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L’intraduisible de la durée

L’expérience du temps chez Bergson.

Audrey Bourdon | Le Délit

Le concept de la durée fut central dans l’œuvre du philosophe français Henri Bergson. D’abord introduit dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, sa thèse de doctorat soutenue en 1888, cette notion-clé l’aura accompagné jusqu’à son dernier recueil publié, La pensée et le mouvant. Indissociable de la pensée bergsonienne, que signifie en fait cette « durée » pour l’expérience du temps ? Bergson nous résume : « On ne peut que vivre cette durée, au fur et à mesure qu’elle se déroule. »

Deux consciences

Afin de saisir l’idée de durée comme l’entend Bergson, il convient de retracer la division que celui-ci effectue entre deux consciences – réfléchie et immédiate – et entre deux réalités – homogène et hétérogène. La conscience dite « réfléchie » doit s’en remettre à un acte de conception des choses dans l’espace. C’est celle qui fait bon usage du langage puisque les mots sont utiles pour les distinctions, les représentations dont elle traite. La conscience « immédiate », quant à elle, est temporelle et est plutôt obtenue lorsque l’on arrête de spatialiser le temps. C’est la conscience qui ne peut faire usage du langage, ni de la division spatiale du temps.

Il existe aussi, selon Bergson, deux réalités : l’une homogène, qui correspond à l’espace, et l’autre hétérogène, qui fait référence aux qualités sensibles. C’est la réalité homogène qui permet l’abstraction, c’est-à-dire celle qui permet de compter, par exemple, et peut-être même de parler. Le temps perçu selon la réalité homogène n’est en fait que le « fantôme de l’espace obsédant la conscience réfléchie ». De cette manière, il existe deux conceptions possibles de la durée : l’une contaminée par l’idée d’espace, où les états de conscience ne sont plus les uns dans les autres mais plutôt se succèdent, et l’autre qui est pure. Dans les mots de Bergson, « la durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre ».

Le temps spatialisé de la science

Le temps homogène est le temps produit par l’alignement de divers états successifs qui ont été déliés de leur interpénétration mutuelle. C’est celui que la science mesure, qui correspond à la quatrième dimension de l’espace ; pensons à la physique qui écrit les coordonnées spatio-temporelles (x, y, z, t). C’est au sein de celui-ci qu’un mouvement de pendule peut à la fois être sur place et juxtaposé à lui-même ; la simultanéité est d’ailleurs l’union entre espace et durée. 

La science ne fonctionnant qu’aux moyens d’un temps spatialisé, elle porte à contaminer toute sorte de temps qui se veut d’abord hétérogène. Bergson nous donne l’exemple de la loi de la conservation. Selon lui, cette croyance en une telle loi pour la matière, la force, « tient précisément peut-être à ce que la matière inerte ne paraît pas durer, ou du moins ne conserve aucune trace du temps écoulé ». Toutefois, lorsqu’il est question de la vie, les choses en vont autrement. Le temps qui passe agit lui-même en tant que cause ; l’idée de conserver quoi que ce soit « implique une espèce d’absurdité ». Par exemple, une sensation peut se prolonger, et se modifier, et c’est là le propre de l’interpénétration des états de conscience : « Le même ne demeure pas ici le même, mais se renforce et se grossit de tout son passé. »  Cette croyance en la durée pure comme étant la même que celle agissant sur le monde extérieur, nous explique Bergson,  provient du fait que nous ne sommes pas habitués de nous regarder nous-mêmes directement, mais le faisons à travers des intermédiaires extérieures.

Cette idée de conservation soulève une question indissociable au temps : la notion de causalité. Qu’en est-il donc de la loi de causalité lorsqu’il est question d’états de conscience, c’est-à-dire selon ce concept de la durée ? Dans le monde extérieur, une relation de causalité peut être établie si les mêmes causes produisent les mêmes effets. Au sein de la conscience, la situation diffère. En effet, la loi de causalité parle de mêmes causes et pour cela, l’on assume qu’une même cause peut se présenter à nous à plus d’une reprise. Si cela s’avère être bien le cas pour le monde extérieur, il serait faux de croire en une identité entre des états psychologiques survenant à des moments différents. En suivant la pensée de Bergson, il en va de la définition même de la durée que d’être l’hétérogénéité des faits psychologiques, c’est-à-dire du fait que la conscience porte la marque du temps écoulé. Selon le philosophe, la notion de causalité est finalement vide de sens pour le « monde des faits internes ».

