, une dépression, mais c’est quelque chose qui fait grandir. Dans mon cas, ça a été le breaking point dont j’avais besoin. Ça m’a forcé à avoir une perspective différente sur la vie. Ce livre-là [On peut plus rien dire] est un peu le résultat de ces deux années où j’ai été au ralenti, où j’ai pris du recul et observé au lieu de commenter. J’ai regardé comment les gens commentaient l’actualité, et ça a été un point tournant. J’ai quitté en disant que c’était la faute des trolls. C’est ce que j’étais capable de formuler comme cause à l’époque. La vérité est que j’étais en épuisement professionnel, entre autres lié au harcèlement que je vivais en ligne, mais c’était aussi une grande remise en question de ma vie professionnelle et personnelle et de ma place dans l’univers. C’était une grosse dépression qui a tout remis en question. Aujourd’hui, je peux te dire que c’était compliqué comme ça. À l’époque, c’était plus simple de dire « les trolls ». C’était vrai aussi.

Je pense que les gens qui t’attaquent sur les réseaux sociaux, généralement, c’est parce que ça ne va pas bien. Je ne dis pas que les attaques ne sont pas toujours légitimes, mais souvent, le ton va refléter beaucoup plus sur la personne, sur son propre mal-être. Moi, d’avoir de l’empathie envers ces gens-là, ça m’a permis d’en avoir envers moi-même.

Éditions Cardinal

LD : Tu as fait ton grand retour à Prochaine Station en décembre 2018. Ton ton depuis est moins cru, ton opinion un peu moins vocable. À ton retour, trouvais-tu que le milieu journalistique avait changé ? 

JL : Non. Moi j’ai changé. Je n’ai plus envie d’être dans la confrontation. J’étais connue pour être baveuse et arrogante. Je pense que les gens me trouvaient d’autant plus baveuse du fait que je suis une femme et que j’ai l’air ultra jeune. Moi, je ne trouve pas que c’était illégitime de ma part d’être dans cette posture-là. Je trouve que c’est correct dans la vie d’être arrogant et baveux. Mais moi, avec du recul, j’ai eu le goût de faire place à plus d’empathie. Je pense que les gens qui t’attaquent sur les réseaux sociaux, généralement, c’est parce que ça ne va pas bien. Je ne dis pas que les attaques ne sont pas toujours légitimes, mais souvent, le ton va refléter beaucoup plus sur la personne, sur son propre mal-être. Moi, d’avoir de l’empathie envers ces gens-là, ça m’a permis d’en avoir envers moi-même. Ça a vraiment changé ma façon de travailler. Ça ne veut pas dire que des fois je ne suis pas baveuse, mais j’essaye de tendre vers plus d’empathie, d’être plus constructive dans mon approche, d’avoir un discours plus positif. Donc non, je ne pense pas que le monde autour de moi a changé, mais ma perspective sur le monde a changé. Et j’espère que l’on va tendre vers plus d’empathie. 

LD : Tu co-écris et co-animes avec Lili Boisvert Les Brutes à Télé-Québec depuis avril 2016, une web-série fort bien documentée qui s’intéresse à autant de sujets de société qu’à la charge mentale, la diversité sexuelle, le classisme, le mansplaining, l’appropriation culturelle, pour ne nommer que ceux-là. Y a‑t-il  des sujets avec Les Brutes que vous ne voulez pas aborder ?

JL : Non. Ça nous est arrivé de nous dire : « Tel sujet, on ne sait pas comment l’aborder.  L’environnement, c’en est un. Ce qui était intéressant de notre point de vue avec Les Brutes, c’était de remettre en question la pensée dominante. Là, je pense qu’on est tous d’accord pour dire que ça ne va pas en matière d’environnement. C’est plate comme sujet. C’est plate à déconstruire. Le fait qu’on se sente impuissant est plate. On savait qu’on ne pourrait pas changer la vision des gens là-dessus. Aussi, dès qu’on abordait des sujets qui ne nous concernaient pas personnellement, on voulait absolument les aborder avec les personnes concernées. À chaque fois qu’on a traité d’enjeux qui ne nous touchaient pas comme femme blanche, on a inclus avec nous des gens, et ce, en amont du processus. Ils ont écrit les questions avec nous.

 

Je considère que les journalistes, on fait partie du monde, on n’est pas des enveloppes vides dans lesquelles on transmet l’information.

 

LD : Le 10 juillet dernier a eu lieu la toute première édition du Cabaret des Sorcières, un événement ayant lieu chaque deuxième mercredi du mois, où sont écoutées des femmes de différents horizons, prenant la parole par la poésie, le slam, la chanson, la chronique, etc. Peux-tu nous expliquer un peu ce que tu souhaitais faire avec cette soirée ? 

JL : Oui ! Ça fait longtemps que j’ai en tête de faire une soirée récurrente qui donne la parole aux femmes qui dérangent généralement. J’ai plein d’amies qui vont être invitées de temps à temps à prendre la parole, je pense notamment à Manal Drissi ou à Catherine Éthier, des femmes qui ne sont pas nécessairement invitées aux soirées d’humour, mais qui ont plein de discours hyper drôles et intéressants à partager. À chaque fois que je les vois sur scène, j’ai envie de les voir y être plus souvent, de les voir prendre de l’assurance. Je suis dans la même posture. J’avais envie de créer cette occasion de prise de parole. Je veux que le public découvre qu’il y a toute une scène humoristique engagée et féministe qui est super intéressante.

LD : L’appellation sorcière en société est d’autant plus polarisante que peut l’être le terme féministe. Est-il possible de faire une association entre ces deux types de militantisme ? La sorcière, pour toi, n’a‑t-elle pas un caractère revendicateur, dérangeant ? Est-ce que c’était l’objectif visé avec ce Cabaret ?

JL : L’expression Cabaret des sorcières annonce un peu ce que ça va être. Des femmes qui auraient sûrement été brûlées en 1620. En ce moment, il y a un retour de ce titre-là, sorcière. Je pense que c’est lié au fait que les femmes revendiquent le droit d’être en dehors des normes, de s’entraider, d’utiliser des moyens qui leur conviennent au niveau de leur santé. Souvent, ça a été méprisé, ridiculisé ou banni, voire carrément condamné au bûcher. C’est un peu tout ça que l’on souhaite revaloriser : des femmes qui revendiquent d’être à l’extérieur de la norme. Dans l’esprit du renouveau sorcier. 


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