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Bi life : une fausse bonne idée ?

Une nouvelle téléréalité mettra en scène de jeunes bisexuel·le·s en Angleterre.

Béatrice Malleret | Le Délit

Vous avez peut-être déjà vu l’annonce sur les réseaux sociaux, une nouvelle émission de télé-réalité paraîtra sur les ondes de E ! en Angleterre à partir du 25 octobre. The Bi Life mettra en scène de jeunes bisexuel·le·s cherchant l’amour. Dans la vidéo promotionnelle, on peut contempler les participant·e·s, tout de blanc vêtu·e·s, se jetant de la peinture aux couleurs du drapeau de la communauté. On peut les observer se tartinant mutuellement entre femmes, entre hommes, entre hommes et femmes. Bien que le concept en lui-même montre une ouverture sur la communauté bisexuelle, force est de constater que cette mise en spectacle pose plusieurs problèmes éthiques (s’ajoutant aux enjeux inhérents de la téléréalité).

« Tout le monde est bi »

Selon la théorie freudienne, des individus de toutes orientations sexuelles et de tout genre seraient « pris » dans une bisexualité psychique. Dans Les Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud,  ce dernier explique que tous les humains vivent dans une bivalence psychique de la mère et du père, ou plus précisément, notre part de masculinité et de féminité qui seraient en perpétuel combat. Toujours selon Freud, cela relève du doute obsessionnel et de l’impossibilité de choisir entre le père et la mère. Il me semble que cette théorie est partagée par monsieur et madame Tout-le-monde et beaucoup plus largement sur l’orientation sexuelle, selon lesquel·le·s tout le monde pourrait être attiré sexuellement par un individu d’un autre sexe. L’incompréhension et la curiosité qui se manifestent de façon malsaine dans la sphère télévisuelle n’ont réussi qu’à se nourrir elles-mêmes par le passé, présentant la bisexualité comme une pseudo-communauté dont les membres auraient une sexualité fluide.

« Ils·elles ne sont pas fiables… »

Il existe une idée prédominante selon laquelle la bisexualité serait un passage éphémère et expérimental dans la sexualité d’un individu, dans l’attente que lui ou elle « choisisse » entre l’hétérosexualité ou l’homosexualité. Ce flou qu’on laisse vivre et qu’on partage au premier qui veut bien l’entendre mène au raisonnement suivant : les bisexuel·le·s sont déloya·ux·les, infidèles parce qu’ « indécis·e·s ». Ce mythe de l’indécision ratisse bien plus large que la sphère amoureuse et les personnes faisant leur coming-out à des membres de la famille ou à des collègues vont parfois voir les liens de confiance avec ces derniers et dernières s’effriter : qui ferait confiance à quelqu’un·e qui a « peur de l’engagement » ? Comme le démontrent des émissions comme Occupation Double, l’indécision fait partie inhérente de l’archétype de la téléréalité et de son suspense, en plus d’être minutieusement décuplée afin de rendre l’ordinaire extraordinaire.

Le mythe du « deux fois plus »

Les personnes bisexuelles sont souvent perçues à tort comme les jokers de toutes les orientations sexuelles confondues. Cette idée pose non seulement problème par rapport à la compréhension des bisexuel·le·s, mais aussi par rapport à notre vision du célibat et de la « chasse » amoureuse ; il serait temps d’arrêter de voir le bassin de célibataires comme un buffet. Le fait d’être bisexuel·le n’augmente pas les chances de trouver chaussure à son pied. La bisexualité se manifeste selon toutes sortes de « ratios », à toutes sortes d’intensités. Les concepts de l’émission me portent à croire que l’on a recherché des bisexuel·le·s « parfait·e·s », présentant un ratio 50–50 à intensité 50–50. Même si ce genre de formule exacte peut se manifester chez une personne, comment pourrait-on calculer que cette même personne puisse  être attirée également par tous et toutes ? On semble mettre de côté toute la valeur humaine de l’attirance. Mais si on ajoute ce « facteur humain » dans le calcul organisé télévisuel, on se retrouve inexorablement avec un autre problème.

Prouver qu’on est bi ?

Prenons le scénario suivant : une jeune femme s’amourache d’une autre jeune femme, elle ne désire pas avoir de rapports intimes physiques avec une autre personne, qu’elle soit homme ou femme. Comment le public sait-il que cette jeune femme est bisexuelle ? Elle pourrait tout aussi bien être une espionne lesbienne venue gâcher le concept hautement intellectuel de cette émission ! Je ridiculise peut-être la chose, mais il subsiste que si cette problématique existe dans la vie de tous les jours et que les bisexuel·le·s vivent cette pression de devoir « prouver » aux autres leur bisexualité, pourquoi cela différerait dans le cadre d’une téléréalité ? Pis encore, dans cette microsociété hypersexualisée — comme la vidéo promotionnelle semble le montrer, mais il faudra attendre les parutions pour évaluer à quel point l’hypersexualisation teintera le programme —, tout semble laisser libre cours au bon jugement de chacun·e pour questionner sans scrupules la sexualité des autres. Je ne veux pas prêter de mauvaises intentions à quiconque, mais le passé des communautés bisexuelles parle de lui-même ! Non seulement est-elle victime d’une ignorance généralisée, mais elle semble être le bouc émissaire au sein de la grande famille LGBTQIA2+ (bouc émissaire au sein de cette dernière aussi, je tiens à le préciser).

Évidemment, une représentation télévisuelle de la communauté ne ferait pas de mal en soi : le manque d’informations s’explique en partie par le manque de visibilité. Mais je doute qu’une téléréalité à saveur sensationnaliste aide réellement la cause. D’un point de vue local, Occupation Double nous a prouvé que ce genre d’émission non seulement renforce des stéréotypes déjà ancrés dans l’imaginaire collectif, mais les utilise afin d’en faire un spectacle captivant.

« En 2013, près de la moitié des femmes de la communauté bisexuelle aux États-Unis furent victimes de viol, ce qui représente environ 5 millions de femmes »

Les conséquences a posteriori d’une telle émission (renforcement des stéréotypes, entre autres) pourraient se faire ressentir chez les femmes bisexuelles. En 2013, près de la moitié des femmes de la communauté bisexuelle aux États-Unis furent victimes de viol, ce qui représente environ 5 millions de femmes. Et il n’est même pas question ici de l’ensemble des violences sexuelles, dont le chiffre grimpe à 75% des femmes de la communauté. Au surplus, il a été démontré que les femmes bisexuelles vivent des conséquences négatives encore plus graves que celles vécues par des femmes hétérosexuelles ou lesbiennes. Évidemment que le viol et la violence sexuelle ont des conséquences absolument désastreuses pour toutes, et chacune transporte son petit baluchon de stéréotypes chaque jour, mais nous ne sommes pas obligées de nourrir les institutions qui s’enrichissent impunément sur ces fausses idées, et d’ainsi perpétuer une culture du viol télévisuelle et télévisualisée. Malheureusement, ce n’est certainement pas une émission où la première image que l’on décide de lancer dans la sphère publique comprend des femmes et des hommes s’étalant de la peinture sur le corps qui va défaire l’image des bisexuel·le·s accro au sexe, incapables de « choisir un camp ».


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