« Le même ne demeure pas ici le même, mais se renforce et se grossit de tout son passé » 

Bergson

De plus, il est possible de voir un autre problème relatif à la psychologie, en rapport à cette tentative généralisée de quantifier à tout prix ; l’on veut mesurer des états, des sensations, des choses qualitatives et non extensives. Pensons par exemple à la physique qui peut mesurer quantitativement la température, alors que la psychologie voudrait pouvoir mesurer la sensation de chaleur. C’est dénaturer ce qu’est une sensation que de vouloir la réduire à un caractère non qualitatif, c’est-à-dire qui se quantifie et se mesure.

La notion de durée chez Bergson peut être comprise grâce à l’analogie avec le mouvement. Lorsque l’on tente d’analyser un mouvement, on se dit d’abord que celui-ci a lieu dans l’espace, et on le conçoit comme homogène et divisible. Toutefois, en disant cela, c’est en fait à l’espace parcouru que l’on pense ; l’espace est confondu avec le mouvement même. Nous pouvons donc saisir que l’objet en mouvement occupera effectivement différents points dans l’espace, mais c’est alors tout différent du mouvement : le mouvement échappe à l’espace, car c’est « l’opération par laquelle un objet passe d’une position à l’autre », c’est une opération de la durée – voyons-le comme un progrès. Ainsi, il y a pour le temps ce qu’il y a au mouvement : une quantité homogène – le temps mesuré, les positions de l’objet – et une « qualité », ce qui n’a de « réalité que dans notre conscience » – la durée, l’espace parcouru. En bref, la science ne peut se permettre d’opérer sur le temps « qu’à la condition d’en éliminer d’abord l’élément essentiel et qualitatif — du temps la durée, et du mouvement la mobilité ».

Si la durée est une notion si importante, pourquoi nous échappe-t-elle ? Bergson explique que c’est en raison de ce qu’il appelle la « logique de l’action ». La notion de causalité est nécessaire à nos mouvements dans l’espace, et comme la connaissance de la durée réelle reste fragile – cela car ce regard tourné vers l’intérieur peut être à tout moment détourné vers l’extérieur –, nous restons dépendants de cette logique de l’action.

L’incommensurabilité de la pensée

Avec une telle spatialisation du temps de la part des sciences, nous pouvons comprendre les limites de celle-ci pour ce qui est de rendre « l’état d’une âme ». De parler de plusieurs états seraient déjà de prétendre pouvoir les compter, et donc d’entraîner la spatialisation de ceux-ci. Cette multiplicité des états de conscience se retrouve devant une impossibilité d’être distincts par la langue : « La représentation d’une multiplicité sans rapport avec le nombre ou l’espace […] ne saurait se traduire dans la langue du sens commun. » En effet, le langage, afin de saisir la multiplicité, ne peut faire autrement que de fixer le mouvement intérieur en bêtes positions extérieures langagières. Parce que les sciences sont dépendantes du langage, ses limites y sont également liées.

« Nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage »

Bergson

Nous disions plus haut qu’aucun état de conscience ne peut être le même, cela car chacun se modifie en se répétant. Bergson explique que, si un état nous semble être le même qu’un autre, c’est en raison de notre utilisation du même mot qui le traduit ; il y a là une influence du langage sur l’état de conscience. De plus, cet état se trouve être traduit par le même mot chez tous les hommes. Ainsi, « nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage ». Ce n’est que par commodité du langage que l’on désigne tel état par tel mot ; en traduisant les états de conscience par le langage, nous oublions qu’ils ne sont pas des choses, mais plutôt des progrès. Traduire un état de conscience en mots mène inévitablement à une perte qualitative.

Comment alors saisir cette durée qui nous habite, et pourquoi ? Bergson suggère d’abord que ce soit là le rôle de ce qu’il nomme la métaphysique, ou encore celui des arts. Comme la peinture et la sculpture immobiles peuvent saisir un mouvement, alors les arts et la métaphysique peuvent rendre visible ce qui inextricablement fait partie de nous. Pour ce qui est des raisons derrière l’importance de saisir néanmoins cette durée, Bergson se tourne vers la liberté et l’identité. Ces deux concepts centraux de la vie humaine sont indissociables de la durée, et sont donc tout aussi indicibles que celle-ci ; il en revient à notre saisie de la durée d’en comprendre les fondements même.


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