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La vie de journaliste selon Dan Bilefsky

Le Délit rencontre Dan Bilefsky, correspondant canadien pour le New York Times. 

Iyad Kaghad | Le Délit

Le Délit (LD) : Dan, tu es né et as grandi à Montréal. En 1989, après tes études secondaires, tu as décidé de partir à l’étranger. Pourquoi ce choix ?

Dan Bilefsky (DB) : À l’époque, j’avais 18 ans et je cultivais ce rêve de partir étudier aux États-Unis. Je dirais donc que le facteur académique a joué un grand rôle. J’étais également curieux de faire l’expérience de l’ « American dream », c’était quelque chose qui alimentait mon imaginaire. Mais de façon plus globale, je dirais que j’ai toujours eu une personnalité qui m’a poussé vers l’inconnu ; j’avais ce désir intense de découvrir le monde. Durant mon adolescence, je voulais constamment quitter Montréal, voir des nouvelles personnes et m’initier à de nouvelles cultures. C’était alors pour moi tout naturel de partir.

LD : Les débouchés de carrière sont toujours relativement nombreux lorsque l’on fait des études en sciences sociales. Pourquoi as-tu-choisi d’entreprendre une carrière en journalisme ?

DB : J’ai énormément de respect pour mes parents. Mon père était médecin et je voulais au départ suivre la même voie que lui. Assez rapidement, j’ai compris que mes talents scientifiques étaient limités (en particulier la chimique organique !). J’ai également travaillé dans un hôpital, plus précisément dans le service de colonoscopie. J’ai alors compris que le milieu médical n’était pas pour moi. L’autre parcours plutôt classique aurait été celui d’avocat. Très rapidement j’ai compris que le journalisme me permettait de satisfaire mes intérêts de voyage, de découvertes et de liberté. Ce qui est formidable avec ce métier, c’est qu’il est multidimensionnel ; il faut pouvoir comprendre différentes réalités, les rendre intelligibles pour tes lecteurs, voyager, prendre contact avec les gens sur place, gérer le caractère éclectique de la profession. Traiter de l’économie, de la politique, du social, du culturel, de la bouffe, du cinéma **et cætera**. C’est une liberté que l’on retrouve peu dans d’autres domaines.

LD : Quels regards portes-tu sur les défis futurs en journalisme ? Avec l’expérience qui est la tienne, tu as certainement dû entrevoir une évolution de la pratique journalistique. Il y a la place prépondérante du numérique, des réseaux sociaux ; les modèles d’affaire de la presse écrite doivent s’adapter : penses-tu que le métier de journaliste se précarise de plus en plus ?

DB : Oui et non. Le journalisme local, par exemple, est effectivement en danger. La captation des revenus publicitaires par les géants du web au détriment des journaux de proximité est un gros problème pour la presse écrite. Il y a aussi une multiplication des plateformes médiatiques, de sorte qu’il devient complexe de se différencier. En revanche, à l’aire de la désinformation, des discours populistes et de Donald Trump, il est plus important que jamais d’avoir des bureaux d’enquêtes et du journalisme d’investigation. Un quotidien comme le New York Times, qui a les ressources humaines nécessaires pour toujours aller plus loin est en bonne position pour assurer ce rôle. 

Il est certain que la situation actuelle favorise la concentration des ressources de production médiatiques, à l’instar des plateformes qui elles, se multiplient. La profession change aussi. En tant que journaliste, on a beaucoup plus de responsabilités, par rapport à ce que j’ai pu observer il y a 20 ans. Par exemple, aujourd’hui, c’est moi qui écris les titres pour les articles, je suis aussi responsable des tweets (messages postés sur Twitter, ndlr). Pour se différencier il faut surtout être polyvalent. Savoir faire des vidéos, être à l’aise avec les logiciels photo et démontrer une proactivité.

« La captation des revenus publicitaires par les géants du web au détriment des journaux de proximité est un gros problème pour la presse écrite »

LD : Avec cet environnement disruptif, est-il possible d’avoir encore une sécurité d’emploi en journalisme ?

DB : Honnêtement, ça dépend du contexte. Au Québec, si tu es un aspirant journaliste, tu as Le Devoir, La Presse, Le Journal de Montréal et Radio-Canada, il n’y a pas énormément d’options. Le bilinguisme est aussi important dans l’écosystème médiatique. Évidemment qu’il y aura toujours des postes permanents pour des journalistes, mais effectivement, il y a beaucoup de concurrence. Mon conseil pour les gens qui veulent accéder à ce monde est le suivant : apprenez des langues. L’arabe, le mandarin, faites des vidéos, distinguez-vous par une valeur ajoutée.

