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Est-il possible de ne pas croire ?

La croyance fut historiquement importante, mais peut-être devrions-nous la dépasser. 

Fernanda Mucino | Le Délit

Il va de soi que de répondre à une telle interrogation est un défi de taille qui ne saurait trouver une courte réponse. Ce n’est pas en deux pages que cette question sera bien entendu résolue et donc révolue. En fait, et je le dis tout de suite, m’attarder à ce genre de question m’entraîne à offrir une réponse nécessairement incomplète ; est-il même vraiment concevable d’atteindre une exhaustivité en ce qui concerne la croyance ? Pourtant, se prêter à un exercice de condensation des pensées est toujours très formateur, alors pourquoi ne pas tenter le jeu ?

Avant toute chose, prêtons-nous à la décortication de notre question afin de nous assurer d’en capter pleinement le sens. Peut-on ne pas croire ? La forme que prend cette question est révélatrice. Elle nous demande s’il est possible de ne pas croire, sous-entendant qu’il y ait une sorte de prédisposition naturelle de l’humain à la croyance qu’il faudrait combattre ou refouler afin d’envisager la possibilité de ne pas croire, mais aussi que la croyance serait l’issue inévitable de l’individu, celui-ci faisant face aux insoutenables et inexplicables complexités de son monde. Il est donc question de la croyance, non pas en tant que croyance instituée, mais plutôt en tant que mode de connaissance. Nonobstant une telle délimitation, le sujet de la croyance nous soumet à quelques inévitables renvois à la religion.

La croyance est une malbouffe certes délicieuse et réconfortante, mais qui au bout du compte nous laisse sur notre appétit : de la brièveté des glucides naît le besoin de protéines 

Croire : la genèse racontée

Quand, comment, mais surtout pourquoi un jour prit naissance dans l’esprit d’un humain la notion d’une dimension autre que celle à laquelle il appartiendrait ? Cette question ouvre la porte à d’innombrables réponses qui sont encore longuement débattues à notre époque. À mon avis, il existe chez l’humain un besoin tout à fait naturel instinctif même d’expliquer ce qu’il n’est pas en mesure de comprendre grâce à des démonstrations directes. Le besoin de pourvoir l’inexpliqué d’une explication est central chez l’individu. Il s’agit même de l’essence de sa nécessité de croire en des forces surhumaines et il me semble que ce besoin prend plusieurs formes.

Pour comprendre ce besoin, il nous faut convenir que l’humain possède avant toute chose la faculté de ressentir son environnement, c’est-à-dire d’emmagasiner l’information que les stimulis qui foisonnent à proximité lui confèrent. Évidemment, la perception humaine est criblée d’imperfections, mais force est de constater que celle-ci nous donne un compte-rendu plutôt fidèle de la réalité qui nous entoure sans quoi nous ne serions pas en mesure d’interagir avec notre environnement avec l’aisance quotidienne dont nous témoignons. Cette sensorialité nous permet, entre autres, de prendre la mesure de la complexité de la nature à l’intérieur de laquelle opère une symbiose qui dépasse l’entendement que nous octroient nos sens primaires. Or, qui dit symbiose dit aussi perfection des rapports et commande la présence d’une entité intermédiaire orchestrant ces interactions harmonieuses. Il y a donc là l’idée d’un grand architecte. Sans les connaissances scientifiques qui sont aujourd’hui à notre disposition, il est possible de reconnaître que la vaste majorité de l’humanité, historiquement parlant, a eu recours à des explications tenant du surnaturel afin de combler le vide laissé par des phénomènes jadis inexplicables.

Ensuite, toujours dans cette tentative d’élucidation de notre besoin de croire, il faut mentionner que la mort fut sans aucun doute une notion préoccupante pour l’humain, surtout (et peut-être uniquement) lorsque celui-ci se regroupa en société. En effet, c’est en entrant dans la socialité que l’individu prit conscience de lui-même, résultat immédiat des rapports réciproques qui s’organisèrent dès lors. Les liens qui se sont donc formés au sein des sociétés primitives ont favorisé le développement du désir d’immortalité chez l’humain. De ce désir est invariablement né le concept de l’âme, chose qui transcende le corps physique et qui est impérissable. Une telle conception des choses aurait agi en réconfort absolu pour l’humain qui se vit donc attribuer par le fait même une intemporalité. Cette intemporalité remédia au besoin rongeant de donner un sens à une vie bornée par la naissance et la mort : il en découla que le passage sur terre n’est qu’un constituant éphémère d’une existence illimitée qui se poursuit dans une autre dimension.

