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La dangereuse disqualification de la violence politique

L’auto-défense des mouvements contestataires, bouclier contre la violence légitime ?

Iyad Kaghad | Le Délit

L’ incompréhension face à la violence contestataire s’accompagne rapidement d’une volonté de la délégitimer : trop « radicale », desservant la cause du mouvement, non-démocratique… Un rapport de force se fonde ainsi sur l’auto-proclamation implicite des classes dominantes partisanes d’institutions économiques, sociales et politiques : celle d’être juge de la légitimité d’un mouvement social. C’est un regard que s’autorise les classes dominantes, car la violence de ces mouvements sociaux leur est le plus souvent adressée. Elle naît en effet d’un malaise, d’une frustration relative éprouvée par les classes sociales les plus défavorisées au sein d’un système socio-économique toujours plus inégalitaire. 

Condamner pour éviter 

« Quand une domination approche de son point de renversement, ce sont toutes les institutions du régime, et notamment celles du gardiennage symbolique, qui se raidissent dans une incompréhension profonde de l’événement — l’ordre n’était-il pas le meilleur possible ? ».  L’économiste et chercheur au Centre de sociologie européenne Frédéric Lordon souligne ici le réflexe de résistance des élites face aux mouvements contestataires lorsque ces derniers atteignent un certain seuil de « débordements », souvent ancrés dans un usage de la violence physique et matérielle. En témoigne l’actualité sociale française de ces derniers mois, fortement marquée par les actions des Gilets Jaunes, soutenues par la majorité de l’opinion publique mais dont les manifestations de violence sont jugées inquiétantes par la quasi-totalité de la classe politique et des médias. On remarque, comme l’évoque Lordon, un ahurissement et une consternation de la part de ces derniers devant la violence des scènes « d’émeutes », de saccages, d’incendies, d’altercations avec les agents de police, de casses…  Comme si les actes et les propos violents des Gilets Jaunes sortaient de nulle part .

Au service des plus forts

Cette « délégitimisation » de la violence comme arme de contestation et de protection politique repose sur l’idéal moral et politique du monopole de la violence légitime par l’État. Ce monopole, fruit du consentement des citoyens, permet ainsi à l’État d’être le seul à pouvoir exercer une violence sur son territoire de manière légitime, par le biais de ses bras régaliens — la police, l’armée ou la justice. Cette légitimité repose cependant sur la conformité au droit et à l’équité, dont l’évaluation est directement accordée aux représentants individuels de l’État. Un policier détient alors tout le pouvoir d’être violent à l’égard de manifestants, en toute légitimité, si ce geste découle d’un besoin d’auto-défense ou de protection des autres citoyens. Dans son livre Se défendre : une philosophie de la violence, Elsa Dorlin retrace la généalogie du monopole de la violence légitime pour expliquer comment l’État a pu historiquement désarmer certains groupes tout en permettant l’armement d’autres, partageant ainsi son monopole. Une attribution discriminatoire, qui a pu au fil de l’Histoire être fondée sur des principes racistes et classistes. 

Elle revient en effet sur l’Histoire coloniale française, où le Code Noir de 1685 institutionnalisa l’armement des colons tout en interdisant l’usage d’une arme par les autochtones. Cette législation d’exception était également pratiquée lors des phases suivantes de colonisations du 19e et 20e siècle. L’État délégua en quelque sorte le droit aux élites de faire justice elles-mêmes, pour se « défendre » contre l’Autre, défini dans l’imaginaire colonial raciste comme étant d’une civilisation et d’une intelligence inférieure tout en habitant un corps plus « fort » et donc dangereux, imprévisible. L’extrême violence employée pour réprimer les mouvements de résistance et de contestation indépendantistes était ainsi davantage justifiable. 

