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Appropriation culturelle et censure pour SLĀV

La pièce de Robert Lepage a créé toute une controverse cet été. 

Mahaut Engérant | Le Délit

Le spectacle, qui était présenté dans le cadre du Festival international de Jazz de Montréal, a finalement été annulé après de nombreuses protestations. Les manifestant·te·s reprochaient au spectacle son appropriation culturelle, terme expliqué par la présidente du mouvement Québec inclusif, Émilie Nicolas, dans une entrevue qu’elle a accordée à Radio-Canada : il s’agirait de la reproduction des éléments d’une culture — dans ce cas-ci, de la culture de l’esclavage — « sans donner de crédit ou de récompense financière aux gens qui l’ont créée ». Ce concept prend aussi en compte l’appropriation d’éléments provenant d’une culture marginalisée. Je comprends le point de vue des représentant·e·s de la communauté noire : ceux-ci et celles-ci se sont senti·e·s floué·e·s parce qu’ils et elles ont eu l’impression que les Blancs profitaient de l’expérience de leurs ancêtres. D’ailleurs, Émilie Nicolas affirme que SLĀV faisait partie d’un système raciste dans lequel la créativité et les idées des Noir·e·s sont exploitées. Je suis d’accord que des personnes noir·e·s auraient dû être consulté·e·s lors de la conception de la pièce, question de bien illustrer le douloureux héritage de l’esclavage afro-américain. Cependant, l’esclavagisme n’est pas seulement l’affaire des Noir·e·s et SLĀV en faisait d’ailleurs part. L’histoire de plusieurs peuples réduits en esclavage, comme celle des Irlandais et des Slaves, était relatée dans la pièce. Les accusations de racisme étaient donc plus ou moins fondées, non seulement parce que la pièce n’émettait aucun propos raciste, mais également parce que l’esclavage vécu par différentes communautés était également présenté, dont certaines de ces communautés étaient majoritairement, sinon entièrement blanches.

Un manque d’information

Ce qui est le plus choquant, c’est que la plupart des manifestant·e·s, des personnes de toutes origines ethniques qui n’approuvaient pas le processus de création de SLÄV, n’avaient même pas vu le spectacle. Ils et elles dénigraient une œuvre artistique à laquelle ils et elles n’avaient pas assisté. Comment peut-on porter des accusations aussi graves que celles qui ont été faites contre le spectacle, ses artisan·ne·s, et même ses spectateur·rice·s, sans savoir de quoi il était réellement question ? Plusieurs journalistes ayant vu le spectacle s’entendent pour dire qu’il ne s’agissait non pas d’appropriation culturelle, mais d’un hommage à tous les esclaves de l’Histoire. Cela a permis à ceux et celles ayant vu la pièce d’en apprendre plus sur le sujet et ainsi de mieux comprendre la réalité des communautés ciblées. Toutefois, je conviens que l’approche de Betty Bonifassi et de Robert Lepage n’était pas totalement respectueuse, car elle a relégué aux oubliettes les            principaux·ales concerné·e·s.

Plusieurs journalistes ayant vu le spectacle s’entendent pour dire qu’il ne s’agissait non pas d’appropriation culturelle, mais d’un hommage à tous les esclaves de l’Histoire.

Les problèmes de la pièce

Il va sans dire que les critiques des manifestant·e·s n’étaient pas toutes infondées ; il y avait une bonne part de vérité dans leurs propos. Il aurait évidemment pu y avoir plus de comédien·ne·s noir·e·s sur scène. La présence de deux femmes noires était essentielle, mais pas suffisante afin d’interpréter des chants qui ont été créés par des esclaves noir·e·s. La représentation du peuple noir n’était certes pas optimale, particulièrement parce que, comme l’a écrit le rappeur Webster dans  Le Devoir, dans son article « Le problème avec SLĀV », la principale lacune était le « manque de sensibilité flagrant et le pouvoir de s’arroger la trame narrative d’une communauté pour la raconter comme bon nous semble ». La majorité des comédiennes était blanches, et cela a fait en sorte que les noir·e·s, qui auraient dû se trouver au cœur du projet, s’en sont retrouvé·e·s écarté·e·s.

