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La sagesse de l’herméneutique

Entrevue avec le philosophe et professeur québécois Jean Grondin.

Courtoisie de Jean Grondin

Le Délit (LD) : Monsieur Grondin, pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs ?

Jean Grondin (JG) : J’aimerais d’abord vous remercier de cet entretien et d’autant que le dialogue est depuis Platon, Cicéron et Augustin l’élément de la philosophie. Faut-il vraiment se présenter soi-même dans un entretien ? Timide, je ne saurais pas comment faire. Je dirai donc simplement que je suis un modeste professeur de philosophie et que j’ai surtout travaillé dans trois domaines entre lesquels il y a pour moi plusieurs chevauchements : d’abord en philosophie allemande, puis en herméneutique, enfin en métaphysique et en philosophie de la religion. Mon humble conception du sens des choses s’est surtout développée dans des essais comme Du sens des choses, La philosophie de la religion, Du sens de la vie. Je sais, c’est un peu sec comme présentation. Cela suffit ?

LD : Quels ont été vos maîtres en pensée ?

JG : En philosophie, nos maîtres en pensée sont toujours les grands philosophes. Nous y reviendrons sûrement. Vous voulez sans doute savoir quels ont été mes maîtres et mes professeurs les plus marquants ? J’ai eu la chance d’en avoir de très bons et je leur voue une reconnaissance infinie. J’ai d’abord eu des guides avisés et bien formés quand j’ai fait des études de baccalauréat et de maîtrise à l’Université de Montréal : Vianney Décarie m’a introduit à la philosophie grecque et Aristote, Luc Brisson à Platon et son Timée, Bertrand Rioux à Thomas d’Aquin et Heidegger, Bernard Carnois, qui a dirigé mon mémoire de maîtrise, à Kant et la philosophie allemande (dont se nourrissait toute la philosophie contemporaine). À Montréal, j’ai été fortement marqué par des professeurs étrangers qui étaient des professeurs invités ou de passage. Les plus importants furent Pierre Aubenque, Paul Ricœur (qui était le maître de plusieurs de mes professeurs, dont B. Carnois et B. Rioux, et l’ami de V. Décarie) et Hans-Georg Gadamer (j’ai aussi participé à un séminaire qu’a donné Charles Taylor à l’UdM). À l’époque il était très clair que l’Allemagne était le meilleur endroit pour poursuivre des études supérieures (cela est moins évident aujourd’hui). Je suis donc allé à Heidelberg, où j’ai revu Gadamer, puis à Tübingen, la ville de Hegel, Schelling et Hölderlin, où j’ai fait mon doctorat. À Tübingen j’ai également étudié le grec ancien et la théologie. J’y ai eu comme maîtres en philosophie (et en philologie classique) Josef Simon, le grand Hans Joachim Krämer et Konrad Gaiser, puis en théologie Hans Küng, Walter Kasper, Jürgen Moltmann, Eberhard Jüngel et Gerhard Ebeling (tous de très éminents théologiens). De Tübingen, j’allais souvent à Heidelberg pour y entendre et rencontrer Gadamer sur lequel je faisais ma thèse de doctorat.

LD : À votre avis, qu’est-ce que la philosophie et devrait-elle être une discipline travaillée par tous ?

JG : Ce qu’est la philosophie ? Toutes les philosophies importantes nous l’apprennent et nous le disent. Mais sa caractérisation la plus simple, la plus platonicienne en l’occurrence, est la plus juste : elle est l’amour de la sagesse, philo-sophia. C’est un titre à la fois prétentieux et modeste : prétentieux parce qu’il est question de sagesse et en même temps modeste parce que l’aspiration à la sagesse présuppose que cette sagesse, nous ne la possédons pas. Est-ce qu’elle devrait être pratiquée par tous ? Le conditionnel n’est pas nécessaire parce que la philosophie est pratiquée par tous : tous les êtres humains, en tant qu’homines sapientes, ont des idées sur les principales questions philosophiques, le sens des choses, le bonheur, ce qui rend la vie digne d’être vécue, Dieu, la vanité des affaires humaines, etc. C’est Jaspers qui disait : « l’homme en tant qu’existence possible est philosophe ». Existants, doués d’un rapport réflexif à eux-mêmes et au monde, tous les humains sont des philosophes et la tâche de la philosophie plus « élaborée », si l’on veut, est de porter cette philosophie au concept. D’une manière analogue, Hegel disait, comme vous le savez, que la philosophie est son temps saisi par la pensée.