Iyad Kaghad | Le Délit

Elsa Dorlin insiste également sur la pratique du lynchage aux États-Unis, une exécution sommaire commise par un groupe de personnes, sans procès ni possibilité pour « l’accusé » de se défendre. C’est ainsi que plusieurs milliers de personnes afro-américaines furent lynchées et leurs bourreaux protégés par une loi non écrite, celle qui permettait aux personnes blanches d’agir en « justiciers ». En effet, bien souvent, un lynchage était la punition réservée à une personne de couleur pour avoir « offensé la suprématie blanche » (accusation d’insultes, de disputes, de viols — en particulier commis par des jeunes hommes noirs) mais sans aucune preuve nécessaire. Une pratique ayant aujourd’hui disparu, mais dont les fondements idéologiques peuvent être retrouvés dans certaines institutions encore en place, notamment l’incarcération de masse des hommes noirs aux États-Unis. Le taux d’incarcération atteint aujourd’hui des records : d’après le Pew Research Center, 1/3 de la population incarcérée en 2018 était afro-américaine, tandis que les Afro-Américains représentent 12% de la population totale américaine. Ces exemples historiques révèlent ainsi des instances où le monopole de la violence légitime par l’État fut rompu. L’usage de la violence par les colons français et par les populations blanches américaines était justifié, voire même encouragé, pour préserver un certain ordre social et la protection de la population vis-à-vis de groupes — souvent racisés —, criminalisés et dépourvus d’un droit à l’auto-défense.

Les gages d’apaisement social

L’apparente pacification des sociétés occidentales au 20e siècle a été interprétée comme l’effet d’une meilleure intégration des classes populaires et communautés défavorisées dans les institutions. Ce sentiment de pouvoir s’exprimer, se défendre, consommer, grimper l’échelle sociale est effectivement un gage d’apaisement social. Selon l’historien Gérard Noirel, c’est lorsque les canaux d’intégration, notamment de l’éducation ou de la participation politique, s’affaiblissent que la violence physique apparait comme l’arme ultime des invisibilisés. L’historien spécialiste des questions urbaines Michael Katz, dans son article Why Don’t American Cities Burn ?, souhaite expliquer pourquoi les émeutes raciales sont moins fréquentes (l’article fut publié avant le mouvement Black Lives Matter en 2013) depuis les années 1970, alors que les inégalités raciales, même si elles ne prennent plus les mêmes formes qu’au cours de la ségrégation, ne font qu’accroître. La thèse de Katz est la suivante : l’État américain mène des politiques de management de la marginalisation, c’est-à-dire une dépolitisation (la politique ici définie comme le projet d’intellectualiser et d’agir contre l’oppression économique, sociale et politique), amoindrissant ainsi la possibilité d’un soulèvement.  Cette dépolitisation peut ainsi découler de l’existence de certains canaux d’intégration, comme  l’incorporation d’Afro-Américains dans les institutions (via la discrimination positive par exemple) ou l’accroissement du pouvoir d’achat permettant aux populations noires de consommer et de se sentir égales aux populations moyennes blanches. Mais ce management prend aussi la forme  d’une répression des mouvements contestataires à travers, par exemple, l’incarcération de masse ou  hyper-policing, un maintien de l’ordre et une surveillance proactifs d’une communauté criminalisée qui finit par intérioriser cette identité. Katz perçoit ainsi les canaux d’intégration d’une manière assez négative, surtout lorsqu’ils existent en parallèle d’une répression policière, souvent mis en place en tant que simples pansements. Car permettre l’intégration de certains Afro-Américains dans les hautes sphères de l’État ne peut suffire si les politiques publiques ignorent les inégalités d’accès au logement ou scolaires des classes populaires afro-américaines. La paix sociale ne tient alors qu’à un fil, qu’à un acte de violence policière de trop, comme on a pu le voir lors des émeutes raciales de Ferguson et de Baltimore en 2014 et 2015. 

