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Gagnants du concours d’écriture créative de la Francofête (Français première langue)

Français première langue

Capucine Lorber

1er prix : Esther Laforge 

Le pouvoir des mots

Des mains attentives, qui façonnent la fille, En habillant l’enfant de rose et de fleurs

Je me tiens immobile comme une petite statue devant le miroir. La brosse file dans mes cheveux. Mes paupières papillonnent de contentement. Je sens la main douce de maman sur ma tête, « Te voilà prête, ma chérie ».
La silhouette de ma mère se retire du miroir. Dans son cadre de fer, je reste le seul personnage.
Mon visage se découpe comme un portrait.

J’aurais pu rester longtemps à me contempler, à me raconter quelle jolie petite image je fais accrochée au mur.

Des années après, il m’arrive encore de jouer à la figurine. Lorsque je ravale mes mots timides, je me dis : reste bien droite et jolie.

Alors j’existe pour mon allure, faute de l’être pour ma parole.

Métamorphose adolescente, regard aigüe, Envie d’être aimée et peur de l’être

Il y a en moi cet impératif de beauté, cette obligation de susciter l’attention des autres. J’aime l’ivresse que me procurent les regards admiratifs. Parée de mes atours colorés, je sais, non je sens, quand on me regarde. Alors je baisse silencieusement les yeux pour vous ignorer. Il n’est jamais de bon goût de montrer cette fierté palpitant dans l’iris. Pourtant la crainte d’un regard rendu persiste. Je ne souhaite pas avoir l’œil trop engageant. Je suis une jeunesse qui se découvre, sent qu’elle peut plaire,
mais qui n’est pas encore prête à aimer.

Belle et chaste. Peut-être pas si modeste.

Les livres apprennent à penser Ma mère m’a appris à marcher

Éduquée pour être belle, je ne suis cependant pas de celles qui se laissent approcher.

Je me remémore les grandes personnes qui aiment les filles jolies et les garçons sportifs. Cadres implicites que l’on vous pose sur la tête – sois belle, souris, ma fille !

Sois fort, le monde t’appartient, mon fils ! Je cultive l’élégance.

Et garde une bibliothèque pleine de livres. J’aspire à un certain héroïsme. Je rêve de femmes. Celles-là découvrent de nouveaux théorèmes, pensent sur la société, posent le pied sur la lune. Elles sont plus fortes que le regard des hommes.
Des mots de papier. Des mots silencieux qui ne se disent que dans la tête. Des mots que je conserve en moi. Ces mots qui m’habitent et que personne ne voit. Trop timide, je joue encore aux statues que l’on admire, mais auxquelles on ne parle pas. Puis, à obstiner le style, on obtient un désir tantôt flatteur, tantôt agressif.

Et ma bouche reste cousue.

Le miroir nous dit femme
Et les hommes nous disent désir

La joliesse attire la convoitise. Je joue avec les imprimés, la transparence et la peau nue. Jusqu’à la provocation.

Naïveté d’enfant croyant que la beauté confère l’amour. Elle ne suscite que désir. Une envie de ce charme, qui reste souvent dans les yeux, mais qui vient parfois

démanger les mains. Une tentative de contact, qui nous électrise l’échine. De belles paroles pour séduire laissant croire à des affections possibles et la prudence s’endort. Un corps, un corps, dont je prends soin pour le bien paraître, mais dont je ne suis plus tout à fait la maîtresse.

Je me heurte à des violences pernicieuses, que l’on laisse tourbillonner en soi, cachées, au point d’en avoir la nausée. Il n’y a pas de mot pour celles-ci. Je les écris dans ma tête, sans que cela ne franchisse mes lèvres.
Je pensais maîtriser l’élégance. Je ne savais pas que l’apparence me fausserait.

Résumée à un bel objet, j’ai peur de ne plus pouvoir en dépasser les limites. Je suis peau. Je suis chair. On m’appelle désir. Alors je demande au papier : « Pourquoi me suis-je fourvoyée ? – Quand me suis-je égarée ? – Comment me suis-je oubliée ? – À jouer la statue, où suis-je donc passée ? »

 


 (Version papier incomplète, ndlr)

2ème prix :  Claudia Rainheart 

attention

je ne suis personne encore

le service reprend graduellement

 

j’ai faim de parler dans la foule

 

j’attends un train pour faire semblant

d’avoir un arrêt qui me ressemble

un trottoir qui n’attende que moi

 

je cherche mon reflet sur le ciment

 

j’ai faim d’un écho qui me rassure

d’une seconde entre deux grands bras

qui me donne raison d’inspirer

 

je ne finis jamais de chercher

 

le service fige temporairement

et je vole des mots plein les poches

des passants qui ne sourient pas

 

j’essaie de les avertir à bord

attention

je m’accouche lentement

 


 

3ème prix : Eva-Meije Mounier 

Le vent se lève,
il faut tenter de vivre

Olivia se sent chez elle comme dans une citadelle assiégée. Sa chambre est le plus haut donjon, duquel elle perçoit et suit tous les combats. En sortir, c’est risquer la blessure ou pire, la mort.

Quand elle rentre le soir, elle passe rapidement par les toilettes, frôlant les murs, se mouvant telle une ombre, puis s’enferme derrière ses remparts. Des silhouettes noires se découpent dans le salon, avachies sur les canapés, pieds posés sur la table basse, télécommande à la main, semant sur son passage rires moqueurs, ou plus supportables mais plus insidieux, silences.