LD : Quelle est pour vous l’importance d’une vie philosophique au sens de certains philosophes grecs et romains de l’Antiquité ? Vivez-vous une existence s’apparentant plus ou moins à cela ?

JG : La vie philosophique au sens où les Grecs et les Romains l’entendaient, c’est-à-dire la philosophie comme manière de vivre — sens qui a été renouvelé à notre époque par Pierre Hadot — est à mes yeux très inspirante. Elle implique le choix — téméraire de nos jours — de la vie philosophique elle-même, choix qui est peut-être moins un choix que nous faisons puisque c’est davantage la philosophie elle-même qui « nous prend ». Je n’aurai évidemment pas l’étourderie de répondre à votre deuxième question parce que cela équivaudrait à porter un jugement sur ma propre existence. Je dirai simplement que la vie philosophique est une vie studieuse et comporte une grande part d’ascèse.

Courtoisie de Jean Grondin

LD : Quelles sont les difficultés propres à l’enseignement de la philosophie ?

JG : Il est vrai qu’enseigner la philosophie représente toujours un défi redoutable. Nous ne savons jamais si nous serons à la hauteur. Je ne sais pas s’il y a des difficultés « propres » à la philosophie parce que je n’ai jamais enseigné ni vraiment fait autre chose. Ce qui est propre à la philosophie, c’est peut-être qu’en elle il y a plus de questions que de réponses et que le savoir philosophique ne débouche pas, le plus souvent, sur des résultats techniquement utiles, comme le voudrait la conception dominante du savoir selon laquelle le savoir doit « servir à quelque chose ». Plutôt que de ses difficultés, je parlerais pour ma part du grand bonheur, et du privilège, que c’est d’enseigner la philosophie.

LD : Quel est votre avis sur la philosophie universitaire et sa conduite contemporaine ?

Comme tout le monde, elle me désole un peu, et parfois beaucoup. Elle fait sans doute partie de la scolarisation inévitable de la pratique philosophique et est à ce titre un phénomène très ancien. Kant distinguait lui-même la philosophie au sens scolastique (Schulbegriff) de la philosophie au sens cosmique (conceptus cosmicus, disait-il avec son amour contagieux du latin). Il soulignait à cet égard que l’on ne pouvait pas vraiment apprendre de philosophie, seulement à philosopher. Je comprends la frustration que peut susciter la philosophie universitaire, surtout auprès des jeunes esprits avides d’une sagesse inspirante, et qui se trouvent confrontés à une scolastique d’une aridité asphyxiante. Dans une discipline comme la philosophie, on s’empêtre souvent dans des débats inutiles, des conflits idéologiques et la bien-pensance jargonnante (méfiez-vous, il y en a peut-être dans ce que je suis en train de vous dire). Dieu merci, la lecture de toute grande œuvre de philosophie nous guérit rapidement de cela.

LD : Quels sont pour vous les classiques majeurs en philosophie à partir desquels tant les étudiants en philosophie que tous ceux et celles curieux devraient ruminer ?

JG : Les classiques majeurs de la philosophie ? Vous voulez une liste ? On me dit que les « milléniaux » aiment cela, donc je me prête volontiers au jeu. Il y a d’abord les cinq incontournables : Platon, Aristote, Descartes, Kant et Hegel. Il faut lire et relire toutes leurs œuvres. Après eux, il y a les autres géants qui forment le canon de la métaphysique : Cicéron, Plotin, Augustin, Avicenne, Averroès, Maïmonide, Thomas d’Aquin, Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Spinoza, Leibniz, Locke, Hume, Fichte, Schelling, Kierkegaard, Marx, Nietzsche, Husserl, Heidegger, Wittgenstein et les contemporains. J’en oublie certainement. Il faudrait aussi nommer les pré-platoniciens, Épicure, Porphyre, Boèce, Bonaventure, Érasme, Pascal, etc.

