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Pour la reconnaissance des femmes noires

Le Délit a rencontré la réalisatrice afro-féministe Amandine Gay, qui travaille à son documentaire, Ouvrir la Voix. 

Enrico Bartolucci

Amandine Gay est une réalisatrice et comédienne française afro-féministe. Elle est installée à Montréal depuis quelques mois et participe à nombres de conférences faites pour et par des femmes noires.


Le Délit (LD): Un de vos projets les plus connus est Ouvrir la Voix, un documentaire sur l’expérience des femmes noires francophones. Qu’est-ce qui a motivé ce projet ?

Amandine Gay (AG): L’idée du film, c’est d’avoir des témoignages de femmes noires francophones qui sont des expertes de leur vie, plutôt que ça vienne toujours de l’extérieur. Je voulais avoir une construction féministe un peu classique, au sens de « le privé est politique ». Je suis partie d’histoires personnelles comme le rapport aux cheveux, le rapport au corps, afin d’arriver à la dimension politique du racisme systémique en France et en Belgique. Cela m’a permis de montrer comment ces histoires s’articulent dans l’histoire coloniale de l’esclavage, et ce qui reste de cette histoire dans le fait de nous toucher, de vouloir toucher nos cheveux. Je voulais aussi montrer qu’il n’y a pas besoin d’avoir un vocabulaire de militante, de journaliste ou de femme politique pour être néanmoins consciente de ce que l’on vit.

Je suis partie de mon parcours pour réaliser ce documentaire : du moment où l’on découvre qu’on est noire, ce que ça veut dire dans les yeux des blancs et ce que révèle notre expérience minoritaire. Parce qu’on parle, en effet, d’une expérience minoritaire. Dans le film, il y a des filles qui ne sont pas nées en France, qui n’ont pas grandi en France. On fait commencer le film au moment où on arrive en France et où on est construites en noires pour le regard majoritaire. Le film se termine sur la question : « est-ce qu’on quitte la France ou pas ? »

Moi, je suis partie, je me suis installée à Montréal, et on est beaucoup de non-blancs et non-blanches aujourd’hui à quitter la France à cause du racisme et des discriminations en règle générale. L’idée du film c’est aussi de parler de qui part, qui reste, qui a les moyens de partir et pourquoi est-ce qu’on en vient à lutter.

« On est beaucoup de non-blancs et non-blanches aujourd’hui à quitter la France »

LD : À ce sujet, vous êtes à Montréal depuis juillet 2015. Est-ce qu’il y a eu un élément déclencheur qui a provoqué ce départ ?

AG : Ça fait plusieurs fois que je pars. La première fois, j’avais 21 ans, je suis partie un an en Australie, à Melbourne. J’ai été en Nouvelle-Zélande, en Thaïlande, je suis rentrée en France quelques mois et je n’ai vraiment pas supporté, je suis allée vivre à Londres six mois. Au total, j’ai passé environ deux ans et demi à l’étranger entre mes 21 et mes 23 ans. Et puis, à 23 ans, quand je suis rentrée, j’ai commencé mes études dans le monde du théâtre et je suis allée au Conservatoire National d’Art Dramatique. À 27–28 ans, comme je m’étais lancée dans de nouveaux projets, mon désir de partir s’était un peu émoussé. Et puis le monde du spectacle a été un grand moment de confrontation au racisme français. Comme j’avais beaucoup aimé Melbourne, et que j’avais des amis à Montréal, j’ai à nouveau considéré le départ. Il y a deux ans et demi j’ai donc commencé à faire des allers-retours à Montréal et je m’y suis installée cet été. 