SLĀV a également démontré que la communauté noire a peu de place dans la sphère artistique, comme l’exprime Fabrice Vil dans son article « SLĀV » paru dans Le Devoir. Il faut leur offrir une plus grande tribune, il faut que des auteur·rice·s, réalisateur·rice·s, metteur·se·s en scène issu·e·s de la communauté noire —  et de toutes les autres minorités visibles — soient présent·e·s en grand nombre au Québec.

La censure : une erreur

La pièce a suscité un débat et des questionnements à juste titre, et le débat dont il est question aurait pu être mieux accueilli. En effet, Betty Bonifassi et Robert Lepage n’ont pas semblé être rapidement ouvert·e à la discussion. Ce fut une erreur majeure de leur part, mais il me semble tout de même que d’annuler SLĀV était de la censure, nuisant à la sphère artistique québécoise. Le dialogue qui a suivi la controverse et qui fut présent dans les médias a permis de mieux comprendre comment certaines personnes se sentaient face à des œuvres de ce genre, mais l’annulation n’était certainement pas nécessaire. La discussion aurait pu se poursuivre et le public aurait alors choisi d’assister au spectacle ou non. En retirant le spectacle, la liberté de chacun·e de décider d’aller voir la pièce ou non, d’aimer le spectacle ou non, leur a également été retirée. Et cela, à mon avis, n’est pas digne d’une société qui se dit moderne, ouverte et prônant la liberté d’expression.

La liberté d’expression  ne consiste évidemment pas à laisser la population dire n’importe quoi sur n’importe qui. Il est plutôt question ici de l’importance de protéger une certaine liberté artistique qui fut bafouée en retirant ledit spectacle.

La nature de l’art en 2018

J’aimerais terminer en citant les mots d’Amadou Sadjo Barry, enseignant de philosophie au cégep de Saint-Hyacinthe, qui soulève des questionnements intéressants dans son article « Art et équité sociale », qu’il a soumis au journal Le Devoir au début du mois de juillet : «[…] si c’est la race de Lepage et de Bonifassi qui est mise en cause par les contestataires et les critiques de son spectacle, ne faudrait-il pas alors se demander si l’appartenance à une race ne donne droit qu’aux productions culturelles issues de celle-ci ?». En d’autres mots, l’auteur se demande si les artistes sont « condamnés » à créer des œuvres qui concernent leur propre race et si une autorisation officielle serait alors nécessaire pour transgresser cette « règle ».

(…) il faut que des auteur.rice.s, réalisateur.tice.s, metteur.se.s en scène issu.e.s de la communauté noire et de toutes les autres minorités visibles soient présent.e.s en grand nombre au Québec.

Les interrogations de M. Barry sont d’autant plus importantes maintenant qu’un autre spectacle de Robert Lepage, Kanata - qui sera représentée en France, a également été annulé avant même que les représentations ne commencent. Ce spectacle aurait mis en scène des peuples autochtones. Pour que le spectacle ait eu lieu, aurait-il fallu qu’il ait été entièrement conçu par des membres de la communauté autochtone ? Et qu’en est-il de SLĀV ? Le même spectacle aurait-il été mieux reçu si Robert Lepage et Betty Bonifassi avaient été noir·e ? Les accusations des manifestant·e·s me poussent à répondre « oui » à ces questions, mais si on en vient à ce point, je pense que ce serait un recul considérable au niveau artistique. Oui, il aurait dû y avoir plus de Noir·e·s impliqué·e·s dans la production de la pièce, mais cela ne signifie pas que la pièce entière ne mérite pas de voir le jour. Les œuvres sont bien plus riches et diversifiées si les cultures se mélangent et se côtoient. La diversité culturelle est synonyme de pluralité des perspectives et des opinions, et cela ne peut qu’être bénéfique au domaine de l’art québécois.


Note de l’éditrice

Une réponse à cet article paraîtra dans une édition ultérieure.


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