LD : Chercheur de notoriété internationale en philosophie, vos recherches ont beaucoup porté sur l’herméneutique. Pour nos lecteurs, pourriez-vous nous expliquer ce qu’est l’herméneutique, ses fonctions et son importance dans notre quête du sens pour notre existence (question qui me semble chère à votre cœur)?

JG : L’herméneutique, c’est d’abord un mot qui fait peur et dont le sens n’est pas clair pour tout le monde. C’est pourquoi je me retiens parfois de l’utiliser. Le plus simplement du monde, j’aimerais dire que l’herméneutique est une philosophie de la compréhension. Elle se fonde sur le fait que l’homme est lui-même un être de compréhension. C’est un peu ce que veut dire le terme d’homo sapiens, l’être qui peut comprendre, et je pense que l’on peut traduire la célèbre première phrase de la Métaphysique d’Aristote par « tous les hommes aspirent par nature à comprendre (eidenai) ». Si la compréhension est aussi fondamentale à ce que nous sommes, l’herméneutique le sera aussi en philosophie, que l’on se serve du terme d’herméneutique ou non. Vous avez raison, c’est une discipline importante dans notre quête de sens parce qu’en tant qu’êtres de compréhension, nous sommes voués au sens, nous ne comprenons guère que cela et voulons comprendre un peu pourquoi nous vivons. Vous êtes gentil d’évoquer mes modestes essais sur cette question du sens de l’existence. Je pense en effet que c’est aujourd’hui la question fondamentale de la philosophie — et peut-être davantage hélas ! dans le vaste public que dans ce que vous appelez la philosophie professionnelle, désespérante à cet égard — et qu’une philosophie « herméneutique » doit avoir des choses à dire à son sujet.

LD : Spécialiste de Gadamer, reconnu pour une biographie à son sujet et votre traduction de son célèbre ouvrage Vérité et méthode, qu’avez-vous « reconnu » chez lui pour qu’un tel intérêt puisse fleurir ?

JG : Ce que j’ai reconnu en Gadamer ? J’ai d’abord eu la chance de le rencontrer. Ce que j’ai beaucoup aimé en lui, outre son œuvre et sa personne attachantes, c’est son sens du dialogue, son ouverture, son immense culture, évidente dans le fait que sa pensée repose sur une solide maîtrise et une fine appropriation de la pensée grecque et médiévale, de la philosophie moderne et de la pensée contemporaine. À la différence de la plupart des courants à la mode dans les années soixante, sa philosophie ne fait pas table rase du passé et montre que l’on pense toujours à partir de son héritage conjugué au présent. On lui doit une très perspicace conception de la vérité de l’art, de même qu’une courageuse défense de la vision humaniste de l’éducation. Vous savez, on célèbre souvent aujourd’hui l’humanisme, or Gadamer est un des seuls à nous expliquer en quoi il consiste. Fort de cet humanisme, il était très ouvert à d’autres façons de voir, ce qui est rare chez les philosophes ; la seule autre exception est Paul Ricœur, qui, ce n’est certainement pas un hasard, a aussi développé une philosophie herméneutique. Gadamer aimait dire que « l’âme de l’herméneutique consiste à reconnaître que l’autre a peut-être raison ». Comme Ricœur, Gadamer a d’ailleurs beaucoup discuté avec des adversaires affichés de sa pensée comme Betti, Habermas ou Derrida. Chez Gadamer, j’admirais enfin son « optimisme » vital, son idée selon laquelle la compréhension est toujours en principe possible et mérite d’être recherchée. C’était au sens plein du terme, et comme l’a bien vu et bien dit Jacques Derrida, qui disait l’envier sur ce point, un bon vivant. Il aimait vivre, croyait en la vie et était convaincu qu’il n’y avait pas de vie sans espoir.

Courtoisie de Jean Grondin

LD : Nietzsche disait dans Par-delà bien et mal que toute philosophie est la confession de son auteur ; il ajoute qu’elle est la révélation des instincts les plus profonds et de la hiérarchie à laquelle ils obéissent. À quelle hiérarchie obéissez-vous, professeur Grondin ?

