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Qui a parlé de censure ?

La pièce de théâtre SLĀV a‑t-elle réellement été censurée ?

Iyad Kaghad

L’annulation de la pièce de théâtre SLĀV  et la controverse qui s’en suivit firent couler beaucoup d’encre dans les journaux et alimentèrent vivement le débat public dans les derniers mois. Les opinions des uns et des autres furent entendues, Robert Lepage et Betty Bonifassi firent savoir leur désarroi, consternés par une certaine censure contraignant la liberté artistique. Cet événement de la saison estivale, aux constituants forts émotifs, a le mérite de présenter des enjeux complexes auxquels les réponses ne sont pas toujours limpides et claires. Les concepts d’appropriation culturelle, de marginalité, de liberté de création et d’appartenance s’inscrivent dans des définitions quelque peu intangibles, aux postulats en partie tributaires de notre propre conscience et dont l’idée collective est en mouvance constante. Il y a donc, dans une certaine mesure, place à la discussion et aux débats, puisque la recherche de définitions justes et valides ne peut émaner d’une condition intellectuelle purement objective.

Ceci étant dit, plusieurs idées furent partagées, et ont orienté le sujet autour d’un axe qui, à mon sens, n’offre pas le meilleur angle d’analyse pour un débat sain et pertinent à notre société.

Un discours de censure

L’idée générale marquant le dénouement de la polémique est celle d’une censure vindicative et malveillante de la pièce. C’est Josée Legault, dans son billet pour le  Journal de Montréal qui en fait état : « N’ayons pas peur des mots. Cette annulation est une forme insidieuse de censure. C’est une erreur dont les séquelles n’ont pas fini de revenir nous hanter. » La rubrique opinion du Délit du 13 septembre dernier nous parle «[…]d’une censure nuisant à la sphère artistique québécoise. » Le mot est lâché et la résonnance qui s’y rattache pèse lourdement ; la liberté artistique est bafouée et nos artistes, muselés. L’imaginaire collectif enregistre donc l’annulation de SLĀV comme une censure en bonne et due forme, une interdiction complète de performance. Mais je pose alors la question ; qui a censuré la pièce ?  Serait-on assez malhonnêtes pour pointer du doigt les quelques activistes au discours véhément comme instigateurs d’une censure sans pitié ? Ils en portent pourtant le chapeau. Robert Lepage, dans son communiqué, nous parle d’un discours d’intolérance et d’un spectacle « officiellement » muselé. Betty Bonifassi, dans son billet de la Presse +, nous dit qu’ils «[…] n’auraient jamais mérité autant de haine, que la liberté d’expression a été bafouée, que tout cela est grave, voire  inacceptable. » L’incongruité ici est de statuer sur une censure faite par l’entremise d’artistes activistes. C’est une vision un peu maladroite du déroulement des faits. Voyons pourquoi.

Iyad Kaghad

Retour sur les évènements

Tout commence le 26 juin dernier lors de l’avant-première de la pièce de théâtre. Une foule est rassemblée aux alentours du Théâtre du Nouveau Monde, mené par Lucas Charlie Rose, artiste de la communauté noire de Montréal. On connait le discours décrié – j’y reviendrai d’ailleurs plus tard. Le Festival de Jazz de Montréal se prononce dès lors pour le maintien de la pièce et montre son soutien envers sa direction. Il indique dans un communiqué : « Avant de leur faire un procès d’intention, nous croyons fermement que nous devons assister au spectacle qu’ils nous proposent. » Le temps continue de passer, les gens discutent et ensuite intervient Mose Sumney, artiste californien qui annonce l’annulation de son spectacle le 2 juillet.  Une pétition de 1500 signatures fut également destinée au Festival, explicitant les raisons du désaccord envers le processus de création de la pièce. Le 4 juillet suivant, le Festival de Jazz revient sur sa position et annule les représentations.

Où se trouve la censure ? Je vous le demande.

Est-ce de la censure que d’avoir utilisé son droit de manifester ? Une action de mobilisation venant d’un groupe s’inscrit dans un exercice de promotion d’un discours, non dans le musèlement d’un autre. 

Est-ce de la censure que d’avoir envoyé une pétition ? Le fait de donner son avis par l’entremise d’une pétition ne ressemble en rien à une action contraignant les actions du destinataire.

