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Pousser des cris de joie

La Réforme protestante a donné à la musique son éclat d’aujourd’hui.

Carlotta Esposito

D’après l’Évangile selon Luc, « chaque arbre se reconnaît à son fruit. » Le grand arbre de la Réforme protestante, avec ses innombrables ramifications et ses 500 anneaux de croissance, a des racines tellement entrecroisées avec la culture occidentale qu’il est parfois difficile aujourd’hui de les identifier en isolation ; toutefois, croyant ou non, chacun se nourrit de ses divers fruits chaque jour. L’égalité des Hommes devant Dieu, la reconnaissance des liens intimes entre une personne et sa langue maternelle et l’accès à l’information sans restriction sont parmi les fruits les plus doux de la Réforme, qui sont devenus les pierres angulaires de notre société. Il y a aussi un autre aspect de notre vie commune, parfois moins reconnu, que la Réforme a profondément transformé : la musique.

Les mélodies [de Luther] étaient fortes et vibrantes, et ses paroles étaient des opportunités de proclamer des affirmations théologiques qui deviendraient

révolutionnaires

Semer les graines musicales

La Réforme commença humblement avec la fameuse histoire de Martin Luther et ses 95 thèses, clouées à la porte de la cathédrale de Wittemberg en 1517 en protestation contre la vente des indulgences par une Église catholique corrompue. Les conséquences historiques principales furent la création d’une nouvelle Église protestante, la propagation des textes religieux dans la langue vernaculaire et l’affirmation que l’homme ne pouvait pas acheter sa place au paradis. Moins apprécié est le fait que cette révolution avait une bande originale. D’un côté, le chant grégorien et une polyphonie complexe dominaient la scène musicale des paroisses catholiques pendant le 15e siècle, chantés exclusivement en latin par des chanteurs sélectionnés et reflétant la division traditionnelle entre les laïcs et le clergé. De l’autre, la population allemande bousculait lentement mais sûrement les conventions en donnant un caractère sacré aux chansons traditionnelles profanes. Un témoignage furieux de l’époque par un catholique détaille par exemple, plus d’un siècle avant la Réforme, l’utilisation dans une messe allemande d’une chanson traditionnelle concernant une femme perdant une chaussure —mais ce dernier n’avait pas remarqué qu’ils avaient changé les paroles pour décrire un pécheur perdant la faveur de Dieu.

C’est dans ce contexte musical riche qu’est élevé Luther. Ayant bénéficié d’une formation libérale, il voyait l’importance de l’esthétique à la vie humaine et est devenu non seulement prêtre mais aussi compositeur, fournissant à sa congrégation des hymnes en allemand pour la messe. Ses mélodies étaient fortes et vibrantes, et ses paroles étaient des opportunités de proclamer des affirmations théologiques qui deviendraient révolutionnaires : « Aucun n’était au bon chemin, / Ils quittaient tous la route », annonce un hymne, niant l’idée catholique que l’Homme pouvait se sauver lui-même par ses œuvres (souvent en payant l’Église). « Qu’on nous ôte nos biens, nos corps et nos femmes, / Nous aurons toujours le royaume de Dieu », affirme un autre, dénonçant les persécutions menées par l’Église et leur insistance sur un clergé célibataire. Ainsi ces hymnes, à la fois rebelles et intimes, sont devenus des symboles de résistance du mouvement protestant naissant. Selon la légende, les luthériens ont chanté Ein feste Burg ist unser Gott (« C’est un rempart que notre Dieu », en allemand, ndlr) —écrit par Luther et toujours chanté aujourd’hui— en chemin vers la Diète de Worms en 1521, où Luther refusa d’abjurer ses croyances devant les autorités catholiques, et à la soumission de la confession d’Augsbourg en 1530, où les protestants furent reconnus pour la première fois comme groupe religieux légitime par Charles Quint.

L’étendue des psaumes, qui se sont transformés en traditions de hymnodie dans plusieurs pays, a continué à propager les connaissances musicales et à unir le peuple qui les chantait

Des avancées créatives

Les effets de cette observation systématique du chant collectif furent révolutionnaires et enrichissants. Les Allemands chantaient avant, mais maintenant, en plus de chanter des fables aux fêtes et des chansons paillardes et autres réjouissances sonores aux bars, ils chantaient comme communauté dans leur propre langue pour la chose la plus importante à leurs yeux : Dieu. Donc, si l’on peut atteindre Dieu par le chant, il faut que tout le monde sache chanter ! Encouragées par Luther, les écoles locales commencèrent à enseigner la musique à chaque enfant, quatre heures par semaine. Des choeurs locaux, composés de personnes d’origine sociale modeste, poussèrent dans chaque village pour la première fois. Comme elle a propagé l’alphabétisation (afin que tous puissent accéder à la Bible, pas seulement le clergé), la Réforme a donc aussi développé les facilités musicales de chaque citoyen. Après quelques générations, ces graines ont germé en la forme de nouvelles structures musicales : si vous avez déjà chanté en harmonie à quatre voix, c’est grâce au développement de la chorale luthérienne, et si vous vous pâmez devant les chefs‑d’œuvre de Johann Sebastian Bach, probablement la base de la musique classique de l’Ouest, vous buvez l’eau d’une fontaine construite pour donner Soli Deo gloria —«à Dieu seul la gloire », devise de la Réforme avec laquelle il a signé toutes ses partitions.

