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Le contrefort de nos intuitions

Portrait de Bergson, ou comment apprendre à vivre merveilleusement le réel.

Fatima Silvestro | Le Délit

Le philosophe français Henri Bergson est un penseur de l’expérience et peut nous aider à mieux vivre. Pareil exercice demande à ce que nous regardions ensemble le mouvement « sans concept interposé ». Bergson s’opposait à ce que l’on vive de la manière enseignée par les concepts abstraits. Le temps spatialisé n’est pas le temps réel et parler du temps de la sorte en revient souvent à l’expérimenter similairement. Plutôt, Bergson tentait de saisir une parcelle du réel pour laquelle le langage se montre incapable de quoi que ce soit, loin des mots desquels nous sommes les habitués. Contrairement à ce que purent penser les phénoménologues français de l’après-guerre, il y avait bien une phénoménologie avant eux, en France. D’une clarté dont bien peu peuvent se vanter en phénoménologie, les mots ordinaires de Bergson ont pour eux le mystère de convaincre de vivre ce dont parlait le philosophe. Nous pourrions évoquer une éducation au sentiment d’exister et d’une « sagesse [qui] met en fuite les papillons noirs de l’angoisse métaphysique ». 

À cet égard, la philosophie de Bergson est une « philosophie à l’endroit », nous disait Jankélévitch, une philosophie qui n’a plus « la tête en bas », en ce sens qu’elle s’écoule et crée dans le sens de la vie. Un appel bergsonien à délaisser ces mauvaises habitudes de la pensée, ces habitudes par lesquelles nous tirons du concept l’expérience.  C’est pourquoi, nous aimons à dire que de saisir l’exaltation de vivre, c’est véritablement saisir consciemment l’expérience vécue. Intuitivement, une fois délogés de nos rapports intellectuels au temps abstrait et à sa dimension spatiale, nous pouvons saisir le passage du temps, la durée. La valeur d’une telle expérience ne se réduit pas à ce que l’on pourrait en dire. Les mots ne suffisent plus. 

Afin de saisir toute la beauté et la révolution que peut exercer sur nous l’expérience du temps qui passe, du monde qui transpire la vie, il nous faut impérativement nous disposer à l’expérimentation. En ce sens, Bergson ne prétend pas nous faire comprendre ce qu’est la durée ou encore, dans une manière plus large, le devenir toujours en cours du monde, par le simple ministère des mots. Plutôt consent-il à nous en donner la méthode, à en imprimer le rythme dans des phrases savant épouser des formes desquelles nous ne sommes pas étrangers. Ainsi, l’intuition bergsonienne procède d’une philosophie pratique sans « mouvement rétrograde du vrai », sans explication a  posteriori – toujours un peu artificielle – des expériences vécues. Autant Épicure, les stoïciens et les autres écoles antiques offraient-ils des exercices et une expérience suggérée du monde, autant nous tenons de la modernité occidentale un philosophe français ayant su nous ouvrir des chemins bien particuliers de l’expérience.

Porter attention

On s’est opposé à Bergson. Certains lui ont rappelé que « l’attention peut préciser, éclairer, intensifier : elle ne fait pas surgir, dans le champ de la perception, ce qui ne s’y trouvait pas d’abord ». L’expérience réfute cela. Des femmes et des hommes, depuis des millénaires, ont pour fonction « justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement ». Il est ici question, évidemment, des artistes. Dans La pensée et le mouvant, Bergson nous entretient au sujet de l’art comme d’un outil convoquant le réel. Car, vraiment, si tout nous était donné par nos sens, à quoi donc pourrait nous servir l’art…? Sinon à en ouvrir le faire. Bergson de dire : « À quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? » En cela, l’écrivain Stefan Zweig, dans son roman La confusion des sentiments, nous éclaire bien plus au sujet de certains aspects tout particuliers de la psychologie humaine que ce que tout l’agencement conceptuel freudien peut quant à lui faire. L’artiste est donc un révélateur, au sens profond d’un dévoilement, d’un voile d’anamorphoses dont on ferait momentanément l’économie. L’artiste crée du vrai et modifie de cette manière notre contact au monde. Suivant nos sensibilités, pouvons-nous véritablement revenir en arrière, comme d’un autre monde, après avoir contemplé des peintures impressionnistes de Van Gogh, ressenti la vraie grandeur du monde dans les haïkus de Kobayashi Issa, entendu la musique de Franz Schubert, apprécié le courant de conscience de Virginia Woolf, saigné les plaies de René Char ? Allons. 