JG : Il y a certainement une petite part de vérité dans la première partie de ce que Nietzsche affirme : il y a un élément de confession en toute philosophie. Mais ce n’est qu’une partie de la vérité, parce que les philosophies découvrent aussi des vérités qui sont indépendantes de leur auteur : le principe de contradiction n’est pas une confession d’Aristote, mais un principe fondamental de la pensée et de l’être ; cela est aussi vrai du principe de raison que formulent Platon et Leibniz (nihil est sine ratione). Une philosophie est donc beaucoup plus qu’une simple confession de son auteur. Nietzsche le dit sans doute à cause de son perspectivisme radical, dont il marque par le fait même la limite.

Je ne comprends pas cependant la deuxième partie de ce que vous me dites : la hiérarchie à laquelle ils obéissent ? Je n’ai vraiment pas le sentiment d’obéir à une hiérarchie. Qu’est-ce que cela veut dire au juste ? Encore une fois, c’est peut-être Nietzsche qui a lui-même une pensée hiérarchique (dans ce cas, cette idée serait bien une confession de son auteur!) : il y aurait des esprits forts et des esprits faibles, tout serait affaire de lutte entre volontés de puissance, etc. Je vous confesserai que tout cela m’est assez étranger.

LD : En tant que spécialiste de Heidegger et suivant les célèbres mots de Nietzsche sur la « mort de Dieu », le tournant (Kehre) de Heidegger relatif à la pensée a‑t-il eu des conséquences ailleurs qu’en philosophie ? La critique heideggérienne de la modernité a‑t-elle su être force de création ou plutôt s’est-elle embourbée ? Quels sont les nouveaux chemins de la pensée ouverts par Heidegger ? A‑t-il fait « tout un travail de déblaiement pour ouvrir les voies à l’expérience intérieure » (Bergson)?

JG : Il y a plusieurs questions dans votre question. Est-ce que le tournant de Heidegger a eu des conséquences « ailleurs qu’en philosophie » ? J’aimerais d’abord dire que le fait d’avoir des conséquences en philosophie, cela est très important en soi : Anselme, Descartes et Spinoza ont surtout eu des conséquences en philosophie et il n’y a rien de mal à cela. Il ne fait aucun doute que ce fut aussi le cas de Heidegger, comme le démontre l’histoire de la philosophie du 20e siècle. Or le fait est que le tournant de Heidegger a aussi connu beaucoup de conséquences « autres qu’en philosophie », pour reprendre votre expression, à mes yeux un peu malheureuse parce qu’elle suggère qu’il y aurait un au-delà de la philosophie, ce que toute bonne philosophie conteste. La conséquence la plus évidente se trouve dans le mouvement écologique et son espoir d’un rapport moins agressif face à la nature. Vous relirez sa Lettre sur l’humanisme et vous verrez que Heidegger est l’un des précurseurs de cette pensée qui est devenue aujourd’hui mainstream. Il y a beaucoup d’autres conséquences « autres que philosophiques », si vous tenez à tout prix à ce critère d’efficacité : ses réflexions sur la technique ont connu un retentissement inouï et les réflexions du second Heidegger ont eu des répercussions dans toutes les sciences (des scientifiques comme Heisenberg et von Weizsäcker ont discuté avec lui), en psychologie (vous connaissez Frankl, Binswanger ou Medard Boss, lequel a fondé avec Heidegger la Daseinanalyse?), en littérature et en art (par ses réflexions sur l’œuvre d’art et Hölderlin), en théologie (où son influence est immense), en histoire, en études anciennes (qu’il a renouvelées de fond en comble), etc.

Vous parlez de sa critique de la modernité. Attention : Heidegger n’était pas avant tout un « critique » de la modernité, mais un penseur qui a cherché à comprendre ce qu’elle était (ou son essence) et d’où elle provenait. Pensez par exemple à L’ère des conceptions du monde, qui est l’un des textes les plus fondamentaux que l’on puisse lire sur la modernité. Tous les théoriciens de la modernité ont appris des choses de lui, Blumenberg, Foucault, Taylor, etc. Est-ce que sa pensée s’est « embourbée » ? Ça oui et Heidegger fut toujours le premier à le reconnaître. Il a parlé de ses « chemins de forêt » (Holzwege) dans le titre d’un de ses ouvrages que l’on a traduit en français par Chemins qui ne mènent nulle part (traduction qui allait peut-être un peu trop loin). Chose certaine, Heidegger s’est continuellement mis en question parce qu’il pensait que ses chemins, ou certains d’entre eux, n’étaient pas à la hauteur de ce qui était à penser. Il a d’ailleurs donné à l’édition de ses Œuvres en cent volumes le mot d’ordre : « des chemins et non des œuvres », Wege, nicht Werke.