Le moment où j’ai décidé que je n’en pouvais plus et qu’il fallait partir, c’était particulier. Il a aussi été question du fait que je voulais travailler maintenant. Le film (Ouvrir la Voix, ndlr), je le réalise avec mes propres moyens. Le Centre National du Cinéma  français m’a refusé les subventions parce que c’est un film communautaire. En France, il y a cette question du communautarisme qui revient beaucoup pour les non-blancs. Je me disais « la France va pas changer avant quelques temps » et moi, c’est maintenant que je veux travailler. Rachid Djaïdani, par exemple, a réalisé un très beau film, Rengaine, en 2010. Il a gagné à la semaine de la critique à Cannes.  Il a mis neuf ans à faire son film. Je ne trouve pas ça normal de mettre neuf ans à faire un long-métrage. Dès qu’on veut raconter des histoires de non-blancs par nous-mêmes, on n’a pas de financement.

Je n’ai pas envie d’attendre dix ans pour réaliser des films, et je sais déjà que je mettrai dix fois moins de temps à le faire au Québec. La question, ce n’est pas de dire qu’au Québec c’est parfait. Oui, il y a des problèmes. Mais au niveau systémique, c’est moins violent.

Ça fait un moment que j’avais envie de partir, et finalement c’était plutôt une question pragmatique, celle de recommencer une nouvelle vie et de tout quitter, qui a été difficile. Mais pour moi, c’est clair que ça fait 4 ou 5 ans que je sais que je ne vivrai pas en France, ou du moins que je ne ferai pas ma carrière en France.

« Le plus gros incendie dans ma vie est lié au fait que je sois noire plus qu’au fait que je sois pansexuelle »

LD : Vous êtes centrée sur la lutte des femmes noires. Quelles autres luttes vous intéressent, ou du moins dans quelles autres luttes vous êtes-vous investie (la lutte LGBT, par exemple)?

AG : Moi, le seul moment où j’ai été investie dans le militantisme LGBT, c’est quand je faisais partie d’Osez le féminisme (OLF), qui est plutôt une association couramment blanche. Je faisais partie de la commission LGBT. Une des raisons pour lesquelles j’ai quitté OLF c’est justement parce qu’on avait de l’éducation à faire sur la lesbophobie au sein de l’association. On a dû informer et éduquer et ça m’a un peu découragée. De plus, un des problèmes du militantisme c’est qu’il repose sur une logique d’éteindre l’incendie. Le plus gros incendie dans ma vie est lié au fait que je sois noire plus qu’au fait que je sois pansexuelle. Les modalités de la discussion LGBT en France ne me conviennent pas du tout. L’aspect racial n’y est pas du tout abordé et quand il l’est, c’est sous un prisme paternaliste. L’année dernière, l’Inter-LGBT a proposé une affiche raciste, par exemple.

On a aussi du mal à se rencontrer. Une fois que je suis devenue visible sur les questions d’afro-féminisme, j’ai été contactée par les Lesbians of Color, qui est un groupe de lesbiennes noires et arabes radicales basé à Paris. Sauf que, quand j’ai fait mon entrée dans le militantisme féministe, je n’en ai jamais entendu parler. Peut-être que si j’étais passée par les Lesbians of Color au début de mon féminisme, je militerais encore parmi elles. Mais j’ai fait mon entrée via OLF et ça a changé mon rapport au militantisme. 

Il y a aussi la question de la domination des questions cis gay blanches dans les modalités de discussion LGBT. Moi, par exemple, j’ai été adoptée. Je m’intéresse à la question de l’adoption interraciale et la dimension néo-coloniale de ce type d’adoption. Ces conversations sur les mères porteuses et l’adoption pour les couples homosexuels ou les couples trans fait très peu de place à la question raciale, ainsi qu’à la dimension politique et économique de l’adoption d’enfants non-blancs de pays du Sud. La question est la suivante : est-ce que les Blancs de classe moyenne supérieure des pays du Nord sont prêts à accepter la dimension politique contenue dans l’acte d’adopter des enfants racisés des pays du Sud économique ? C’est une conversation qu’on n’entend pas dans les milieux LGBT. Et il est difficile de l’avoir, par ailleurs, parce que les adversaires de l’adoption ou de la PMA dans la société civile utilisent l’argument racial pour justifier leur homophobie. Mais nous, au sein de la communauté, on doit avoir ces conversations. Alors pourquoi n’ont-elles pas lieu ?

Enrico Bartolucci

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