Le phénomène du chant collectif dans les églises s’est étendu à travers l’Europe, la musique devenant une partie de la vie quotidienne. Les fidèles de Calvin et Zwingli, les réformateurs suisses, se débarrassèrent de ce qu’ils voyaient comme des excès catholiques en interdisant les instruments à la messe, ne permettant que la voix humaine. Ils chantèrent a capella dans la langue vernaculaire seulement les psaumes trouvés dans la Bible, à l’unisson dans l’église, et à quatre voix chez eux —une augmentation, littéralement, d’harmonie familiale. Les huguenots, les protestants français qui chantaient des psaumes en marchant pendant les guerres de Religion, épousèrent aussi l’harmonie à quatre voix. Ceci eut comme effet que pour la première fois dans ces régions, les voix des femmes étaient entendues dans les églises. Plus tard et à travers la Manche, les protestants anglais ayant fui plus tôt la persécution catholique de Marie Ire revinrent nombreux à l’ascension d’Elisabeth Ire au trône. Dès leur arrivée, « des psaumes furent clamés de joie dans chaque rue ainsi que chaque église,» selon un témoignage. L’étendue des psaumes, qui se sont trans- formés en traditions de hymnodie dans plusieurs pays, a continué à propager les connaissances musicales et à unir le peuple qui les chantait.

Une philosophie qui valorisait les capacités musicales comme un don de Dieu qui devait être cultivé chez chaque individu. L’ajout de la musique au programme public a produit des conséquences durables

Une culture de chant collectif

Notre culture musicale en Amérique du Nord, alors, est le produit d’une synergie des protestantismes franco-allemands et anglais. La capacité robuste des gens du peuple pour chanter à quatre voix, renforcée par la tradition psalmodique des huguenots et des puritains, côtoyait d’abondants hymnes richement harmonisés des traditions anglaises et allemandes. Pour marier ces deux éléments, des écoles de chant offrant des cours du soir dans les colonies nord-américaines ont émergé afin d’aborder les œuvres plus luxurieuses, motivées par le mouvement anglais du Regular Singing (« Le chant bien réglé » en anglais, ndlr). Selon ces groupes, il était important d’enseigner la notation musicale, et non seulement la méthode de chanter à l’oreille, une version musicale d’une transition typique d’une société des traditions orales aux traditions écrites. L’éducation des jeunes est devenue aussi une priorité. De nombreux choeurs de garçons ont proliféré dans les villes, imitant les choeurs anglais tel que le Chœur du King’s College, mais remplaçant la composante d’allégeance au roi par une allégeance seulement à Dieu et à la musique en soi.

À la veille de la Révolution américaine, les méthodistes loyalistes ont déménagé au Canada britannique, chantant tout le long du chemin. L’influence protestante dans la région a assuré la place de la musique dans la vie quotidienne : « Les méthodistes chantent tous », raconte un observateur canadien1. « Je n’ai jamais vu un méthodiste qui ne chante pas. Ils chantent avec la gorge. Ils chantent avec leurs mains. Ils chantent avec leurs pieds. » Un témoin plus irritable2 le corrobore, agacé par « l’habitude impolie de chanter des hymnes et des psaumes à chaque occasion… Le jabot ornant le cou de la femme ne peut pas même être repassé sans un hymne. » Même au Québec, où les protestants sont historiquement peu nombreux, ils ont laissé leur trace. Bien que la province n’ait pas vu une messe luthérienne en français avant les années 60, et que Montréal n’ait pas eu d’évêque anglican jusqu’en 1850 (comparé à 1787 pour la Nouvelle-Écosse), on peut voir aujourd’hui des publicités sur les bus de la STM annonçant des auditions pour les Petits Chanteurs de Laval, la plus grande organisation chorale au Québec qui inclut un choeur de garçons du style protestant.

À Noël, une salle de protestantes allemandes, françaises, américaines, et britanniques, malgré leurs différences (parfois amères) théologiques, politiques, ou culturelles, vont toutes savoir [chanter les mêmes chansons]

Aux États-Unis les effets culturels du chant protestant sont encore plus prononcés. Les anglicans, s’étant renommés les épiscopaliens après la Révolution, ont propagé leur tradition chorale à travers le pays, les choeurs de garçons devenant encore des institutions de haute participation. Les presbytériens, d’origine écossaise, ont continué leur méthode pour le chant des psaumes de lining out (« donner le vers » en anglais, ndlr), qui s’est développée à l’époque d’une population analphabète : un chantre chante un vers, et la congrégation répond en le répétant. Les baptistes au sud ont adopté cette coutume, l’appliquant aux hymnes, afin de s’adapter à la population pauvre et sous-éduquée des métayers et fermiers pendant le 19e siècle. À son tour, les églises composées d’esclaves noirs ont épousé cette stratégie appel-réponse dans leurs services aussi, la combinant avec des chants de travail et des spirituals expressifs pour baliser le terrain pour la musique gospel, le blues, et plus tard, le jazz et le motown. Effectivement, Amazing Grace, l’emblème du gospel noir aux États-Unis, est la deuxième chanson la plus jouée à la cornemuse écossaise, et au moins une église noire en Alabama chantait en gaélique aussi tard qu’en 1918.