Quant à la formule de Bergson que vous utilisez — est-ce que Heidegger a fait « tout un travail de déblaiement pour ouvrir les voies à l’expérience intérieure ? » —, j’aimerais dire qu’il n’a rien fait d’autre dans Être et temps et tous les cours qui l’ont précédé et que l’on peut résumer sous le titre d’une herméneutique de la facticité.

Prune Engérant | Le Délit

LD : Dans le journal En attendant Nadeau est paru « De la bêtise en philosophie », un article pamphlétaire de Georges-Arthur Goldschmidt. Ce dernier vilipende Heidegger et ceux ou celles se réclamant de sa pensée. Cet article récent et la parution prochaine des Cahiers noirs de Heidegger m’amènent à vous interroger sur les accusations de nazisme et d’antisémitisme souvent répétées. Peut-on sérieusement considérer que l’œuvre de Heidegger ne pointe (ou sinon en partie) que vers le nazisme et l’antisémitisme ? Peut-on séparer la critique de l’homme de la critique de l’œuvre dans ce cas précisément ?

JG : Ces questions sont gravissimes. Je comprends qu’elles soient soulevées et qu’elles frappent et enflamment les esprits. Peut-on considérer que l’œuvre de Heidegger ne pointe que vers le nazisme et l’antisémitisme ? Si c’était le cas, je ne m’intéresserais pas à Heidegger et il serait même criminel, comme le laisse entendre votre auteur, de s’intéresser à lui. Je suis convaincu que ce n’est pas le cas et je m’en suis expliqué dans de petits travaux récents. Sur la question de l’antisémitisme : si Heidegger était vraiment et viscéralement antisémite, je pense bien que ses élèves juifs nous l’auraient dit. Or il se trouve qu’il en a eu beaucoup : Karl Löwith, qui est celui qui l’a peut-être le mieux connu, Hannah Arendt, Leo Strauss, Herbert Marcuse, Günter Anders, Helmut Kuhn, Hans Jonas, Jacob Klein, Emmanuel Levinas. Vous reconnaîtrez dans cette liste (incomplète, car on pourrait aussi penser à Edith Stein, Elisabeth Blochmann ou Helene Weiss, pour ne rien dire de ses maîtres Heinrich Rickert et Edmund Husserl) de formidables têtes philosophiques. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs eu à critiquer Heidegger, mais personne n’a eu le sentiment qu’il était antisémite. Vous évoquez les Cahiers noirs et leur parution prochaine. Parution prochaine pour ce qui est des traductions parce qu’ils sont publiés en allemand depuis quelques années déjà. L’un de leurs intérêts est de nous donner une meilleure idée des attentes et des illusions, philosophiques et politiques, de Heidegger au cours des années trente et quarante (et au-delà puisque le dernier tome paru cette année, le tome 98, porte sur les années 1948–1951). Certains de ces textes sont ahurissants et à ce titre ils nous apprennent au moins deux choses : d’une part, ils nous donnent une idée de la détresse (politique, intellectuelle, historique, personnelle, etc.) et de l’isolement dans lequel se trouvait Heidegger au cours de ces années et de l’indigence déconcertante de ses catégories politiques ; d’autre part, ils nous apprennent, par le fait même, à quel point nous avons fait du chemin depuis les années trente, à quel point l’humanité, notre humanité, a fait de réels progrès (du moins, je l’espère).

LD : Si Heidegger reconnaît « l’échec du rectorat » dans une lettre à Jaspers dès 1935, que faut-il penser du décalage, si l’en est un, entre la conception qu’Heidegger pouvait avoir du projet national-socialiste avec ce qu’il en a constaté ? Qu’est-ce qui pouvait initialement pousser Heidegger à soutenir un tel projet ?

