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La sagacité d’Alain Deneault

Le philosophe québécois jette un regard critique sur la philosophie dans l’optique de susciter de la pensée.

Écosociété

Docteur en philosophie de l’Université Paris-VIII et directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris, Alain Deneault est particulièrement connu du grand public pour ses interventions sur les paradis fiscaux. Le Délit l’a rencontré afin de discuter de philosophie.


Le Délit (LD): Bonjour M. Deneault. Comme première question, j’aimerais vous demander : qu’est-ce que la philosophie selon vous ?

Alain Deneault (AD): La philosophie consiste à s’enquérir des prémisses dont on est captif dès lors que l’on utilise un concept. C’est-à-dire que si l’on parle de démocratie, de politique, même si l’on parle de choses aussi courantes que citoyenneté, d’un territoire, de la loi, de la souveraineté, de la lutte des classes sociales, du Capital, l’on est nécessairement —au moment même où l’on contracte un lien avec un terme— engagé dans son histoire. On est engagé dans sa mémoire et même engagé dans ses prémisses, c’est-à-dire dans ce qui donne à ce mot sa consistance et dans ce qui aussi l’enferme dans un certain nombre de conséquences logiques. Ainsi, ce travail-là est précisément celui sur lequel on fait impasse lorsque l’on va vite, lorsqu’on se contente des formules doxales qui nous sont données pour circonscrire une question. J’ai souvent fait ce travail assez classique, c’est-à-dire faire une halte sur des termes que l’on utilise dans la vie courante, de manière expéditive. Par exemple, lorsqu’il s’agit d’essayer de penser le Canada, j’ai essayé d’en parler comme d’une colonie dans une perspective postcoloniale et de réfléchir à ce qu’il est en tant que législation de complaisance plutôt qu’en tant que grande démocratie, tout simplement parce qu’il s’agit pour moi de faire une halte sur les mots que l’on utilise pour le décrire et faire subir, au fond, l’épreuve d’une certaine réalité. Lorsque l’on parle, par exemple, de Total comme d’une société pétrolière française, j’ai voulu revenir sur chaque terme parce que chacun me semble induire en erreur ceux qui les utilisent. Et c’est pour cela que je pense m’inscrire dans une approche philosophique, même si elle n’est pas tout à fait traditionnelle, en ce qu’elle est normalement professorale.

Je n’ai pas l’impression que dans l’institution universitaire, l’on nous encourage à engager une réflexion pertinente socialement

LD : Quel est votre rapport à ce qui se fait actuellement en philosophie professorale et plus largement à ce qui se dit en société ?

AD : Eh bien, je n’ai pas l’impression, dans le premier cas, que l’on nous encourage à faire ce qui relève du deuxième élément de la question. Je n’ai pas l’impression que dans l’institution universitaire, l’on nous encourage à engager une réflexion pertinente socialement. Peut-être même qu’il y a un snobisme qui consiste plutôt à considérer comme digne d’une recherche philosophique à l’université, une recherche qui s’éloigne de ce qui intéresse le socius ou le demos. À l’université, plus particulièrement en Amérique du Nord, ceux qui se sentent intéressés à ce vaste courant philosophique européen, de la modernité jusqu’au poststructuralisme, sont tout simplement bannis des départements de philosophie au profit d’un courant, à mon sens très étroit, qui est celui de la pensée analytique. Par exemple, si j’étais responsable d’un département de philosophie, je n’exclurais pas les tenants de la pensée analytique comme eux excluent tous ceux qui pratiquent une approche qui n’est pas la leur. Il y a eu une purge dans les départements de philosophie et c’est pourquoi c’est dans les départements voisins, que ce soit en sociologie, en psychologie et dans les lettres encore, que l’on a accueilli les rescapés de tous ces courants que l’on s’est cru légitime de pouvoir exclure. C’est très triste. Aussi, il y a une sorte de cohérence que l’on attend des professeurs potentiels qui consistent à avoir étudié un auteur ou un champ très spécifique sur le plan de l’histoire de la philosophie, au point où l’on est plutôt des exégètes et des historiens d’un courant que des penseurs qui font comme ceux qu’on prétend estimer. Bon, j’ai fait ma thèse sur Georg Simmel, qui est considéré comme un philosophe à part entière en Allemagne, mais comme un sociologue dans le monde francophone. Parmi ceux qui étudient Simmel au sein de l’université, il n’y a pourtant personne qui accepterait quelqu’un qui pense comme Simmel. On peut penser sous Simmel parce que quelque part dans l’histoire, l’on ne sait trop comment, il a été intégré au panthéon des grands auteurs mais l’on ne souffrirait jamais que quelqu’un pense comme Simmel, ou comme Nietzsche, ou comme Benjamin, ou comme Schopenhauer dans l’institution. C’est un énorme paradoxe, mais apparemment il n’intéresse personne qui fait des plans d’affaire et mène d’importantes recherches de subventions. Je n’en suis pas. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt d’être en phase avec autre chose. Certes, la philosophie est l’affaire d’une pratique, certes l’affaire d’un métier et certes l’affaire d’un engagement exigeant, mais néanmoins produire des propositions de nature philosophiques n’est pas étranger à tout le monde. C’est-à-dire que tout le monde est en mesure de partager, de discuter, de recevoir.