La révolution des Black Panthers

Les moments de crise socio-économique, touchant en particulier les populations défavorisées, sont par conséquent propices à l’éclatement de la violence contestataire. Ce sont des moments où ces populations, marginalisées socialement, ne se contentent plus de compromis face aux injustices grandissantes, ne se sentent plus protégées par l’État face à des systèmes essentiellement violents. Ce fut le cas des Black Panthers notamment, un exemple longuement analysé par Elsa Dorlin. Ce mouvement militant nationaliste et d’inspiration maoïste est né malgré les victoires législatives du mouvement des droits civiques, pour libérer le peuple noir des injustices économiques et sociales, du service militaire et de la répression policière. C’est particulièrement à cet égard que le mouvement se définit : sa mission était de défendre la population noire de la violence de l’État. La question de l’usage de la violence n’a donc jamais été exclue du programme des Black Panthers, même si d’autres actions « pacifistes » ont été menées en parallèle — comme celui du Free Breakfast for Children, un programme permettant la distribution d’un petit-déjeuner à plus de 10 000 enfants Afro-Américains défavorisés à travers le pays. L’un des premiers moyens d’action des Black Panthers était d’organiser des patrouilles de surveillance de la police à Oakland pour s’assurer de la légalité de chacune des interventions des forces de l’ordre. Ces patrouilles étaient armées mais l’objectif du groupe était toutefois de rester dans le strict cadre de la légalité, s’appuyant  sur le deuxième amendement de la Constitution pour justifier le port d’armes non dissimulées de ses membres. Le mouvement théorisa cette pratique comme étant de l’auto-défense, une contre-offensive, en opposition aux mouvements non-violents des années précédentes où « le corps militant » se comportait davantage en « martyr » et non en porteur d’une vengeance.  De nombreux affrontements entre les Black Panthers et la police ont ainsi eu lieu, aboutissant à la mort de plusieurs militants et de policiers. Ce mouvement, fortement dénoncé et catégorisé comme essentiellement radical, fut la cible de multiples enquêtes du FBI qui le caractérisa de « plus grande menace à la sécurité intérieure du pays ».   Les Black Panthers ont ainsi choisi, quelques années seulement après le mouvement non-violent des droits civiques, de se réapproprier le droit à l’auto-défense face à une brutalité policière banalisée. 

Ces dernières années ont vu l’émergence et le développement d’autres groupes qui ne refusent pas non plus l’usage de la violence : les Black Blocs, des groupes éphémères de mouvance libertaire utilisant des tactiques de manifestation ou des formes d’action directe, fortement médiatisés depuis le début des années 1990. On peut retracer ses origines après la scission de l’extrême gauche allemande en 1980, divisée entre le Parti Vert et les mouvements autonomes. Ceux organisés à Berlin Ouest s’insurgèrent contre les incursions policères prônant l’appropriation violente des biens matériels produits par le capitalisme. Depuis, les Black Blocs en tant que groupe d’affinité se sont internationalisés. Ils s’organisent souvent en intervenant dans des manifestations, ciblant les symboles de l’État et du capitalisme, de la police ou des groupes d’extrême droite, mais aussi se donnant pour mission de protéger physiquement les manifestants pratiquant la désobéissance civile des violences policières en faisant, par exemple, reculer les lignes policières. Les militants des Black Blocs soutiennent que le capitalisme est infiniment plus destructeur qu’aucune de leurs actions directes. On retrouve ce discours chez certains Gilets Jaunes, résumé par l’écrivain Edouard Louis dans sa publication sur Facebook le mois dernier : « Les gilets jaunes parlent de faim, de précarité, de vie et de mort. Les « politiques » et une partie des journalistes répondent : « des symboles de notre République ont été dégradés ». Mais de quoi parlent ces gens ?  ». S’il faut parler de violence, alors pourquoi la violence symbolique est-elle autant banalisée face au spectacle de la violence matérielle ?