JG : Votre question a d’abord le mérite de rappeler que Heidegger parlait lui-même de l’échec de son rectorat en 1935. Le premier des Cahiers noirs nous apprend d’ailleurs que la désillusion date de 1934, ce qui est assez tôt dans l’histoire sinistre du régime nazi. J’ajouterais que l’intérêt de ces textes, dont la lettre à Jaspers que vous évoquez, est qu’ils sont contemporains des événements de ces années et qu’ils ne sont pas le fait d’une rétroprojection dont il faudrait, bien sûr, se méfier. En passant : l’une des choses qui me frappent est que ceux qui critiquent l’engagement de Heidegger le font en sachant ce que le nazisme est devenu. Une « fusion des horizons » nous amène alors à comprendre cet engagement à partir de ce que nous savons des horreurs innommables du nazisme, où nous voyons tous avec raison le pire du pire et le régime le plus meurtrier qui ait existé sur Terre. En vertu d’une fusion d’horizons irrésistible, tout ce que nous savons et lisons de Heidegger quand il s’exprime sur le national-socialisme se trouve aussitôt associé à l’abomination absolue qu’est évidemment le nazisme et au jugement que nous ne pouvons pas ne pas porter sur ce dernier. Nolens volens les textes de Heidegger sont alors nécessairement lus comme des textes infâmants et compromettants. Les nombreux détracteurs de Heidegger font leur miel de ces « pièces à conviction », qui discréditent à jamais à leurs yeux toute sa pensée.

La fusion des horizons est ici inévitable, naturelle et j’aimerais dire historiquement justifiée, tant l’horreur du nazisme nous oblige à un devoir de vigilance sans compromis et presque sacré dans notre rapport à l’histoire. Je pense néanmoins qu’au nom de la justice interprétative (et historique), il reste permis de faire l’effort de comprendre Heidegger en se transposant dans la situation qui était la sienne.

Vous savez ce que notre premier ministre Mackenzie King a dit d’Hitler après l’avoir rencontré le 29 juin 1937 ? Il a écrit dans son journal (c’est donc aussi un document contemporain des événements) qu’Hitler « était quelqu’un qui aimait profondément ses compatriotes et son pays, et qui serait prêt à tout sacrifice pour leur bien », ajoutant qu’Hitler « se considérait lui-même comme celui qui libérait son peuple de la tyrannie ». « Je crois », concluait Mackenzie King, « que le monde en viendra à voir un très grand homme en Hitler ». C’était en 1937 ! Dieu merci, Mackenzie King se raviserait et jouerait un rôle appréciable dans la mobilisation des forces alliées lors de la Deuxième guerre mondiale.

Qu’est-ce qui a poussé Heidegger à appuyer le national-socialisme ? C’est l’une des grandes questions (il y en a beaucoup d’autres). La réponse courte est qu’il avait des motifs à la fois politiques et philosophiques. Les motifs politiques tombent sous le sens : comme bien des Allemands, et pas seulement des Allemands, Heidegger jugeait que le national-socialisme était la seule solution aux maux, nombreux et bien connus (le chômage, l’inflation délirante, le sentiment d’humiliation nationale), dont souffrait l’Allemagne depuis la fin de la Première Guerre et pour une large part à cause des conditions que lui imposait le Traité de Versailles. Cela est très clair et j’aimerais dire historiquement « compréhensible » au sens où tous les historiens reconnaissent que sans le Traité de Versailles Hitler n’aurait pas été possible.

Ce n’est pas tout hélas ! S’agissant d’un philosophe, des motifs philosophiques ont aussi joué et les Cahiers nous aident à les comprendre. Heidegger écrit dans ce qui est à mes yeux le texte le plus instructif de tous ces cinq tomes : « j’ai vu, dans les années 1930–1934, dans le national-socialisme la possibilité du passage vers un autre commencement et j’en ai proposé cette interprétation. Mais par là, j’ai méconnu et sous-estimé ce “mouvement” dans ses forces véritables et ses nécessités internes ». Texte précieux parce qu’il nous dit très justement ce que Heidegger a « vu » dans le national-socialisme et pourquoi il s’est trompé.

