Aller au contenu

Pour une reconquête artistique

Kent Monkman s’empare des salles du musée McCord jusqu’au 5 mai 2019.

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

Mardi dernier, entre deux cours, nous avons eu l’occasion d’assister à la conférence de presse présentant l’arrivée au musée McCord d’une nouvelle exposition signée Kent Monkman.

Il est 11h10 et la présidente du musée, Suzanne Sauvage, nous accueille au rez-de-chaussée du 690 rue Sherbrooke, nous affirmant qu’on ne pourra pas « sortir indemne » de cette exposition intitulée Honte et préjugés : une histoire de résilience. Elle laisse ensuite la parole, pour notre plus grand bonheur, à l’artiste en personne.  Très vite, à peine après avoir décrit la genèse de son projet, il nous invite à le suivre vers l’exposition. Nous mesurons alors l’inestimable opportunité d’entendre les explications de l’artiste lui-même, sans intermédiaire, de ce parcours revisitant à la fois l’histoire sanglante du Canada depuis la Confédération et l’histoire de l’art l’ayant glorifiée.

Corriger l’histoire

Ce contre-récit poignant et nécessaire est livré par Miss Chief Eagle Testickle, l’alter ego spirituel de Kent Monkman, qui nous invite dans ce projet protéiforme. Les murs sont tapissés par des extraits de ses mémoires, ces « fictions documentaires » accompagnant les immenses toiles de l’artiste qui la mettent en scène, dominante et assurée. C’est ainsi une autre version de l’histoire qui est exposée grâce à ce changement de protagoniste : au lieu de glorifier les « pères de la nation », peints par les artistes blancs de l’époque, notre regard se tourne vers Miss Chief. Cette histoire expose ainsi la résilience des peuples autochtones face à la violence multidimensionnelle des sévices coloniaux. La liste est longue, mais l’exposition replace une grande partie des violences dans l’histoire du Canada « moderne » afin de redonner une voix à ceux et celles qui les ont subies.

l’exposition replace une grande partie des violences dans l’histoire du Canada « moderne » afin de redonner une voix à ceux et celles qui les ont subies

Un des chapitres thématiques les plus incisifs est celui traitant des enlèvements des enfants, placés de force dans des pensionnats. La salle qui couvre ce chapitre restitue l’indicible atrocité de se voir privé de sa famille, de sa culture, de sa langue. Les murs sont en effet couverts de dizaines de porte-bébés traditionnels, mais l’on remarque qu’il en manque. Le vide que laissent les enfants disparus est représenté par les contours de ces objets en forme de tombes.  Kent Monkman nous confie que sa grand-mère est une survivante des pensionnats, l’exposition lui étant par ailleurs dédiée. Il s’agit donc d’un véritable travail de mémoire, urgent pour contrer le monopole historique et artistique colonial et occidental sur ces questions. Cette exposition a été commandée à l’occasion des 150 ans de la Confédération et Honte et préjugés nous rappelle que ce siècle et demi a été le plus dévastateur pour les peuples autochtones de ce pays.

Décoloniser la mémoire

Surtout, la force de l’artiste réside dans l’occupation d’un espace colonial : le musée McCord. Monkman aurait en effet très bien pu choisir un autre espace pour exposer ses œuvres, mais une grande symbolique est permise par la réappropriation de ce lieu « légitime » où on expose le butin de la colonisation – le musée McCord lui-même se vantant d’avoir une collection de plus de 16 000 artefacts autochtones – et des œuvres au discours colonial. Dans un de ses commentaires, l’artiste dénonce également les musées d’Histoire naturelle, où les peuples autochtones sont déshumanisés en étant souvent « étudiés » comme une espèce animale. En somme, dès qu’ils sont représentés, ils le sont d’une manière dégradant leur intégrité, leurs cultures, leurs histoires. 

Aussi, Monkman expose The Daddies, où l’on peut voir les « Pères de la nation canadienne » réunis, avec au centre Miss Chief posant nue. Cette juxtaposition provocante célèbre la sexualité  libre et la puissance d’une personne autochtone queer, imposant sa beauté au regard de ces hommes blancs décontenancés. De la même manière, comme une mise en abîme, l’artiste fait se confronter ses propres œuvres à celles du passé colonial en les disposant côte à côte. Il ne fait pas disparaître les représentations caricaturales et réductrices des peuples autochtones. Au contraire, Kent Monkman nous rappelle leur grave existence, tout en les remettant à leur place, en tout petit par opposition à ses œuvres magistrales. Il les reproduit de manière parodique, en chamboulant le rapport de pouvoir entre les colons et les colonisés, le tout en bouleversant les systèmes cis-hétéronormatifs que ces premiers ont imposés. Il s’agit alors d’un dialogue inscrit dans un nouveau rapport de pouvoir, où les œuvres s’entrechoquent, afin d’intégrer les expériences autochtones dans une histoire de l’art classique les ayant brutalement effacées.

les œuvres s’entrechoquent, afin d’intégrer les expériences autochtones dans une histoire de l’art classique les ayant brutalement effacées

Ce retranchement des peuples autochtones de l’histoire de l’art existe aussi dans le courant moderniste. Le mouvement a connu une heure de gloire et un encensement incroyable, justifiés par sa vocation « révolutionnaire » de renverser les traditions artistiques européennes. De même, les mouvements plus contemporains comme le cubisme ou le primitivisme ont voulu questionner les pratiques artistiques en s’appropriant des « artéfacts tribaux  ». Mais, dans le même temps, comme l’écrit Monkman dans son avant-propos aux mémoires de Miss Chief, « les coutumes et les langues autochtones étaient expulsées, à force de coups, du corps des enfants autochtones dans les pensionnats ». Honte et préjugés s’inscrit donc comme contre-discours puissant, exposant les violences du passé et les traces qu’elles ont laissées, en partie par la faute des espaces coloniaux culturels que sont les musées. Monkman, pour les décoloniser, parvient à les conquérir.