Est-ce de la censure de la part de Mose Sumney d’avoir annulé son propre spectacle ? J’en doute !

La décision d’annuler SLĀV appartient et a toujours appartenu à l’unique direction du Festival de Jazz. La censure est un acte de violence et de mépris. La censure ne donne pas le choix. La censure est obscurantiste.  Je ne vois ici qu’un Festival ayant fait un choix délibéré et en toute liberté que celui d’annuler une pièce de théâtre. La décision prise est et a toujours été souveraine de leur part. La direction possédait toute sa latitude d’action pour décider de continuer à présenter la pièce. Elle en a cependant choisi autrement. On peut d’ailleurs se poser la question au sujet des raisons qui sous-tendent : par pure empathie et compréhension envers les communautés (sachant qu’elle soutenait Betty & Cie quelques jours avant) ou par peur de pertes financières ? Ont-ils baissé les bras, manqué de courage ? Ont-ils simplement choisi d’acheter la paix ? Quoi qu’il en soit, jamais la situation présentée n’aura fait figure d’une quelconque forme de censure, quelle qu’elle soit. Il n’est que trop facile de crier à la victimisation et au bâillonnement lorsqu’une action va à l’encontre de ses propres idéaux.

Des créations qui font débats 

L’éventail de sujets à traiter du fait de cette controverse est plutôt large. En toute sincérité, les concepts qui y trouvent leur place souffrent d’un manque de consensus dans leur signification, leur portée et les implications qu’ils ont dans notre existence. Peut-on s’approprier une culture ou bien est-elle affaire de tous ? Que de questions ne pouvant trouver de réponses cartésiennes.

Ne voulant pas trop me diriger vers un problème qui ne peut être élucidé, je me tourne vers une autre question lancée par Amadou Sadjo Barry dans son billet du Devoir « Art et équité raciale ».  Il y émet l’interrogation suivante : « Car, tout d’abord, si c’est la race de Lepage et de Bonifassi qui est mise en cause par les contestataires et les critiques de son spectacle, ne faudrait-il pas alors se demander si l’appartenance à une race ne donne droit qu’aux productions culturelles issues de celle-ci ? »

Je répondrai à cette question par un non évident. Poser la question, c’est y répondre. Il n’a d’ailleurs jamais été question de refuser la création d’une œuvre inspirée d’une culture qui n’est pas la nôtre, mais plutôt question du processus établi pour la créer, et là se présente une distinction notable. 

C’est qu’il existe aussi, de la part des communautés ne possédant pas les moyens ni la notoriété pour véritablement traiter de leur propre Histoire, une vague sensation désagréable de se faire voler les potentialités créatrices émanant de cette dernière. À mon sens, il y a une certaine cohérence à y éprouver une amertume, du ressentiment et même de la colère. Et c’est d’ailleurs ce que les cosignataires de la lettre ouverte destinée à Mme Mnouchkine, au sujet de la pièce Kanata, soutiennent en indiquant : « Alors, peut-être sommes-nous saturés d’entendre les autres raconter notre histoire. »

Le problème qui concerne les réalisateurs de telles œuvres est l’inadéquation entre la promotion de leurs idées humanistes à saveur mondialistes, de bonnes intentions et d’empathie, et cette impression de la part d’un public spécifique, malheureusement récurrente, de la promotion d’une vertu facile en exploitant la souffrance des autres, en omettant d’intégrer les principaux concernés par ces mêmes souffrances.

Or, ce désir de vouloir universaliser les souffrances de l’esclavage dilue la singularité de chacune des complexités historiques se rattachant à chacune des périodes

À cet égard, il y a eu une œuvre artistique d’une grande qualité, qui d’ailleurs n’a pas été mentionnée dans les nombreux débats, qui fait justement écho à ce travail de respect de l’autre et d’un excellent processus de création. L’œuvre cinématographique de François Girard Hochelaga : terres des âmes est un excellent exemple d’une œuvre artistique, exécuté par un homme blanc et auquel je ne trouve rien à redire. Le film, faisant figure de fresque historique de la ville de Montréal, recense une pléthore de références au sujet des Autochtones. La présence et la richesse des pluralités autochtones du film rendent hommage à la complexité des cultures des nombreux peuples présents à l’époque et encore aujourd’hui. Mais voilà : il y a eu le souci du travail bien fait. Les communautés furent intégrées au processus de création, l’acteur principal du film se trouve être Samian et on y retrouve la vraie rigueur d’une recherche artistique, mais également historique. Car oui, comme il en est mention dans le texte d’Amadou Sadjo Barry, il s’agit de « s’interroger sur le rapport entre la production artistique et la fidélité à l’histoire. » 