LD : Suivant certaines choses que vous venez de mentionner, que pensez-vous du clivage entre philosophes continentaux et analytiques ?

AD : Ce clivage m’ennuie souverainement. Il ne m’intéresse tout simplement pas. Très souvent — je n’en fais pas une généralité non plus— mais lorsque j’ai été confronté à des textes appartenant au courant analytique, j’ai été choqué par les prémisses. Elles m’apparaissent fausses et bien que les raisonnements étaient eux très rigoureux et même exquis, fins et raffinés à l’extrême, du moment où les prémisses sont fausses et très souvent elles sont idéologiques et libérales —pour ne pas dire propagandistes—, je m’intéressais très peu à elles. Je ne m’intéressais pas tout à fait au fait de goûter à l’excellence de ce qui pouvait suivre. Par ailleurs, il y a deux courants qui m’intéressent et que je considère légitimes et j’ose souhaiter qu’à l’université on soit capable de les recevoir. Apparemment, ce n’est pas massivement le cas. [Pour le premier] il s’agit d’un courant qui serait la queue de la comète du néokantisme pour lequel il s’agit d’essayer de partir de ce constat d’échec, de cette limitation des encrages de ce que l’on peut considérer être les fondements de l’entendement chez Kant, pour faire un lien entre la façon que l’on développe dans le réel social des notions liées à l’expérience, des prises de conscience qui relèvent du sensible et d’en penser la pertinence. Ce serait tout ce courant qui aboutit à Simmel, dont Benjamin n’est pas trop loin. Dans un deuxième temps, un courant qui m’intéresse beaucoup, c’est celui de la pensée critique. C’est de penser comment les rapports de force politiques induisent des formes d’organisation sociale. Plus précisément, ce qui m’a intéressé, c’est aussi la pensée critique plus près de Max Horkheimer, à savoir que l’appareil scientifique se trouve à développer des notions, des analyses, des résultats en relation avec des motivations qui ne sont pas étrangères à des intérêts. C’est pour dire que la science pour la science n’existe pas tellement plus que l’arbre pour l’arbre. Ce lien-là m’a intéressé et ça m’a rendu en quelque sorte dubitatif face à beaucoup de propositions, notamment celles de la pensée analytique, à savoir qu’il serait candide de penser qu’on peut se référer à certaines notions autorisées comme si elles étaient là, innocemment dans le décor culturel qu’est le nôtre.

Parmi ceux qui étudient Simmel au sein de l’université, il n’y a pourtant personne qui accepterait quelqu’un qui pense comme Simmel

LD : Avec plus d’une douzaine de publications à votre actif depuis 2005, il semblerait que la plupart de vos interventions dans les grands médias sont surtout le fait de vos livres sur les paradis fiscaux. Que pensez-vous que l’on peut en tirer ?

