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La justice et les autochtones

Une vigile a lieu pour commémorer la mort de la jeune autochtone Tina Fontaine.

Capucine Lorber | Le Délit

Ce samedi 24 février avait lieu une vigile au square Cabot à Montréal en réaction au verdict du procès de Raymond Cormier pour le meurtre sans préméditation de Tina Fontaine, en 2014. Le corps de la jeune fille de 15 ans, venant de la Première nation de Sagkeeng au nord-est de Winnipeg, avait été retrouvé dans la rivière Rouge dans une couverture lestée de pierres. L’individu initialement accusé, Raymond Cormier, a été déclaré non-coupable ce vendredi 23 février par manque de preuves.

« Justice pour Tina »

Le rassemblement était organisé conjointement par le Foyer pour femmes autochtones de Montréal et le professeur de méditation Dexter X. L’évènement, nommé Justice pour Tina sur Facebook, rassemblait plus d’une centaine de personnes. Parmi les intervenants s’étant exprimés se trouvaient notamment Ellen Gabriel, militante de Kanehsatà:ke, Nakuset, directrice générale du Foyer pour femmes autochtones de Montréal, Viviane Michel, présidente de Femmes autochtones du Québec, Norman Achneepineskum, artiste Anishinabe ainsi que Clifton Ariwakehte Nicholas, cinéaste et militant de Kanehsatà:ke. Les Buffalo Hat singers, groupe contemporain de tambours pow- wow, ont également offert une performance musicale. « Le but de cet évènement était d’honorer la mémoire de Tina Fontaine, mais égale- ment de soutenir l’appel à la justice faite par sa famille », a expliqué Dexter X au Délit. L’intervenant, professeur de méditation, a également décrié le système canadien actuel. « Il semble y avoir des lois différentes pour différentes catégories d’individus. Cela est clairement le résultat du racisme. Les juges, les avocats et les policiers ne sont pas éduqués sur l’histoire coloniale du Canada et c’est l’histoire d’un génocide », a‑t-il dit. Plusieurs manifestant·e·s portaient des pancartes où il était possible de lire divers messages : « Canada failed Tina Fontaine » (Le Canada a laissé tomber Tina Fontaine, ndlr), « Love for Tina » (Amour pour Tina, ndlr) et aussi « Justice for Tina Fontaine + Colten Boushie » (Justice pour Tina Fontaine + Colten Boushie, ndlr).

Des preuves faibles

Lors du procès, la Couronne n’a pas présenté de preuves médicolégales ni de témoins oculaires, mais plutôt des preuves circonstancielles de témoins ayant vu Tina Fontaine et Raymond Cormier ensemble quelques jours avant la découverte du corps de la jeune autochtone. Parmi les autres preuves présentées au procès se trouvaient des enregistrements de Raymond Cormier où celui-ci aurait, selon la Couronne, émis des aveux de culpabilité pour la mort de Tina Fontaine. La défense a contesté la légitimité des enregistrements, plaidant que ceux-ci étaient très peu audibles. Notons que la cause du décès n’a pas été identifiée avec certitude par l’expertise médicolégale.

Le verdict de non-culpabilité, délivré par un jury composé de sept femmes et quatre hommes, a déclenché une multitude de réactions vives à travers le pays. De nombreuses manifestations ont été organisées, notamment à Vancouver, Ottawa, Winnipeg, Halifax et Montréal. Des voix se sont élevées au pays pour dénoncer ce qu’elles appellent « l’échec du système de justice canadien », entre autres celles de leaders autochtones au Manitoba. « Le Service à la Famille du Manitoba, […] la Police de Winnipeg [et] la société canadienne ont laissé tomber Tina Fontaine » a déclaré Kevin Hart, chef régional du Manitoba pour l’Assemblée des Premières nations selon une information de Radio- Canada Manitoba.

Perry Bellegarde, chef de l’Assemblée des Premières Nations, a également déploré qu’«encore une fois, la justice n’a pas été servie dans une salle d’audience pour un individu issu des Premières Nations », sur son compte Twitter.