La pièce SLĀV, qui n’aura pas su correctement amener les idéaux qu’elle prétend défendre, n’aura fait qu’induire parmi les ressortissants concernés par son thème d’approche un sentiment d’usurpation de leur propre histoire pour en faire un crédit artistique auquel ils sont totalement exclus. Et c’est dans cette perspective que leur désaccord est juste et justifié. 

Le sens de l’Histoire

Venons-en désormais au but recherché par la création de SLĀV. L’approche retenue et revendiquée par les créateurs se veut être un hommage aux victimes plurielles de l’esclavage. On comprend donc ici la référence au terme « slave », se rapportant donc à une vision globale et générale de la souffrance humaine. Josée Legault nous parle « d’une représentation qui se veut de portée universelle et non pas ‘‘racisée’’, Betty Bonifassi nous explique pourquoi sa distribution présente des personnes autres que noires :  « l’histoire du spectacle ne raconte pas que l’esclavagisme du peuple africain déporté aux Amériques, mais aussi, l’esclavagisme subi par les Slaves des Balkans, celui des Irlandais, celui des Asiatiques d’aujourd’hui. »

Le spectacle a donc une portée universaliste visant une représentation agrégée des souffrances vécues par les esclaves. Au premier abord, on peut y trouver un travail louable qui cherche à rapprocher les cultures et les communautés dans une sensibilité humaine connue de tous ; la souffrance. Il y a ici, sans nul doute, la promotion d’un discours voulant diminuer les frontières entre nous par l’entremise d’argumentaires se rapportant à des discours tels que « nous sommes tous intrinsèquement liés par une même Histoire, nos couleurs et nos différences humaines n’importent plus, soyons une seule et grande famille. » C’est d’ailleurs le festival de Jazz qui soutenait être « synonyme de village global où il n’y avait ni race, ni sexe, ni religion, et où tous les êtres humains étaient égaux. » Comment refuser cette vision si vertueuse du vivre ensemble !

Cependant, il y a ici un réel problème, quand bien même l’idée derrière reste respectable.  À mon sens, l’artiste réutilisant des contextes et des périodes historiques pour l’exercice de son art a une responsabilité dans le traitement qu’il en fait. Il ne suffit d’invoquer la liberté artistique pour traiter en toute liberté d’une période précise de l’humanité. Car c’est bien ce que la sociohistoire s’évertue à faire ; étudier et rigoureusement documenter le passé pour y comprendre son impact sur le présent. Or, ce désir de vouloir universaliser les souffrances de l’esclavage dilue la singularité de chacune des complexités historiques se rattachant à chacune des périodes.

Qui plus est, l’utilisation de la traite négrière (car c’est bien de cela dont il est question dans la pièce) comme présentoir d’un esclavage homogène au travers des époques brouille les pistes sur son étude généalogique et interdit toute corrélation qu’il y à faire avec les problématiques socio-économiques du présent chez les communautés noires. Comment comprendre le présent dans sa complexité si son passé est réduit à sa plus simple expression ? L’unicité de la traite négrière dans son déroulement est trop délicate pour y juxtaposer un discours universalisant les souffrances humaines. 

Un débat rendu possible

L’annulation de SLĀV a permis de délier les langues. Était-elle nécessaire ? On peut en discuter. C’était cependant une annulation bienvenue dans les circonstances, car certaines voix n’auraient pas eu autant de résonnance si elle n’avait pas eu lieu.

Note à la direction de la pièce : si vous avez ce désir tellement fort de rapprocher les communautés en rendant hommage à leurs histoires, financez-les et donnez-leur la possibilité de faire le travail eux-mêmes. Il existe tant de groupes de talents ne demandant qu’à se faire connaître. 


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