Une histoire de résilience

Si l’exposition Honte et Préjugés met en évidence la colonialité des espaces matériels et abstraits que sont les musées ou le champ disciplinaire de l’histoire de l’art, ce n’est pas sans oublier la dénonciation de la continuité de cette violence qui s’exerce au-delà de nos imaginaires. Dans son discours comme dans ses oeuvres, Kent Monkman mobilise les expériences de discrimination contemporaines des personnes autochtones au Canada comme conséquences, en partie, des représentations préjudiciables dans l’art occidental auxquelles ces personnes ont été assujetties. Les portraits occidentaux de l’époque précolonial dans l’art ont eu une portée normative sur la volonté d’appropriation de ces territoires par les Européens. Dans le célèbre article intitulé Decolonization is not a metaphor  (La décolonisation n’est pas une métaphore, ndlr), Eve Tuck et K. Wayne Yang expliquaient que la particularité de ce qu’iels nomment le colonialisme de peuplement  est l’intérêt écrasant que les colons ont pour les territoires et ses ressources. Aussi, les peintres occidentaux arrivés sur le territoire canadien ont souvent dépeint une nature vierge et luxuriante en invisibilisant complètement les populations natives de ces régions ou en les faisant apparaître, elles aussi, comme des éléments de cette nature, sauvages et non apprivoisés. La figure de Miss Chief Eagle Testickle triomphant sur d’immenses toiles qui engloutissent le regard du spectateur.rice,  happé·e par l’immensité des forêts ou des montagnes dessinées, est donc une reconquête virtuelle de tous ces territoires arrachés. 

Le tour de force de Kent Monkman quant à la muséographie de ce projet repose sur la puissance avec laquelle il parvient à mettre en image la résilience. Son entreprise artistique illustre la force des populations autochtones à faire face à l’aliénation des espaces spirituels et territoriaux imposés par la colonisation tout en dénonçant les sévices passés et contemporains subis en Amérique du Nord. Circulant librement d’une pièce à l’autre dans les salles tamisées du Musée McCord, on se questionne alors, en tant que spectateur.rice, sur la notion d’espace et sur la manière dont celle-ci, selon les formes que ce concept prend, est traversée par des rapports de forces et de pouvoir. Ce pouvoir qui vise, finalement, à maintenir un contrôle sur les populations autochtones. Ce pouvoir qui entend  faire de la captivité son outil majeur pour tenter de maintenir l’emprise qu’il a sur des nations en résistance. 

« Where is your people ? » 

Honte et Préjugés démontre ainsi la persistance dans le temps et dans l’espace de la claustration des personnes autochtones. De la même manière que l’histoire de l’art a souhaité enserrer les membres des Premières Nations, les personnes métis et les personnes inuits dans le carcan étroit d’une supposée identité « indienne », les institutions de contrôle des populations canadiennes participent à différentes échelles à ces processus d’emprisonnement. Lorsque l’on fait état de ces méthodes d’enfermement est souvent évoquée en premier lieu la notion de réserve, à savoir, ces territoires attribués aux Premières Nations par les colons. Elles sont régies, encore aujourd’hui, par la Loi sur les Indiens stipulant que « Sa Majesté détient des réserves à l’usage et au profit des bandes respectives pour lesquelles elles furent mises de côté. » Pourtant, depuis les années 1960, précisait Kent Monkman lors de la conférence, les populations autochtones s’urbanisent de plus en plus et la représentation  des expériences de vie de ces citadins est encore plus minime que celles des personnes vivant en réserve. Ayant grandi à Winnipeg, une des villes où l’on recense la présence la plus importante de populations autochtones, Kent Monkman se souvient avoir été cependant questionné par ses camarades de classe : « Where is your people ? »(« Où sont ceux de ton peuple ? », ndlr). Aussi, dans certaines de ses œuvres comme Struggle for Balance, exposée dans la dernière salle de l’exposition, il met en image les expériences de sévère précarité vécues par les populations autochtones dans les villes, transformant ainsi la cité urbaine en un nouveau lieu de captivité où la résistance est inéluctable.

Enfin, impossible d’évoquer la notion de captivité sans aborder la question de l’incarcération de masse des personnes autochtones par le système judiciaire canadien. Alors que celles-ci ne représentent que moins de 5% de la population canadienne, elles constituent près d’un quart des détenu.e.s dans les pénitenciers fédéraux. Ainsi, Kent Monkman a centralisé une partie de son travail pour l’exposition au Musée McCord autour de ce sujet souvent éludé. Son installation titrée Minimalism dénonce la tendance actuelle du minimalisme comme mode de vie, promu sur les réseaux sociaux et adopté par des personnes privilégiées qui, par ailleurs, profitent d’un système fondé sur des inégalités. Son œuvre met en scène un mannequin enfermé dans une cellule qui rappelle les intérieurs épurés que l’on retrouve dans certains magazines de décoration. Alors que l’on déambule autour de l’immense cage blanche, on peut y voir accroché les messages et les dessins de détenus que Kent Monkman a contactés et rémunérés pour l’exposition de leurs œuvres. Symboliquement, il met en scène les tentatives d’échappatoire à l’enfermement auxquelles peuvent avoir recours ces personnes incarcérées.

Lui-même, en tant qu’artiste, entreprend par ce projet, une reconquête de sa propre liberté, faisant fi de l’habituelle déférence supposément due aux canons de l’histoire de l’art. Il s’en inspire parfois, les détourne souvent et les critique toujours. 


Articles en lien