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Que faire de RuPaul’s Drag Race ?

Après dix ans de diffusion, faisons le point sur l’aventure télévisée.

Béatrice Malleret | Le Délit

Qu’est-ce que le drag ?

Définir le drag est un exercice périlleux, l’imaginaire collectif désigne le drag comme un acte de travestissement momentané d’un homme cisgenre homosexuel, qui exagère les codes du genre féminin en se vêtissant et en clownant ce genre. Cependant, l’art du drag s’étend aux hommes et femmes trans, aux personnes non-binaires, aux femmes cisgenres et à n’importe qui ayant envie, le temps d’un instant ou pour de plus longues durées, d’incarner un personnage et de brouiller les frontières du genre. Le drag prend le plus souvent la forme d’une performance ayant pour but de divertir et est souvent utilisé pour faire passer un message politique.


L’émission de télé-réalité RuPaul’s Drag Race a achevé en juin sa dixième saison, battant encore une fois ses records d’audience et récoltant il y a quelques jours une poignée d’Emmy Awards. Le phénomène s’étend en dehors des communautés queers jusqu’à en devenir mainstream. Que retenir de cette ascension remarquable ? 

Started from the bottom

C’est en 2009 que Drag Race apparaît sur Logo TV, petite chaîne américaine consacrée à un public queer. Le projet commence comme une parodie des émissions de télé-réalité : RuPaul a épluché le plus croustillant de la télévision américaine, avec pour principales inspirations America’s Next Top Model et Project Runway, pour mettre en compétition des drag queens. Les premières heures du show ne paient pas de mine : une saison courte de neuf épisodes, un budget visiblement limité et un décor qui menace de s’écrouler lorsque le runway est foulé. L’année suivante, l’émission revient pour une seconde saison : la magie a opéré, le charisme de RuPaul et les à‑coups de culture queer ont séduit le public visé. Depuis, une augmentation du nombres d’épisodes, la création d’une franchise avec d’autres contenus satellites et des concurrentes avec des millions de fans sur les réseaux sociaux. La recette évolue peu, les messages sont sensiblement les mêmes : c’est la qualité de la performance des drag queens qui porte l’émission.

Ce succès, nouveau par sa portée et son contenu, montre une plus grande ouverture à la culture queer — plus précisément au drag en tant que forme d’art — dans l’espace mainstream. Si la popularité de l’émission en fait une référence en matière de contenu queer, elle n’est toutefois pas sans limites, plus précisément quand on se penche sur le tant adulé RuPaul Charles. 

Habemus RuPaul ?

La présence de RuPaul à la tête de l’émission n’est pas anodine. Son parcours, connu de beaucoup, est marqué par l’idéologie américaine de l’entrepreneuriat. Hissé en porte-parole des drag queens par Drag Race, RuPaul n’est parti de rien. D’un milieu défavorisé, il se fraye un chemin dans la jungle nocturne de New-York, sort un album dans les années 1990, devient un visage de la lutte contre le SIDA, obtient son propre talk show et devient la référence queer de son époque. Bref, RuPaul est un·e self-made wo·man. Au-delà de la célébration de l’amour, le message du programme est ancré dans son contexte américain et capitaliste, et est répété par RuPaul dans ces termes : toujours plus travailler, toujours plus se donner, obtenir un certain capital financier et créer son empire, tel qu’il l’a fait. La compétition perd au fil des saisons son côté humain et c’est en partie dû à l’opportunisme de son animateur : l’accumulation de produits et de saisons dérivés, et des moments chocs diffusés hebdomadairement entretiennent cet empire, et donc l’admiration pour la queen devenue intouchable. 

Avec ce portrait élogieux qu’on nous assène, que tirer des craquelures de ce personnage ? Accusé à plusieurs reprises de ne pas prendre la question transgenre au sérieux, RuPaul justifie ses écarts en disant faire un doigt d’honneur à la notion de genre. Cependant, utiliser un vocabulaire haineux envers les trans (le t‑word), vouloir interdire la compétition aux femmes trans car celles-ci auraient un avantage, c’est fermer des portes et renforcer une stigmatisation envers des personnes dont RuPaul ne connait pas la réalité. Les queens dont on connaît l’identité transgenre ne se sont dévoilées que pendant le tournage, où quelques minutes de diffusion sont dédiées à une conversation entre les concurrentes sur la question trans et le rapport avec le drag. Souvent positives et bienveillantes, ces conversations ne s’étendent pourtant pas en dehors de ce cadre donné par la production. L’émission n’est toujours pas capable de représenter toutes les personnes des communautés queers avec sensibilité.

Encore du chemin

La question du racisme est souvent éclipsée par la production alors que le programme reproduit un biais identifié par plusieurs queens. La popularité parmi les fans n’est pas comparable entre les queens noires et blanches. Ces dernières font plus de performances à des grands publics, ne comptent plus leurs abonné·e·s et accèdent facilement aux sphères mainstream du divertissement et de la mode. Le rapport de l’émission au racisme est, en partie, à l’origine des comportements discriminatoires dans le fandom (ensemble des fans, ndlr). La dernière saison était chargée en conversations traitant du racisme, souvent incarnées par une queen noire du nom de The Vixen. Après la diffusion de ces épisodes, elle fit face à des attaques virulentes sur les réseaux sociaux. Celle-ci refusait qu’on lui donne l’image de femme noire énervée que l’émission a tendance à imposer aux concurrentes par facilité narrative. Lorsque l’on revient sur les incidents, c’est cette queen, de toute évidence instrumentalisée, qui est mise en faute pour rendre le moment plus croustillant. Ne pas prendre la parole, ou utiliser le problème du racisme comme drama divertissant, c’est manquer de respect à la dimension éminemment sociale du phénomène et les devoirs qui en découlent. Le fandom étant particulièrement marqué par ses attitudes discriminatoires, RuPaul’s Drag Race doit s’occuper de ce flou laissant place au racisme. 

Une mouvance générale vers une plus grande acceptation du drag, une conception se voulant moins binaire du genre et un éveil à la culture queer. Nous pouvons attribuer de tels mérites à l’émission. La démocratisation du drag offre des opportunités aux drag queens qui n’auraient pas été imaginables il y a dix ans. Cependant, le phénomène ne profite pas également à toutes les queens. Celles habituées aux bars gays du coin, qui vivent avec peu de moyens, se retrouvent ostracisées par Drag Race : les attentes sont plus hautes et beaucoup préfèrent payer plus cher mais rarement pour aller voir une participante de l’émission faire une performance. Bien que notable, la popularisation du drag ne semble pas non plus infinie, les artistes queers sont toujours vu·e·s comme tel·le·s et sont loin des stades et d’une notoriété globale. 

Le succès de RuPaul’s Drag Race mérite donc d’émettre quelques réserves. Le manque de tel contenu dans l’espace mainstream donne lieu à un avènement de Drag Race, alors que l’émission aujourd’hui souffre d’un certain manque d’inclusion. Voir les limites de RuPaul’s Drag Race ne veut pas dire qu’il faut en rejeter le phénomène. Il y a une beauté dans le programme que nous nous devons de célébrer, sans pour autant s’en aveugler. 


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