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Richard Wagner : le brûlant Cronos

L’œuvre d’art de l’avenir et la consolation du drame musical.

Hugo Gentil

« Telle la race des feuilles, telle la race des hommes. » Cette parole d’Homère proclamée dans l’Iliade tourmente l’humanité, dans une forme ou une autre, depuis toujours. Là, la vérité séjourne. De quelle manière, nous répond-on ? Eh bien, la poétique d’une telle parole nous soulève et nous transporte jusque dans les forêts communes à tout le genre humain. Une traversée des ombres. S’il apparaît pour certaines personnes évident que la vérité puisse jaillir de l’œuvre d’art, d’aucuns se montreront plus rusés les uns que les autres à en raconter les conditions de possibilité. Wagner est l’un d’eux.

Compositeur génial, grand chef d’orchestre et penseur allemand, Wagner est pour nous le père de la célèbre tétralogie L’Anneau du Nibelung et de Tristan et Isolde ou encore le penseur de L’Œuvre d’art de l’avenir et d’Opéra et drame. Des « drames musicaux », selon le mot de Wagner, desquels nous pouvons tirer l’« œuvre d’art totale », l’avenir dorénavant sainement ouvert.

L’Avenir en un soupir

Cette « œuvre de l’avenir », de quoi est-elle le nom..? « Quel mouvement vers les lointains les plus reculés, les plus prolifiques et les plus riches d’espoir ! », nous témoigne Nietzsche, collaborateur de Wagner à une époque, dans son Appel aux Allemands. Elle porte sur elle le destin d’un peuple. 

Le drame musical n’est pas exempt d’une entreprise esthétique et politique, il n’est que cela. Si Wagner créa pour une communauté culturelle et non pour ce qui marqua la décadence de nombreux artistes à travers le temps, il ne fut donc pas étranger à la réception que les Allemands voudraient bien lui offrir. Il en était tributaire. Puisque l’« œuvre d’art de l’avenir » entend donner un souffle et une direction à un peuple, Wagner se montra particulièrement vigilant quant à ce qui constituerait le rapport de l’œuvre au public. Un peuple qui n’entendrait pas son appel, voilà l’angoisse de Wagner. Le drame musical allie donc la théâtralité, la peinture, la danse, la musique et la poésie pour imprégner l’imaginaire d’une totalité magnétique. Et pourtant, s’il sait susciter cela, le drame musical passe en un soupir. Quelques heures et c’en est fini. Quelle marque subsiste de cette fréquentation ?

Consolation mythique

Les drames musicaux de Wagner sont fondés sur le mythe desquels l’on pourrait tenir des « universaux » humains. La richesse des différentes mythologies est indéniable du point de vue performatif, à cet effet rendons compte de toute la structuration mondaine. Regardons ce que Nietzsche en dit au 23e chapitre de La Naissance de la tragédie ! Le mythe nous offre un sens dans une inoculation au réel, « le monde est tel parce que…». Pensons‑y : le mythe est d’une telle richesse de sens que même de ses ruines nous sommes en mesure de tirer une consolation. Puisque Sisyphe doit bien vivre, la consolation mythique propre au drame musical wagnérien nous permet de le faire. 

Le drame musical, comme toute œuvre d’art, est dangereux ; il est pour nous la fleur sanguine, le cornouiller sanguin, d’où surgissent immédiatement à la fois la conservation, la destruction, l’atonie et le sublime. Le drame musical est une puissance brûlante de laquelle seul le souffle des uns peut épargner la forêt de ses braises. Nietzsche en comprit le danger ; Wagner demeura aveuglé. Qu’en penser ? Loin d’être une condamnation jetée sur Wagner, le sens de l’œuvre wagnérien demeure ; sa consolation, rayonnante, semble toujours régner dans les plus hautes cimes. Passez à l’opéra…écoutez Wagner, autant soit possible, dans les lieux les plus étranges. Avec l’attention appropriée, la perception aux aguets, vous verrez cet estuaire prendre en noblesse, ses brumes devenant à nouveau les brèches vers l’inconnu. Une odyssée mythique vous attend. Un rapport au monde. 

Demandons : « Est-ce que l’art est autre chose qu’un aveu de notre impuissance ? »


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