L’affaire Colten Boushie

Plus tôt ce mois-ci avait lieu le procès Colten Boushie, où le jeune homme de 22 ans de la Première nation de Red Pheasant, avait été tué par balle en août 2016 par Gerald Stanley, 56 ans. Colten Boushie était présent sur le terrain de Gerard Stanley en compagnie de quatre autres jeunes dans le but de chercher de l’assistance suite à une crevaison de pneu. C’est sur sa propriété que Gerard Stanley a tiré trois coups de feu avec un pistolet dont un en direction de Colten Boushie, qui l’a atteint mortellement à la tête. La défense a plaidé pour un accident causé par le malfonctionnement de l’arme, mais des experts en balistique appelés par la Couronne ont indiqué que l’arme semblait fonctionner normalement.

Stanley a été acquitté en février de meurtre au second degré, reconnu non-coupable par les 12 membres du jury — tous de race blanche — de la Cour du Banc de la Reine à Battleford, au Saskatchewan. Notons que des potentiels jurés d’apparence autochtone ont été rejetés par les avocats de la défense grâce à leur pouvoir de récusation péremptoire. Une vague de sympathie envers la famille de Colten a suivi le verdict, et de nombreuses manifestations ont eu lieu pour dénoncer les problèmes de discrimination au sein du système judiciaire canadien et réclamer justice pour la famille. Tout comme pour le cas de Tina Fontaine, de nombreuses manifestations avaient eu lieu partout à travers le pays pour dénoncer le verdict et offrir un soutien aux proches des victimes.

« Le verdict de non-culpabilité, délivré par un jury composé de sept femmes et quatre hommes, a déclenché une multitude de réactions vives à travers le pays »

Politique et justice

Ces deux affaires ont également eu des retentissements du côté de la classe politique. Plusieurs chefs de partis fédéraux se sont exprimés sur les verdicts. Le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh, avait déclaré sur son compte Twitter que «[Tina Fontaine] a été brutalement assassinée » et que « le système l’a laissé tomber à chacune des étapes, même dans la recherche de la justice ». Aussi, le premier ministre Justin Trudeau avait exprimé son soutien à la famille Boushie tandis que la ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould avait écrit sur Twitter que « nous pouvons et devons faire mieux ». En entrevue à CTV, la ministre avait également rajouté qu’«il n’y avait pas de place dans le système de justice pour le racisme, la discrimination et les biais de toute sorte » comme rapporté par Le Devoir. L’Association du Barreau canadien avait dénoncé ces commentaires qu’elle qualifie de politiques, soulignant que ceux- ci pouvaient donner l’idée que les verdicts étaient fautifs.

Par rapport à l’attitude des politiciens, Dexter X s’exprime en disant craindre que les paroles ne soient pas suivies d’actions. « L’attitude du gouvernement actuel est différente de celle du gouvernement précédent […] mais les citoyens doivent mettre de la pression sur les politiciens, car ceux-ci sont souvent sensibles à l’argent, au pouvoir et à la menace d’une élection perdue. » Rejoint par Le Délit, Alain-Guy Tachou-Sipowo, chargé de cours dans la Faculté de droit de l’Université McGill, explique que le système judiciaire canadien a souvent été remis en cause par la façon dont les cas étaient traités. « C’est une volonté canadienne de ne pas assimiler les systèmes des nations autochtones, mais ceux-ci n’ont pas nécessaire- ment la souveraineté internationale. […] Cela pose des questions sur la légitimité de ce droit particulier qui, néanmoins, s’insère dans le grand cadre juridique tracé par le Canada. » Questionné à savoir si les verdicts auraient pu être différents si les victimes n’avaient pas été autochtones, Alain-Guy Tachou-Sipowo répond par l’affirmative : « Possiblement, ça aurait été différent parce que [les cas] auraient été régis par des règles différentes. »

Cet article a été modifié le 02/03/2018. L’expression « assassin présumé » a été remplacée par«personne initialement accusée », dans un souci de précision par rapport à la signification juridique de ces termes. Le Délit regrette cette erreur.


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