En passant, ce texte date d’environ 1938, ce qui n’est pas sans conséquence si l’on veut comprendre l’horizon d’attente de Heidegger et son appréciation du national-socialisme à cette époque, sans être trop victime de la fusion d’horizons qui nous fait comprendre le nazisme à partir de ce qu’il est devenu pour nous depuis 1945. Si l’on veut bien se replacer quelque peu dans la situation de 1938, je pense qu’il est défendable de dire qu’il n’était pas encore certain à cette époque et pour tous les observateurs que le national-socialisme allait nécessairement déclencher une deuxième guerre mondiale et déboucher sur la Shoah. L’avenir était alors aussi ouvert qu’incertain (pensez au jugement de Mackenzie King de 1937), comme il l’est par définition. Ceux qui, comme nous, connaissent le cours ultérieur de l’histoire savent que tout était en place pour que cette guerre et cette extermination aient lieu, mais je pense qu’il est permis de dire que Heidegger ne pouvait les voir venir. Son texte de 1938 n’en démontre pas moins qu’il a eu le souci de se dissocier (Heidegger parle dans ce texte de sa Täuschung, c’est-à-dire de son erreur doublée d’une illusion) du national-socialisme et qu’il l’a clairement fait avant le déclenchement de la Deuxième guerre et tout ce que nous savons à propos de l’extermination des Juifs. En 1938, la désillusion date en vérité de 1934 comme nous l’avons vu, Heidegger a nettement pris ses distances avec le régime dans lequel il avait investi autant d’espoirs depuis 1930.

Que dit ce texte de 1938 ? Il nous apprend que Heidegger a voulu voir dans le national-socialisme « la possibilité du passage à un autre commencement ». Un autre commencement de quoi ? Nous savons qu’à la même époque la philosophie de Heidegger était elle-même à la recherche du « passage à un autre commencement » (cette quête domine ses Beiträge de 1936–1938 que nous connaissons depuis 1989), c’est-à-dire d’un autre commencement de la philosophie et de notre histoire, parce que Heidegger était convaincu que la philosophie, qu’il résumait sous le nom de métaphysique, avait épuisé toutes ses ressources (à mes yeux, sa grande erreur est là). Bien évidemment, ce nouveau commencement qu’il recherchait depuis le début des années trente n’avait absolument rien à voir avec le national-socialisme réellement existant (et lui-même, ne l’oublions pas, en devenir) et vice versa, si l’on peut dire : le nazisme ne s’intéressait pas du tout à la révolution que Heidegger espérait. Il demeure que Heidegger a bel et bien cru ou espéré, comme l’ont fait ou le font encore d’autres philosophes qui rêvent d’une révolution décisive dans le cours des affaires humaines, que ce nouveau commencement était en train de se produire avec la « révolution allemande ». Il s’est totalement trompé et s’est rendu compte de son erreur.

Prune Engérant | Le Délit

LD : Dans votre article sur L’Âge séculier du philosophe canadien Charles Taylor, vous posez la question « Charles Taylor a‑t-il des raisons de croire à proposer ? ». Sans vouloir réduire la profondeur de votre réponse, nous pourrions la résumer par votre « [p]as vraiment ». À une époque où l’idée de croyance religieuse (comme si la croyance n’était que religieuse par ailleurs) est souvent ridiculisée dans les milieux intellectuels et médiatiques, les mots et l’humilité d’un philosophe tel que Wittgenstein passent souvent comme inaudibles : « Supposez que l’on me dise : ‘’À quoi croyez-vous, Wittgenstein ? Êtes-vous un sceptique ? Savez-vous si vous survivrez à la mort?’’ Franchement — c’est effectivement ce que je dis — je répondrais : ‘’Je ne peux rien dire. Je ne sais pas.’’ ; et cela parce que je n’ai pas une idée claire de ce que je dis quand je dis : ‘’Je ne cesse pas d’exister’’, etc. » Wittgenstein pensait par ailleurs que la croyance, sans qu’elle soit religieuse ou même spirituelle, répondrait à un besoin anthropologique. Cela m’amène à vous demander, professeur, y a‑t-il des « raisons de croire » et si oui, en avez-vous à proposer ?