Iyad Kaghad | Le Délit

LD : Comment se sent-on lorsque l’on travaille pour le New York Times ? Dans notre imaginaire collectif, ce journal est un peu l’incarnation de la crédibilité journalistique. Quand on écrit pour ce média, des milliers de personnes sur la planète nous lisent. Sachant cela, ressens-tu parfois que tu exerces un certain pouvoir, une certaine influence singulière ?

DB : Je ne passe pas mes journées à penser à mon « influence singulière », mais plutôt à la responsabilité qui m’incombe. Travailler pour le New York Times , ça signifie être 100% accurate (exact en français, ndlr) et « marié aux faits ». Pour moi, c’est quelque chose de presque maladif. À cause du caractère global du journal, j’ai une peur viscérale de faire une erreur ou d’inclure un fait inexact. Je dirais d’ailleurs que c’est la première considération que tout journaliste devrait avoir : vérifier la véracité de ses informations. En travaillant pour le New York Times, il y a aussi la responsabilité de choisir les bons sujets, décider où je vais put the spotlight (« braquer les projecteurs en français ndlr). Il faut comprendre que la clientèle de ce média est internationale. Je dois pouvoir écrire quelque chose qui touche des lecteurs de Hong Kong, Montréal, New Delhi ou encore Washington. Des millions de personnes nous lisent et donc, les articles doivent traiter de sujets qui trouvent résonance auprès d’un lectorat aux réalités différentes. La relation avec ce lectorat change aussi ; la communication ne se fait plus de façon unilatérale. Les gens peuvent maintenant nous répondre en temps réel, donner leur opinion sur nos écrits sur les réseaux sociaux ou par email. Ça change notre façon de travailler. Dès que je publie un article, je reçois systématiquement du feedback. C’est quelque chose de complètement nouveau.

« J’ai une peur viscérale de faire une erreur ou d’inclure un fait inexact »

LD : Ce n’est pas un peu anxiogène, la réception systématique de commentaires sur les réseaux sociaux ?

DB : Disons que je me suis habitué relativement tôt dans ma carrière à gérer la dynamique de stress observé dans le métier. J’avais 23 ans quand j’ai décroché mon premier boulot au Financial Times. Pour moi, c’était quelque chose d’impressionnant ; ce journal a une excellente réputation et est historiquement reconnu. Je devais être à la hauteur. Dès le début, j’ai dû passer en entrevue des personnalités imposantes, des gens dans la haute direction d’entreprises. Je me présentais dans les bureaux et les gens me demandaient : où est le journaliste du Financial Times ? Je leur répondais que c’était moi, le jeune gamin de 23 ans. Alors je dirais que j’ai eu l’occasion de développer très jeune cette tolérance à l’anxiété. Mais nous avons évidemment toutes et tous une certaine sensibilité, ce qui ne permet jamais une immunité complète. 

À cela j’ajouterai un commentaire qui à mon sens fait référence à une caractéristique propre au Québec. Du fait de sa nature identitaire singulière, c’est-à-dire une province francophone entourée de centaines de milliers d’anglophones, je remarque que les gens sont particulièrement exigeants sur la façon dont est faite sa couverture internationale. Il n’y a effectivement pas beaucoup de correspondants étrangers basés au Québec, ce qui rend les Québécois encore plus exigeants sur mon travail. Je m’efforce de ne pas rentrer dans la facilité ni les clichés. 

LD : Cela précède ma prochaine question : tu as été correspondant partout dans le monde. Paris,  Londres et Istanbul, entre autres. Comment t’y prends-tu pour adapter ta pratique journalistique aux milieux culturels dans lesquels tu évolues ? Est-ce un renouvellement constant de ta démarche ?