Finalement, cette socialisation fut le berceau de multiples questions métaphysiques : D’où venons-nous ? Comment sommes-nous arrivés sur cette terre ? Mais surtout : qui créa notre monde ? Dans les derniers siècles, l’humanité n’a pas eu le choix d’avoir recours à des explications surnaturelles pour répondre à toutes les questions évoquées précédemment. Sans les notions fondamentales telles que celle de la théorie de l’évolution, qui aujourd’hui prime plus que jamais, quels autres recours avaient nos ancêtres, hormis celui du divin ? Sans savoir que cet intermédiaire, ce chef d’orchestre des perfections naturelles était en fait la Science, comment faire autrement que de conclure l’existence d’une force supérieure à celle de l’homme ?

Faisant face à ces multiples incertitudes, l’humain, dans un effort tout de même rationnel si l’on considère les moyens qui étaient jadis à sa disposition, en déduit l’existence d’une force qui transcendait sa réalité physique. Une certitude émerge toutefois de ces observations : nous avons une faim insatiable de savoir. Le problème est que la croyance est une malbouffe certes délicieuse et réconfortante, mais qui au bout du compte nous laisse sur notre appétit : de la brièveté des glucides naît le besoin de protéines.

D’où venons-nous ? Comment sommes-nous arrivés sur cette terre ? Mais surtout : qui créa notre monde ?

Croire : une notion révolue

Il semble donc que l’humain éprouve un profond malaise devant l’inconnu et y remédie en invoquant des forces surnaturelles qui comblent le vide rencontré. Je ne tiens pas à contredire ce malaise, mais bien à critiquer virulemment le recours à l’explication paresseuse d’une puissance surnaturelle. Que l’humain primitif qui cherchait d’abord à survivre puis ensuite à questionner le monde puisse s’arrêter à des explications surnaturelles certes, mais depuis l’avènement de l’esprit scientifique au 18e siècle, il n’y a, selon moi, plus aucune excuse concevable pour évoquer la possibilité d’une puissance surhumaine. La faute commise est précisément de ne pas saisir le caractère transitoire de ce vide qui n’est tout simplement pas perpétuel comme nous l’ont démontré les incommensurables découvertes scientifiques. Face à cela, pourquoi l’esprit scientifique devrait-il primer ?

En somme, nous sommes aujourd’hui armés d’une méthode, d’un protocole qui nous permet de laisser de côté l’intangible afin de privilégier le tangible : les postulats et les hypothèses continuent de se multiplier, mais leur acceptation est régie par un cadre précis, soit la méthode scientifique. Cette méthode découle à vrai dire de l’esprit scientifique. Sa grande force, selon moi, tient dans le fait que cet esprit cherche toujours à s’invalider et ce faisant, il confirme davantage ce qui est vrai et remédie à ce qui est faux. La science est une discipline en perpétuelle investigation, qui érige en méthode le scepticisme et utilise un raisonnement a posteriori afin de tirer des conclusions factuelles sur le monde. Cette méthode manipule quelque chose de tangible, soit la preuve, qu’elle soit directe ou indirecte, et ne diverge jamais de ce qui relève de l’évidence. La méthode est donc, en quelque sorte, l’esclave de la preuve : elle n’est rien en elle-même et est entièrement dépendante de l’objet qu’elle manipule.

La croyance demande en quelque sorte à l’individu de mettre sur pause sa pensée critique et ainsi de s’accrocher à une doctrine qui fonctionne uniquement sur un principe mystérieux qui s’apparente fortement à de la pure imagination

La croyance, au contraire, demande en quelque sorte à l’individu de mettre sur pause sa pensée critique et ainsi de s’accrocher à une doctrine qui fonctionne uniquement sur un principe mystérieux qui s’apparente fortement à de la pure imagination, là même où aucune preuve n’a besoin d’être avancée afin d’établir des vérités. Cette méthode, en l’occurrence la croyance, ne manipule rien du tout de tangible et est donc en mesure d’opérer son fin subterfuge en sophistiquant une approche qui n’a guère de fondations. Où la science émet des hypothèses qu’elle tente ensuite d’infirmer par une démarche liée au doute systématique, la croyance opère une sorte de manipulation perverse en cristallisant des croyances en vérités grâce au concours, de nos jours, du pouvoir de certaines institutions telles que la religion. 

Conséquemment, je pense que l’approche scientifique nous montre qu’il est possible de vivre avec des incompréhensions face à notre monde. Quotidiennement, les avancées en science parviennent à éclaircir ce qui était naguère incompris et il ne fait plus aucun doute que demain lèvera le voile sur ce qui est aujourd’hui encore ténébreux. Les vides qu’on croyait autrefois insurmontables sont comblés par les découvertes scientifiques qui annulent la nécessité de l’explication surnaturelle. Pourquoi certains concepts devraient encore relever du surnaturel si pour une majorité croissante d’autres notions une explication scientifique peut être donnée ? C’est ce que le philosophe australo-écossais J.J.C Smart appelait des nomological danglers, c’est-à-dire des énoncés qui ne correspondent pas à l’ensemble des lois établies et acceptées et qui pendillent seuls, à l’écart de la réalité. 