Les bruits de la guerre l’attristent et la fatiguent. Ils sont si forts qu’elle perçoit chaque mot, qui reste ancré dans son cœur, submerge son esprit, l’empêche de sombrer dans le sommeil la nuit venue, la font parfois tomber à genoux d’angoisse et de douleur, les mains nues dans la neige blanche, le visage rouge de honte, entourée de passants qui la frôlent, indifférents, étoiles filantes vaquant à d’autres occupations, alors qu’Olivia sûrement s’éteint, alors qu’Olivia sûrement implose, alors qu’Olivia sûrement abandonne, se mure dans le silence, laisse les reproches, les sous-entendus et les insultes couler le long de son corps.

Sous la douche, les larmes d’Olivia pourraient se mêler à l’eau savonneuse, ce serait une bien belle image, une séquence de film poignante, quelqu’un crierait « coupez » et on lui of- frirait une serviette, on réajusterait son maquillage, on lui dirait « tu as été formidable », on éteindrait les lumières et on irait boire un verre pour clôturer la journée de tournage.

A la place, le colocataire lance, confiant et rieur : « vous n’avez pas remarqué qu’elle pue ? », et la gorge d’Olivia se serre, s’étrangle, elle suffoque, ses ongles s’enfoncent jusqu’au sang dans ses paumes.
Et derrière la fine cloison de répéter, plus fort : « vous n’avez jamais remarqué qu’elle pue ? Quand j’entre dans une pièce je peux sentir sa présence. » Et Olivia de haïr son corps, d’englober de dégoût sa propre enveloppe charnelle au point d’en trembler, au point de se laisser envahir de bourdonnements, allongée, les membres écartés dans ses draps défaits, moites d’angoisse, n’aspirant qu’à disparaître.

Olivia rêve de goûter au silence, mais quand enfin les voix se sont tues, le bruit assourdissant de la ville resurgit. Au cœur de la mégalopole montréalaise, depuis cette résidence-hôtel sans âme, aux murs blancs d’hôpital et aux réceptionnistes froids, les klaxons des voitures se mêlent au brouhaha des travaux, au sifflement du vent et aux rires des passants. Alors, Olivia s’enfuit tous les week-ends, survolant à la vitesse de la lumière les pierres du pont-levis, se mêlant à la foule, écoutant d’une oreille les conversations des autres, prenant du plaisir à chaque mot puisqu’enfin ils ne sont pas dirigés contre elle, puisqu’enfin ils ne la désignent ou ne l’excluent pas, puisqu’enfin elle a le droit d’être et de se mouvoir sans qu’on lui reproche d’être là.

Sa valise reste ouverte sur le bord de son lit, passeport bien en évidence, paquets de mouchoirs éparpillés dans le filet, culotte propre du dernier voyage dans la poche latérale droite. Ses semaines lui donnent le vertige : un avion, un bus de nuit, un train, puis les cours, s’occuper jusqu’à une heure du matin ou deux, la peur de rentrer chez soi et de retrouver ceux qu’elle appelle encore ses colocataires, et que personne n’osera jamais appeler ses harceleurs, les soucis du quotidien et puis le départ à nouveau, pour une destination inconnue. En un mois, Olivia visite Boston, New York, Philadelphie et Toronto, nez à l’air, emmitouflée sous un gros manteau, plusieurs couches de pulls, une large écharpe et des gants de ski, traînant derrière elle sa frêle valise.

Un soir, en remontant la rue de l’Université sous la pluie pour « rentrer chez elle », Olivia ressent une douleur si vive dans ses côtes qu’elle doit se retenir à un poteau, titubante, pour ne pas tomber. Prise d’une mélancolie profonde, d’un sentiment de vide qui lui creuse le ventre, Olivia se rêve marchant le long des rues jusqu’au Saint-Laurent. Anonyme, perdue dans la nuit, elle aurait déambulé sur les quais, fouettée par le vent, le visage et les mains recouverts d’une fine pellicule de pluie. Elle serait passée devant les bars animés et aurait regardé avec tristesse les pintes s’entrechoquer, les lumières de la fête, elle aurait voulu danser, elle aurait eu besoin de se sentir vivante et aurait laissé le froid s’emparer d’elle jusqu’à en trembler, jusqu’à convulser sur les pavés humides, le nez en sang, le teint pâle, les poings crispés.

Lors d’une soirée, une connaissance lui confie, magnanime : « ne t’inquiète pas, on ne prend pas parti » et Olivia de la remercier, avec un grand sourire, et cette situation de se répéter encore et encore, des mois après le déménagement, et Olivia contrainte à rester dans le silence, à minimiser ce qu’elle a subi, parce qu’enfin elle a compris : les autres ne veulent rien savoir, et surtout ne rien entendre, parce qu’écouter ce qu’elle a à dire, c’est avoir à agir, sortir de son impartialité crasse – prendre acte du poids de ses paroles est effrayant. Les mots qu’elle rêve de déverser sur les autres sont encombrants de vérité et d’accusation, alors il faut les contenir, d’ailleurs on ne lui donne jamais l’occasion d’en dire trop – histoire de s’assurer que cette histoire tombe, pour le confort de tous, dans les méandres du silence.


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