AD : Eh bien, je me suis intéressé aux paradis fiscaux pour susciter de la pensée. Les paradis fiscaux sont un cheval de Troie. Je suis comme tout le monde et les livres de fiscalité, ça m’emmerde. Lorsque je me suis mis à travailler sur le rapport entre le Canada et les paradis fiscaux dans mon livre Paradis fiscaux : la filière canadienne, j’ai dû lire des experts de l’Université de Syracuse qui étaient versés dans une compréhension fine des politiques fiscales de la Jamaïque des années 1970. Pourquoi faire cela ? Parce que les paradis fiscaux, lorsqu’on les présente posément, stratégiquement, l’on arrive à inscrire, en rusant, dans le débat public un enjeu qui suscite des questions que l’on ne peut pas soi-même poser directement. Si on les posait directement, nous serions censurés avant même d’atteindre l’espace public. Lorsque l’on aborde les paradis fiscaux, l’on a l’impression d’aborder un enjeu technique, ce qui rassure beaucoup de gens. Cet enjeu porte sur des choses très légitimes qui tiennent de l’État de droit et du trésor public, en plus des questions comptables et administratives. Ces sphères sont considérées sérieuses et donc dans cet univers-là, on peut semer la graine d’un questionnement. Il y a un contresens : nous avons un État qui permet ce qu’il est censé interdire ; cet État a pour partenaires d’autres États qui visent à le neutraliser ; nous avons des acteurs de cet État-là qui sont aussi les maîtres d’œuvre de ces autres États. Il y a des conséquences graves pour les États qui rendent pratiquement possible ce qu’ils devraient interdire. Donc, les questions viennent d’autrui ; je ne fais que pointer un phénomène qui peut être décrit en des termes extrêmement courants. Mon plaisir a été de susciter du questionnement. Le qualifier de philosophique serait peut-être abusif, mais considérer qu’il n’y a rien de philosophique dans ce questionnement-là serait tout aussi abusif. Il y a quelque chose de fondamental dans cette façon d’avancer dans un cheval de Troie.  Ce qui m’a intéressé aussi, d’un point de vue philosophique, c’est comment les paradis fiscaux mettent à rude épreuve les concepts traditionnels que l’on utilise pour en parler. Ce qui m’a intéressé fut moins de mobiliser un corpus éprouvé de la pensée politique afin d’appréhender les paradis fiscaux, que de voir comment les paradis fiscaux modifiaient en profondeur la sémantique des termes que l’on utilise pour en parler tellement ces termes sont graves, importants et fondamentaux dans ce qu’ils représentent. Dans un monde où il y a les paradis fiscaux et les législations de complaisance, par lesquels passe la moitié des transactions financières internationales, dans lesquels il y a des milliers de milliards de dollars qui sont gérés de manière anomique, ces entités mènent des opérations qui sont contraires au nom même de l’entité ; un trust n’est plus un trust, une fondation caritative n’est plus caritative, une société exemptée n’en est plus une, une entreprise n’est plus une entreprise, mais elles n’en portent plus que le nom. Il y a donc quelque chose qui travaille le langage : la frontière, la souveraineté, la loi, le droit, le crime, l’État et l’investissement supposent tout un travail de redéfinition. Dans Offshore, c’est précisément ce qui m’a intéressé. J’y ai mis en relation des discours qui sont élaborés par des gens qui ne s’intéressent pas mutuellement à leur travail respectif, c’est-à-dire que j’ai mis en relation dans mon travail autant le discours d’un représentant syndical du milieu des marins avec les données d’un criminologue et celles d’une comptable. J’ai donc mis en relation des discours, des analyses d’acteurs qui n’ont pas l’habitude de se consulter mutuellement afin d’essayer de dégager une perspective sur le phénomène qui excède la somme des parties.

LD : Si vous me permettez, puisque je considère son discours comme étant important, quel est, selon vous, l’intérêt des thèses d’un Guy Debord pour nous tous aujourd’hui ? Pour aller plus loin, jusqu’à quel point Guy Debord avait-il raison ?