Quand on s’enquit auprès de Dr. Martin Luther King, Jr. […] à propos de son homonyme il n’a qu’une chose à dire : « Ce que j’ai appris [de lui] est qu’un mouvement ne peut pas réussir, à moins qu’il chante

Finalement, la volonté d’enseigner la musique aux enfants pendant toute leur formation s’est particulièrement développée aux États-Unis. Continuant le travail que les choeurs de garçons et les cours du soir ont commencé, Lowell Mason, professeur de chant, était le fer de lance du mouvement visant à incorporer l’éducation musicale pour les filles et garçons dans les écoles publiques au milieu du 19 e siècle. Ses motivations puisent leurs racines dans le protestantisme, héritées d’une philosophie qui valorisait les capacités musicales comme un don de Dieu qui devait être cultivé chez chaque individu. L’ajout de la musique au programme public a produit des conséquences durables. En 2010, 91% des lycées aux États-Unis offraient des cours en musique selon le Département de l’éducation, ce qui est structurellement différent de quelques pays plutôt catholiques (tels que l’Espagne et la France) qui délèguent les leçons aux conservatoires extrascolaires. En outre, peut- être grâce à cette politique, plus de la moitié des familles américaines ont au moins un membre qui joue un instrument, contre 36% des familles britanniques — même parmi leurs pairs protestants les Américains sont plus musicaux.

Carlotta Esposito

Les sarments portent du fruit

Dans le monde musical occidental, il semblerait que le protestant peut tout avoir. Grâce à sa philosophie réformatrice, il se permet d’avoir accès aux meilleurs œuvres non seulement des nombreuses autres branches du protestantisme, mais aussi du catholicisme, et puis s’identifier fièrement comme frère en Christ des originateurs, tout en partageant le meilleur de sa branche. À Noël, une salle de protestantes allemandes, françaises, américaines, et britanniques, malgré leurs différences (parfois amères) théologiques, politiques, ou culturelles, vont toutes savoir (possiblement dans leurs propres langues) Il est né le divin enfant, Veni veni Emmanuel, Es ist ein Ros entsprungen, et Once in Royal David’s City en raison de l’emphase partagée de leur foi sur le pouvoir de la musique.

Cet effet d’unification est-il surprenant ? Pas nécessairement. Selon une étude de l’Université d’Oxford, l’acte de chanter ensemble facilite des nouvelles amitiés et relations plus rapidement que d’autres formes d’engagement social. Sûrement l’expérience anecdotique confirmerait leur résultat —qui ne s’est pas fait un ami chantant en même temps avec un étranger à un concert de rock, ou n’a pas apprécié chanter à tue-tête une chanson connue par tout le monde à une fête ?

Il faut alors tirer les meilleures leçons de cette révolution et continuer à les cultiver, valorisant la musique comme outil pour exprimer des vérités profondes et pour renforcer des liens à l’intérieur et entre les peuples

Toutefois il n’y a pas de raison pour laquelle ces rapprochements doivent se limiter à ceux qui se considèrent protestants —croyants ou pas, de par notre contexte occidental, nous sommes greffés sur l’arbre de la Réforme. Il faut alors tirer les meilleures leçons de cette révolution et continuer à les cultiver, valorisant la musique comme outil pour exprimer des vérités profondes et pour renforcer des liens à l’intérieur et entre les peuples.

Si on les cultive bien, les réverbérations se ressentiront loin à l’avenir, et l’ont déjà fait. En 1934, un pasteur baptiste nommé Michael King a visité l’Allemagne et a été tellement ému par l’histoire vivante des pratiques réformatrices que dès son retour aux États-Unis, il a changé son prénom et le prénom de son fils à Martin Luther. Une génération plus tard, quand on s’enquit auprès de Dr. Martin Luther King, Jr. —héros et chef du mouvement des droits civi- ques pour les noirs dont la musique faisait considérablement partie— à propos de son homonyme il n’a qu’une chose à dire : « Ce que j’ai appris [de lui] est qu’un mouvement ne peut pas réussir, à moins qu’il chante. » C’est un doux fruit que l’on ne doit jamais laisser pourrir.


Articles en lien

  1. « Congregational Singing, » Canada Christian Advocate 23.43 (November 6, 1867)
  2. C.H.C., It Blows, It Snows [Dublin : P.W. Brady, 1846] 135–6