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« Francophile », mot traître

Réflexion sur les divisions engendrées par notre vocabulaire.

Béatrice Malleret | Le Délit

Avant de commencer l’écriture de cet article, il me semble important de reconnaître, premièrement, que les Canadien·ne·s‑français·e·s, en tant que communauté majoritairement blanche, bénéficient de certains privilèges par rapport aux personnes autochtones et racisées et peuvent contribuer aux structures qui oppriment ces personnes. Deuxièmement, je reconnais que l’existence de la langue française au Canada est intrinsèquement liée au passé et au présent colonial du pays. Je ne vise aucunement à dévaloriser le vécu des Canadien·ne·s‑français·e·s, seulement à encourager une prise de conscience des multiples niveaux de privilège et d’oppression présents dans notre société. 

Souvent, lorsque je reçois un courriel d’un organisme communautaire de mon « chenous », soit l’Acadie de la Nouvelle-Écosse, il débute ainsi : « Chers francophones et francophiles ». On marque ainsi dès la première phrase la division entre ceux·celles ayant appris le français au foyer et ceux·celles l’ayant appris à l’école. Avant même de nous passer un message, on nous sépare en catégories, nous qui devrions pourtant nous concentrer sur la plus grande unité possible, celle-ci étant nécessaire pour assurer notre existence continue.

On marque ainsi dès la première phrase la division entre ceux·celles ayant appris le français au foyer et ceux·celles l’ayant appris à l’école.

Et qui est-ce que l’on nomme « francophiles », que l’on place sans réfléchir un échelon sous les « vrais » francophones ? Nos communautés acadiennes, qui se veulent pourtant gardiennes et préservatrices de la vitalité de la langue française en Nouvelle-Écosse, relèguent ceux·celles qui l’apprennent pour se joindre à nous à une seconde zone. 

Dans la première ébauche de cet article sur l’utilisation du mot « francophile » dans le contexte de la francophonie hors Québec, j’ai voulu démontrer des preuves de mon argument de façon claire et concrète. J’ai préparé une analyse de statistiques, expliquant comment il se fait que l’on compte seulement les personnes dont la langue maternelle est le français lorsqu’on parle de francophones. Cela mène à une sous-représentation de nos communautés : selon Statistiques Canada, 10,5% de la population de la Nouvelle-Écosse parle français, mais seulement 3,2% de la population l’a appris en tant que langue maternelle. Ergo, 3,2% de « francophones ». J’aurais pu écrire tout l’article sur ça. J’ai tout effacé. 

Bien qu’il soit possible d’apercevoir les conséquences de cette catégorisation superflue en « francophones » et « francophiles » d’un point de vue statistique, l’effet le plus réel, le plus déchirant, se voit au niveau personnel, au niveau de la relation que chaque personne entretient avec sa langue, sa culture et son héritage. C’est donc de cela dont je vais traiter.

(Trop d’)accent sur le passé

De nombreux·ses membres de la communauté sont capables de nommer neuf ou dix générations d’ancêtres de mémoire. Cette richesse leur permet de garder de forts liens avec leur héritage et représente un aspect précieux de la communauté. Toutefois, cela peut trop facilement devenir une fixation sur le passé, nous faisant oublier que l’Acadie de la Nouvelle-Écosse existe et évolue toujours.

J’ai grandi au sein de la communauté acadienne de la Nouvelle-Écosse. Cependant, puisque mon père est Québécois et ma mère États-Unienne, j’ai longtemps senti que je n’étais pas acadienne ; j’avais l’impression qu’il y avait des personnes « plus acadiennes » que moi. Lorsque j’ai découvert des ancêtres acadien·ne·s dans le vieux livre de généalogie de mon père, c’était comme si cela m’avait donné la permission de me considérer comme tel. Maintenant, je comprends que ce n’est pas cela qui importe. Que je sois ou non acadienne n’est pas défini par le fait que mes ancêtres aient été ou non déportés, ou que je puisse ou non nommer ceux·celles-ci. Cette identité est plutôt définie par la communauté qui me tient incroyablement à cœur et au sein de laquelle je me sens chez moi. L’Acadie n’a pas cessé d’exister après la déportation de 1755. Les Acadien·ne·s sont revenu·e·s, et la communauté continue aujourd’hui d’évoluer. Cette fixation sur le passé nous limite, empêchant de nouvelles personnes de se joindre à notre communauté – on les accueille peut-être, mais ils·elles porteront pour toujours le nom de « francophiles ».

Générations perdues

Pourtant, ce ne sont pas seulement les nouveaux·elles arrivant·e·s dans nos communautés qui se font étiqueter « francophiles », parce que ce ne sont pas uniquement les nouveaux·elles arrivant·e·s qui ont l’anglais (ou autre) comme langue maternelle. 

Lorsque les Anglais ont conquis Mi’kma’ki, aussi connu comme l’Acadie, territoire non cédé du peuple Mi’kmaq, et que celui-ci est devenu la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick et l’Île-du-Prince-Édouard, les peuples qui y vivaient auparavant en relative harmonie – les Acadien·ne·s et les Mi’kmaq – ont été relégué·e·s à une existence en communautés isolées. Il est devenu très mal vu de parler français. Pour plusieurs en Nouvelle-Écosse, s’assimiler se présentait comme la meilleure option. Certain·e·s ont même changé leur nom de famille. Des LeBlanc sont devenu·e·s des White, des Poirier sont devenu·e·s des Perry, et dans de nombreuses familles, l’époux·se anglophone ne permettait pas que l’on parle français. Les enfants de ces familles ont fréquenté l’école en anglais, puisqu’il était illégal de s’éduquer en français en Nouvelle-Écosse avant 1981. On nomme ces enfants, qui n’ont jamais appris le français, des « générations perdues ». 

Aujourd’hui, les membres de ces générations perdues ont la chance de pouvoir placer leurs enfants dans des écoles francophones, où ils·elles apprennent la langue qui a été arrachée à leurs parents et leurs grands-parents. Et on a l’audace de les appeler des « francophiles ». L’audace de mettre de côté la décision de ces parents, qui savent qu’ils·elles ne pourront pas aider leurs enfants avec leurs devoirs, ne pourront pas comprendre leurs présentations orales, mais qui choisissent tout de même de tenter de réparer des années de perte, qui tentent de se désassimiler. 

Insécurité linguistique

Et à quoi sert cette division entre « francophones » et « francophiles » ? Elle ne fait que renforcer l’isolement de nos communautés ainsi que l’idée qu’il existe un « bon » et un « mauvais » français. Et cela, ce n’est pas seulement ceux·celles pour qui le français est une langue seconde qui en souffrent. Nombreux·ses sont ceux·celles qui hésitent à s’exprimer en français parce qu’ils·elles ont honte de leur accent, de leurs anglicismes ou de leurs expressions régionalistes qui font cependant partie de la richesse infinie de toutes les langues.

Cessons donc de catégoriser les membres de nos communautés, d’imposer des critères à une langue que nous voulons pourtant tou·te·s protéger.

Cessons donc de catégoriser les membres de nos communautés, d’imposer des critères à une langue que nous voulons pourtant tou·te·s protéger. Tant qu’à parler un « bon » français, utilisons pour le mot « francophone » la définition de l’Académie française : « Qui parle la langue française ».


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