Dans un monde où la science n’a plus besoin de faire ses preuves, pourquoi alors recourir au surnaturel pour expliquer les choses qui échappent encore à cette première ? Certes, la science est un processus lent qui ne satisfait pas toujours nos besoins pressants de savoir, mais c’est justement grâce à ce processus lent et méthodique qu’on extirpe des vérités objectives. À défaut d’avoir des réponses pour tout, nous avons aujourd’hui la méthode afin d’y parvenir sans requérir l’hypothèse surnaturelle. À cet égard, j’affectionne particulièrement la fine répartie du scientifique français Laplace en réponse à l’incrédulité de l’empereur Napoléon. En effet, ce dernier s’exclama un jour : « Comment, Laplace,  vous faites tout le système du monde, vous donnez les lois de toute la création, et dans tout votre livre vous ne parlez pas une seule fois de l’existence de Dieu ! », ce à quoi Laplace répondit  qu’il « n’avait pas besoin de cette hypothèse. »

Prune Engérant | Le Délit

Pour accéder au dialogue entre croyance et science, [ … ] il faudrait aujourd’hui percer le bastion de la religion

Croyance vs. religion

Ainsi donc, la vraie question à se poser semble être la suivante : pourquoi, si la science incarne la méthode par excellence afin d’assouvir nos désirs de connaissances, existe-t-il aujourd’hui des milliards de personnes qui croient ouvertement (mais peut-être pas consciemment) en des forces surnaturelles ? La réponse ne peut qu’être étroitement liée à l’institution profondément ancrée de la croyance en ce que nous appelons communément la religion. 

La religion, c’est avant toute chose une affaire de communauté et non d’individualité, bien qu’elle dise autrement. La religion est une institution qui opère une emprise redoutable par l’entremise d’une peur endémique qui plane sur ses disciples et qui ne permet aucune divergence du caractère individuel. Il n’est donc pas question, dans le monde religieux, de la « recherche de la vérité », celle-ci étant simplement son slogan, sa publicité. Il est plutôt question d’une soumission aveugle à des règles qui se sont constituées avec le temps par ouï-dire et dont personne, à l’interne, n’oserait contester l’essence. La religion s’est accaparé la croyance comme outil de légitimation, mais celle-ci n’est en aucun cas l’objet de ses préoccupations premières. Pour accéder au dialogue entre croyance et science —soit la conversation que nous voudrions vraiment avoir— il faudrait aujourd’hui percer le bastion de la religion, chose qui est infiniment difficile, voire impossible à faire.

Outre la façade religieuse, je pense aussi qu’il existe dans notre société actuelle une peur d’importuner en matière de croyance, une peur de bousculer les valeurs les plus profondément engravées chez les gens. Une pudeur de la méthode scientifique. Cette peur, néanmoins, est compréhensible. Elle relève du fait qu’il semblerait cruel de remettre en question les idées mêmes qui donnent du sens à la vie d’une personne. L’empathie est naturelle et est extrêmement dissuasive. On se dit : « À quoi bon ? ». En effet, quelle est l’utilité réelle de chambouler les croyances fondamentales d’une personne ? Pourquoi ne pas éviter la confrontation et ainsi éviter les peines ? Cette question soulève de multiples enjeux qui ne pourront être discutés ici, mais je dirai simplement qu’il est tout à fait légitime d’opérer ce chamboulement sur les bases du progrès intellectuel et social, moyennant que nous souscrivions à une société de progrès qui valorise la vérité avant tout.

En ce sens, il me semble que ce refus de la confrontation est la conséquence d’une société qui n’est en quête que du progrès de surface, soit un progrès des commodités ; elle délaisse le progrès individuel comme sanctuaire intouchable au nom de la liberté. Bien entendu, il ne faut pas croire que je suis contre toute forme de liberté, mais plutôt que j’en favorise une en particulier, soit une liberté informée. La croyance instituée sous forme de religion est une instance de la liberté de choix qu’on pourrait qualifier de désinformée. Elle est à l’origine, dans ses manifestations les plus extrêmes, de ces fanatiques qui, avec une conviction éblouissante, sacrifient leur intégrité et celle des autres en tuant aveuglément au beau milieu d’une place publique où foisonne la vie humaine.

Mes mots ne sont pas une invective à l’endroit de tout croyant, loin de là, mais je crois qu’il est impératif d’engager un discours, qui n’opposerait non pas religion et science, mais croyance et science. Qui opposerait donc les deux interprétations épistémologiques possibles. Opposer religion et science serait inutile, car il s’agit de deux entités complètement différentes qui ne tentent même pas de répondre à la même question. Cependant, faire croiser le fer entre croyance et science permettrait, je pense, d’arriver à des conclusions intéressantes. Pour cela, par contre, il faudrait une dissociation entre croyance et religion. Est-ce chose possible ? Peut-on y croire ? C’est un tout autre sujet riche en réflexions.


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