DB : Je dirais avant toute chose que du bon journalisme, c’est du bon journalisme. Justesse factuelle, analyse en profondeur, équilibre, méthodologie, les caractéristiques d’un article de qualité sont les mêmes que vous soyez en Bosnie, à Istanbul ou à Montréal. En revanche, pour chaque exercice journalistique, il faut être en capacité de creuser, saisir son milieu, aller plus loin, chercher des repères et donc en ce sens, je dirais qu’il est nécessaire d’avoir une certaine flexibilité et une certaine agilité. Surtout lorsque l’on est parfois parachuté dans des endroits différents, que ce soit pour couvrir une guerre en Géorgie, un coup d’État en Turquie, la crise économique grecque, suivre le pape dans ses déplacements ou rencontrer un président américain. Il faut être vif et agile. Je pense que le plus beau compliment que les journalistes peuvent recevoir est que la substance de leur travail est en adéquation avec la réalité du milieu auquel ils sont confrontés. C’est un peu l’objectif que je garde en tête lorsque j’écris à l’étranger. Par exemple, ma position au Québec est particulière. J’ai d’une part le regard d’un correspondant qui travaille pour un journal américain, mais j’ai d’autre part grandi ici, je parle français et comprends jusque dans mon ADN la réalité du pays dont je suis originaire. Tout ça facilite un peu mon travail. 

Malgré ma période d’absence, je me sens enraciné au Québec et au Canada. Je pense que les journalistes internationaux font preuve d’écoute active lorsqu’ils arrivent sur une terre qui n’est pas la leur, de sorte à s’exposer à la substance composant les milieux sociaux dans lesquels ils doivent s’intégrer pour mener à bien leur métier. Tout ça me fait penser à l’époque où j’étais en Bosnie, dans les Balkans, où justement la mixité des cultures et la complexité politique m’auront permis d’appréhender cette dimension du métier de journaliste. C’est somme toute quelque chose de stressant, considérant l’impeccabilité exigée par le New York Times .

« Il n’y a pas beaucoup de correspondants étrangers basés au Québec, ce qui rend les Québécois encore plus exigeants sur mon travail »

LD : La rédaction du New York Times est-elle intransigeante ?

DB : La réponse : oui, elle est intransigeante. Écoute, nous sommes toutes et tous humains, et nos éditeurs le comprennent bien, mais il y a une imputabilité qui nous incombe qui n’est

pas négociable.

LD : Le New York Times n’a pas eu de correspondant basé à Montréal depuis 1940. Pourquoi t’avoir envoyé ici en 2017 ?

DB : C’est simple. Le Canada est le marché étranger le plus important en termes d’abonnements numériques. C’est la première raison. Nous avons d’ailleurs toujours eu quelqu’un à Ottawa. Je dirais ensuite que mes rédacteurs et moi avons décidé de couvrir plus spécifiquement le Québec, car sa place au sein du Canada est singulière. Des sujets tels que la minorité linguistique, le nationalisme québécois, et même personnellement, revenir 28 ans plus tard, c’est quelque chose de particulièrement fécond pour mon travail. Cette province est éclectique et ambivalente, c’est ce qui la rend, à mes yeux, intéressante à couvrir.

LD : Comme on a pu le mentionner plus tôt, le New York Times possède un lectorat immense. Vous avez en quelque sorte un pouvoir considérable de donner de la visibilité aux sujets que vous choisissez de couvrir. Comment faites-vous ce choix ?

DB : Le premier critère, à mon sens, est celui de la globalité. Il faut que le sujet couvert puisse avoir une résonance mondiale. On est lu partout sur la planète, donc tout le monde doit pouvoir y trouver son compte. C’est aussi un équilibre avec la pertinence locale. On est aussi avant tout un média de nouvelles, donc évidemment tout ce qui touche l’actualité, c’est névralgique. Les élections fédérales d’octobre, le projet de loi 21, toute nouvelle qui a une pertinence notable se doit d’être couverte. Pour ce qui est des faits divers, on a beaucoup de latitude. Nos éditeurs comptent sur nous pour être sur le terrain. Ma stratégie est de toujours proposer des idées afin de maximiser mes chances de couvrir ce que je veux plutôt que de creuser des sujets qui ne sont pas les miens. 

Prenons le projet de loi 21, c’est quelque chose d’extrêmement riche comme sujet. C’est multidimensionnel. On parle de culture, d’identité, de nationalisme, d’accommodements. Le fait d’avoir été correspondant à Paris et à Londres me permet de prendre un angle d’analyse intéressant. J’ai pu écrire sur des sujets analogues, comme la polémique autour du Burkini : cette dualité religion/sécularisme revient souvent, et l’expérience vécue en Europe me permet de faire des parallèles qui je pense donnent une certaine valeur ajoutée à l’exercice journalistique. L’expérience cumulée est alors toujours pertinente dans sa capacité à trouver et traiter de nouveaux thèmes. 


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