AD : Je n’ai pas l’impression que Guy Debord, comme auteur, et son œuvre comme force de proposition, cherche à avoir raison. Je n’ai pas l’impression que l’enjeu se trouve là. J’ai l’impression que ce que Debord souhaitait générer tient plutôt d’une attitude. Une attitude qui est en quelque sorte abusive. Il s’agit d’une prescription qui est abusive. C’est pour cela que nous sommes face à une œuvre qui —comme toute œuvre— a un caractère fictionnel. C’est-à-dire qu’il faut se rappeler que, comme lettriste, Guy Debord citait la notion de spectacle favorablement. Du point de vue du lettriste, le spectacle consistait à toujours inventer du théâtre, à toujours inventer une scène que l’on démantèle aussitôt, d’être toujours dans une vitalité extrême. Cela suppose une mise sous tension des sujets. Comme œuvre, le travail de Debord vise simplement à déstabiliser un lectorat pour qu’il soit ramené à ses responsabilités. Lorsqu’on a traversé cette œuvre-là et qu’on s’intéresse à ce qui a pu l’inspirer (Marx, Freud, Cardinal de Retz, vaguement Hegel, Nietzsche), à un moment donné ce que l’on voit au fond ce sont les artifices, ce sont des passages qui finissent très mal et aussi des détournements qui finissent par ressembler à du remodelage, c’est-à-dire que l’on dit « spectacle » plutôt qu’«idéologie ». C’est une façon de revitaliser des expressions et c’est tout à fait légitime. Autrement, on va en quelque sorte se scléroser ; tout d’un coup l’on dit « spectacle » plutôt qu’«idéologie » et de là, par le spectacle, il y a le visible, mais il y a aussi l’élaboration d’autre chose. Ce qui est intéressant aussi, dans le film La société du spectacle, c’est de voir que les premiers écrans que l’on voit sont des écrans de vidéosurveillance. Ce que l’on voit, ce sont des écrans de gens qui sont surveillés par des gens qui travaillent à surveiller et donc le spectacle n’est pas seulement, au fond, la séparation de ceux qui regardent par rapport à ceux qui présentent, mais c’est plutôt le contraire de la séparation. C’est le fait de mettre tout le monde à contribution pour créer quelque chose que plus personne ne sera à même de voir puisque l’on serait tous en train d’y travailler. L’on serait devenu aveugle au spectacle qui nous surplombe parce que l’on est tous engagés à l’élaborer. Simmel, c’est la même chose : c’est une piste qui stimule de la même manière que l’on nous jetterait de l’eau froide au visage. C’est une manière de brasser et de provoquer, qui vise à activer de la pensée plutôt que de la laisser ronronner. C’est pour cette raison que des auteurs tels que Nietzsche, Simmel et Debord sont lus par énormément de gens et sont pourtant peu cités. Au fond, leur vertu est d’être une bougie d’allumage pour des pensées qui ensuite vont se construire et se fortifier sur la base d’œuvres beaucoup plus fortes. On lit Debord, on retourne à Marx ; on lit Simmel et on retourne à Kant, à Nietzsche ou à Spinoza. En ce sens, on retombe dans des œuvres qui, elles-mêmes, sont beaucoup plus substantielles. Il s’agit simplement de remettre ces œuvres à leur place et ce sont des places dignes.

Ce qui m’a intéressé aussi, c’est comment les paradis fiscaux mettent à rude épreuve les concepts traditionnels que l’on utilise pour en parler

Le Délit (LD): Avez-vous rencontré des œuvres qui vous ont donné une vocation ?

Alain Deneault (AD): Oui, il y a quatre grands auteurs. Sûrement Jacques Rancière, Georg Simmel, Rosa Luxembourg et François-Xavier Verschave. Ce sont des auteurs qui nous permettent de nous soulager des contradictions de l’idéologie. Ils nous soulagent de contradictions qui font qu’il devient pénible de penser un certain nombre de choses parce celles que l’on nous met dans la tête ne fonctionnent pas. Évidemment, on nous les met dans la tête en nous disant qu’elles fonctionnent, alors qu’elles ne fonctionnent pas. C’est le propre de l’idéologie : gommer les contradictions. Isabelle Garrot aussi, c’est une belle rencontre. Il ne s’agit pas d’un monument dans le corpus de la « grande » philosophie, il s’agit chez Garrot d’un discours sur l’idéologie qui est très stimulant. Quant à Rosa Luxembourg, c’est tout simplement d’essayer de répondre à la question de la lutte contre l’insupportable, de pourquoi l’on supporte ce qui ne l’est pas et de comprendre pourquoi l’on peut en venir à des moments où l’on ne supporte plus. Simmel, c’est une œuvre qui nous montre que l’on peut penser de manière interdisciplinaire. C’est quelqu’un qui traverse les champs parce que l’objet qui nous intéresse commande que l’on pense des choses intelligemment, c’est-à-dire du point de vue de l’histoire, de la sociologie et de la psychanalyse par exemple. C’est en passant à travers tout cela que l’on va pouvoir comprendre un objet. 

LD : À ceux et celles qui seraient tentés par la philosophie, quelles œuvres conseillez-vous ?

AD : Cela dépend des inclinaisons de l’interlocuteur. Quelqu’un qui est sensible aux rapports à autrui, à la solidarité, cela peut être intéressant de lire l’Éthique de Spinoza. Quelqu’un qui est dans une sorte de colère, c’est évidemment par Marx que l’on peut passer. C’est conjoncturel. En même temps, ce que j’apprécie, pour ma part, dans le travail interdisciplinaire que j’ai été amené à faire au Collège international de philosophie et à l’Université Paris-VIII, ce fut de chercher la philosophie là où on ne pense pas la trouver. Je n’aime pas l’idée qu’il y aurait un savoir a priori que l’on devrait maîtriser pour considérer qui est en face de nous.


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