JG : Des raisons de « croire », j’aimerais dire qu’il n’y a que ça, pourvu que l’on se donne la peine de se libérer un peu des ornières du nominalisme de la science moderne, ce qui n’est pas facile aujourd’hui. Le grand livre de la nature, la métaphysique et la sagesse des religions, que j’appelle discrètement la « philosophie » de la religion (au sens subjectif du génitif, qui cherche à mettre en évidence la philosophie inhérente à la religion), nous en livrent de très éloquentes auxquelles plusieurs philosophes d’aujourd’hui ont le malheur d’être ou d’affecter d’être sourds. C’est une limite de la philosophie contemporaine, surtout si on la compare à ce que la philosophie a toujours été. La plupart des grandes œuvres de la philosophie regorgent de telles raisons. Pensez aux Lois de Platon, à la Métaphysique d’Aristote ou celle d’Avicenne. Thomas d’Aquin propose pas moins de cinq voies au début de ses Sommes. Anselme a élaboré la preuve « ontologique » (que ne reprend pas Thomas, mais qui a été renouvelée par des philosophes contemporains comme J.-L. Marion et E. Falque). Les Méditations de Descartes renferment deux démonstrations de l’existence de Dieu et la Critique de la raison pure se termine sur une nouvelle preuve, qui sera reprise à la fin des deux autres Critiques. Cela fait pas mal de raisons et seulement en philosophie. La « philosophie » de la religion va souvent dans le même sens : « toute la nature chante ta louange », lit-on dans plusieurs textes sacrés. Pensez à la confessio laudis dès la première ligne des Confessions : Magnus es, domine, et laudabilis valde, « Grand es-tu, Seigneur, et infiniment digne de louange ». Pourquoi ce discours de louange ne ferait-il plus partie des possibilités de la philosophie ? Ce que l’on trouve chez Wittgenstein, c’est une confession de la faiblesse humaine — une confessio peccatorum si l’on veut — et Dieu sait que l’on trouve de cela chez Augustin. Mais cette confession de la faiblesse se fait toujours chez lui coram Deo, devant Dieu et à partir de lui. Ce ne serait plus le cas chez Wittgenstein ?

Pour ma part, parce que vous me posez la question directement, je reconnaitrais deux ordres de raisons. Les premières ont trait à ce que j’appellerais avec Platon (dans son Timée) la « beauté du monde », c’est-à-dire l’idée qu’il y a dans l’univers — malgré tout le mal et les horreurs que nous ne manquons pas d’y déceler — un ordre, de l’intelligence, de la finalité et des constantes (qu’étudient les sciences). Pensez aux mots d’Einstein, qui n’est tout de même pas le dernier venu : « le sentiment religieux cosmique est le motif le plus noble de la recherche scientifique », « religion without science is blind, science without religion is lame ». C’est dans cet esprit que Thomas a parlé, dans sa voie sans doute la plus actuelle, d’une preuve e gubernatione rerum, par le gouvernement des choses, voie dont je soulignerai qu’elle est spontanément comprise par le commun des mortels et qu’elle se retrouve dans toutes les cultures. J’en reprends l’esprit quand je parle dans Du sens des choses, sans aucune prétention, surtout pas à l’originalité, d’une preuve e sensu rerum : de l’expérience du sens que nous ne cessons de rencontrer et de présupposer dans notre expérience du monde on peut conclure qu’il est raisonnable d’admettre qu’une raison est responsable de la raison du monde.

Les autres raisons relèvent de l’ordre du témoignage. Ce sont alors les actions, les convictions et les paroles de ceux qui sont transportés par l’évidence du divin qui nous inspirent, en commençant par le témoignage des prophètes, des apôtres et des « saints » au sens très large (même les non-religieux ont leurs saints laïques). Ces témoignages sont abondants et contagieux. Ce sont ces témoignages qui intéressent surtout M. Taylor quand il parle dans le dernier ou l’avant-dernier chapitre de A Secular Age, des « Conversions », des itinéraires de ceux et celles qui lui font comprendre ce qu’est une vie de foi. Marqué par les interdits de la philosophie contemporaine, il se dit plus réservé face à la métaphysique, mais je pense que tous ces témoignages présupposent à l’évidence une métaphysique. Toute philosophie est métaphysique ou triste de ne pas l’être.


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