D’où nous vient notre respect des grands artistes, sinon du fait que nous aurions « déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent » ? Mais face à ce perçu, nous n’aurions guère porté une attention pourtant toute nécessaire. À l’époque où Bergson écrit ses livres, l’image généralisée de l’artiste en tant qu’individu idéaliste et distrait est très présente. Alors, comment se fait-il que l’artiste sache si bien porter à lui cette phénoménologie de ce que nous manquons tous, en quelque sorte ? Eh bien, dans la vie quotidienne, l’intérêt pratique demande à ce que l’on évacue l’attention, nous dira Bergson. L’action le commande le plus souvent. Le philosophe nous dit que l’humain discrimine et sélectionne selon certains critères. Il n’y a qu’à voir, nous dit-il, la manière dont notre mémoire opère. Pour autant, les artistes sont d’excellents guides desquels nous pouvons tirer la volonté de devenir nous-mêmes artiste attentif de notre propre existence. 

Conversion à l’ordinaire

Dans La pensée et le mouvant, la pensée bergsonienne appelle à une « conversion de l’attention », à nous tourner vers la réalité en constant devenir. Il serait alors question de laisser tomber pour un moment les concepts, produits de l’intelligence et propres de l’action, afin d’entrevoir directement la réalité. Bergson dira d’ailleurs de sa philosophie qu’elle  «[détourne] cette attention du côté pratiquement intéressant de l’univers et [la retourne] vers ce qui, pratiquement, ne sert à rien » et qu’elle est en cela une  « conversion de l’attention ». Peut-être cette attention n’est-elle pas pratique à la chose scientifique, mais elle l’est du point de vue humain. 

Par ailleurs, un segment important de la philosophie japonaise avait en haut respect une telle éducation à l’attentivité, à l’intuitionnisme, au « mono no aware », au devenir du monde. Les bouddhistes pensaient également la chose. Elle est plus rare en Occident et peut se résumer assez vite par des penseurs du devenir tels que Héraclite, Nietzsche, Jankélévitch ou encore, justement, Bergson. Saisir l’intérêt de la pensée bergsonienne peut parfois revenir à assimiler les conséquences qu’ont tirées les doctrines japonaises d’une telle pratique. Si l’on comprenait, par exemple, le changement tel qu’il s’opère, « non seulement la philosophie y gagnerait, mais notre vie de tous les jours – je veux dire l’impression que les choses font sur nous et la réaction de notre intelligence, de notre sensibilité et de notre volonté sur les choses – en seraient peut-être transformées et comme transfigurées ». 

En s’attardant à l’attentivité, Bergson nous interpelle davantage sur la manière d’expérimenter que sur la nature de nos expériences. Qu’importe de voyager à l’autre bout du monde ou encore d’être dans la relation de nos rêves ; l’important réside dans la manière de vivre. L’intensité que l’on veut bien conférer à nos expériences révèle notre joie. Marchons, parlons, dansons, buvons, baisons différemment. Soyons cette extase des transpirations du réel. Comprendre cela, c’est se donner « à la fois la quiétude du devenir et l’ivresse de la liberté, la durée sage et la minute heureuse, la paix de ce soir et la joie de ce matin », pour reprendre les bons mots de Jankélévitch. 

L’odyssée intérieure dont nous sommes les glorieux invités n’aboutit qu’à nous-mêmes. Peut-être même, constitue-t-elle la seule manière d’aspirer sérieusement à la maxime du poète Pindare : « Deviens qui tu es. » Quand bien même Bergson aurait-il tort, cela n’a – au fond  !  – que peu d’importance… La vérité logique importe finalement peu lorsque la source s’épanche sans entrave. On peut vivre tel que Bergson l’entendait et c’est peut-être là l’essentiel de ce qu’il y a à en dire. La tranquillité d’âme n’est qu’à la distance de notre expérience.

 

Livres de Henri Bergson :

Essai sur les données immédiates de la conscience (1889)

Matière et mémoire (1896)

Le Rire (1900)

L’Évolution créatrice (1907)

L’Énergie spirituelle (1919)

Durée et Simultanéité (1922)

Les Deux sources de la morale et de la religion (1932)

La Pensée et le Mouvant (1934)


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