Ultra sécurité et ultra violence

Quelle est la réponse de l’État face à la violence contestataire ? Les mouvements sociaux, qu’ils emploient la violence ou non, sont en effet de plus en plus criminalisés, comme nous le précise le chercheur en sociologie et philosophie politique Manuel Cervera-Marzal, auteur du livre Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors la loi ?. Il se focalise sur des exemples de mobilisations qui s’orientent vers des modes d’action qu’il nomme « ex-légaux », refusant d’obéir de manière aveugle ou inconditionnelle aux lois, une désobéissance face à des situations que les manifestants jugent anti-démocratiques. Il insiste surtout sur le climat sécuritaire dans lequel ces mouvements prennent forme, de moins en moins propice à l’expression citoyenne, où le droit de vote n’est  pas à lui seul tout à fait garant de la démocratie. Il donne comme exemples la remise en question du droit de grève depuis la place du service minimum ou l’interdiction de manifestations en France en 2015 et en 2016 comme lors de la COP 21. À cela pourrait s’ajouter une analyse de la mutation du maintien de l’ordre en France, où les forces policières ont désormais pour objectif de contrôler les manifestations avant même qu’il n’y ait de débordements – alors qu’au cours des décennies précédentes, les forces de l’ordre privilégiaient une mise à distance, une position statique, au lieu d’une infiltration dans les manifestations pour en extraire les leaders par exemple. On se souvient également du Printemps Érable où en réaction aux moyens de pressions des étudiants et manifestants, l’Assemblée nationale du Québec présenta le projet de loi 78, imposant des distances minimales pour la tenue de piquets de grève près des institutions d’enseignement ainsi que des restrictions aux organisateurs de manifestations comptant plus de 50 participants. Cette loi, dénoncée par le Barreau du Québec, Amnesty International et le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, a fini par être abrogée quelques mois plus tard par le gouvernement de Pauline Marois. Elle résonne cependant avec le projet de loi français porté par le président du parti Les Républicains au Sénat en octobre dernier : à titre de prévention, les préfets pourraient prononcer l’interdiction de manifestations dans un but de sécurité publique, en parallèle de la création d’un fichier national d’interdits de manifester, l’autorisation de fouilles et palpations pendant les six heures précédant les manifestations. Il y a quelques jours seulement, on entendait également l’annonce par le premier ministre français Edouard Philippe d’une loi durcissant les sanctions contre les casseurs et les manifestations non déclarée – « l’ultra sécurité » face à « l’ultra violence ».

Les mouvements des Blacks Panthers est difficilement comparable à celui des Blacks Blocs, encore moins à celui des Gilets Jaunes, chacun mû par des luttes, des organisations et des idéologies considérablement différentes. Cependant, que cela soit les Black Panthers prônant l’auto-défense contre le racisme, les Blacks Blocs contre un capitalisme sauvage, ou les Gilets Jaunes contre un pouvoir politique néolibéral négligeant les réalités des classes populaires, tous ces mouvements contestataires ont pu définir la violence de la même manière. Pour ces mouvements, la violence est avant tout une source de protection politique, au cours de moments historiques précis, de non-retour, où les violences institutionnelles et symboliques  sont trop visibles, trop invivables, trop banalisées par les groupes dominants.  Il ne s’agit pas d’affirmer le bienfondé de la violence contestataire, mais simplement de l’appréhender dans un cadre qui ne peut être analysé strictement sous le prisme du monopole légitime de la violence par l’État. L’État est aujourd’hui dans de nombreuses sociétés occidentales doublement fautif : il ne protège pas ses populations des inégalités matérielles et de la violence symbolique du système néolibéral, et leur reproche ensuite de s’en insurger violemment, l’État employant à visage découvert un usage répressif de la violence. Il n’en est pas pour autant tenu responsable, dès lors qu’il nie l’existence de cette première violence. C’est ce que Frédéric Lordon décrit comme « le piège parfait », la disqualification de la violence contestataire permettant la légitimation de la violence répressive,  alors perçue comme « nécessaire » pour contenir la rage irrationnelle d’en bas. 


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