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Prôner ou dénoncer la souffrance

Au Kafein, les mots sont faits d’or noir et de gouttes de sang.

Poetry Nite

Deux mardi par mois, le café Kafein se transforme en cénacle : les tables et les chaises sont poussées, la lumière est tamisée et l’on se presse pour assister à la Poetry Nite. Autour du micro se réunissent poétesses et poètes, qui lisent et/ou récitent leurs propres créations. Le 16 janvier, l’évènement fêtait son 100e  anniversaire et les participant·e·s éteignirent les bougies tout en soufflant sur leur feu intérieur. 

Une poésie sincère et politique

Les artistes firent tomber d’un coup sec la poésie du piédestal sur lequel certaines idées reçues l’avaient placée. D’abord, chaque poème était précédé d’un content warning, indiquant les thèmes présents dans le poème à même de heurter la sensibilité des spectateur·ice·s. Cela montre que la performance était dirigée envers un public qui était pris en compte : l’on ne demandait pas aux spectateur·ice·s de se détacher de leur sensibilité propre pour tendre vers l’objectivité dans leur jugement. Dans ce style de poésie, les critères de qualité semblent différents des critères traditionnels, que l’on nous apprend à l’école, notamment en France. Il apparaît en effet que le message du poème, sa force d’évocation et sa représentativité semblent primer sur l’originalité et la qualité de sa forme. La subjectivité semble être gage de qualité : plus l’histoire racontée était profonde et personnelle, plus le poème enthousiasmait l’audience. Les poèmes les plus complexes et obscurs semblaient être parfois les plus appréciés ; ainsi cette soirée rendait à la clarté, l’humilité et la simplicité leurs lettres de noblesse.

« Ce soir-là, il suffisait de vouloir écrire de la poésie pour devenir poète »

L’art poétique n’apparaissait ainsi pas comme un art sacré et inaccessible, dont la production et l’appréciation ne sont réservées qu’à quelques initiés érudits. Au contraire, le mot d’ordre de la soirée était l’inclusion. Le public était invité à participer à l’œuvre, à s’exclamer et encourager à haute voix aussi bien avant et après que pendant la performance. Contrairement à d’autres contextes dans lesquels la lecture d’un poème doit s’accompagner d’un silence presque religieux, comme signe de respect, le respect ici se voyait dans la participation chaleureuse de l’auditoire.

La volonté d’inclusion était aussi particulièrement visible dans les thèmes abordés par les artistes. Les œuvres présentées déconstruisaient l’idée romantique que le poète maudit est hors du monde, à la manière de l’albatros de Baudelaire, qui, « semblable aux princes des nuées », ne peut marcher une fois « exilé sur le sol » au milieu des hommes. Au contraire, ici, l’artiste et son œuvre faisaient partie du monde.

« Ce n’est sans doute pas le mal-être lui-même qui est célébré mais, plutôt, le courage des participant·e·s de l’exposer pour y faire face » 

Le choix de la subjectivité

Dans ce type d’écriture, les vers traduisaient l’expérience que son auteur·trice fait du monde. La première personne est très utilisée et le registre de langue est relativement proche du langage courant. L’on ne sent pas chez les poètes la volonté de créer une œuvre valable pour tous et de tout temps, détachée de leur idiosyncrasie. Les auteurs·trices parlent d’eux-mêmes et de leur expérience au milieu de la société. Les vers, surtout teintés de noirceurs, témoignent de problèmes qui dépassent leurs auteurs·trices Le choix de l’affirmation de la subjectivité sert à ancrer plus profondément les revendications politiques. Les poètes dénoncent la violence d’une société où les différentes formes de discrimination pèsent lourdement sur la santé mentale de ses membres et ne lésinent pas sur les détails. La dénonciation des normes sexistes et racistes est particulièrement prégnante dans le témoignage des artistes, femmes racisées pour la plupart. L’ambition est communautaire et non universelle : les propos ne semblent pas devoir valoir pour tout être, de tout temps, en tout lieu, comme ce peut être le cas dans des formes de poésie plus classiques. 

Finalement, le dernier coup porté aux stéréotypes liés à la poésie résidait dans le vocabulaire utilisé par les présentatrices. Ce soir-là, il suffisait de vouloir écrire de la poésie pour devenir poète, et l’appellation « poète » n’était pas la récompense d’un quelconque niveau d’expérience. Cette marque d’inclusion est cruciale dans la démocratisation de l’art poétique, puisque niveau d’expérience rime souvent avec capital culturel, et par conséquent avec origines sociales. Ainsi, ce geste est une étape essentielle pour permettre à chacun de se sentir à même de s’essayer à la poésie et d’ôter à la discipline son image d’art ésotérique.

« Il semblait que les poèmes les plus acclamés étaient aussi les plus noirs, les plus violents. Cet enthousiasme pourrait être perçu comme une forme d’encouragement de la souffrance, comme s’il fallait souffrir afin d’être reconnu·e »

Célébrer le mal…

Cependant, une inquiétude demeure : la mise en poésie ne masque-t-elle pas le sérieux de la dénonciation ? Si la volonté d’exposer au public sa souffrance intérieure est noble, on peut s’interroger sur les manières dont ce choix pourrait être reçu.

Le thème du mal-être était au cœur de la majorité des poèmes. Il semble loisible de se demander si l’on ne peut pas lire là la preuve d’un certain culte de la souffrance. On peut encourager l’écoute des revendications, mais ce choix semble en son sein comporter un risque, celui de banaliser la souffrance, voire même de la présenter comme désirable. En effet, il semblait que les poèmes les plus acclamés étaient aussi les plus noirs, les plus violents. Cet enthousiasme pourrait être perçu comme une forme d’encouragement à la souffrance, comme s’il fallait souffrir afin d’être reconnu·e pour sa poésie.

Ce risque était accentué par la ressemblance stylistique entre les performances : les voix et le ton des artistes, le rythme des poèmes et les thèmes abordés étaient peu ou prou similaires. Seule une écoute particulièrement attentive des performances permettait de discerner les différences subtiles à la fois entre les performances et entre les messages des artistes. On sent ici un risque de plus grande ampleur : lorsque le nombre de personnes exposant leurs souffrances est élevé, il semble délicat de ne pas perdre de vue les différences qui subsistent entre les histoires des individus et par conséquent, entre les contextes dans lesquelles ces souffrances se sont développées. 

Ou le dépasser ?

Cependant, il est essentiel de nuancer cette première lecture. D’abord, l’enthousiasme de l’audience et la réception positive des propos douloureux peuvent être perçus non comme l’encouragement de la souffrance mais comme l’encouragement de son dépassement. La volonté des participant·e·s de transformer leurs douleurs en vers peut s’inscrire dans une démarche positive, teintée d’espoir d’amélioration. Ainsi, ce n’est sans doute pas le mal-être lui-même qui est célébré mais, plutôt, le courage des participant·e·s de l’exposer pour y faire face. 

Ensuite, le fait que les sensibilités individuelles semblent s’effacer derrière l’apparente similarité des œuvres et de leurs thèmes peut être interprété comme une banalisation de la souffrance mais aussi comme un renforcement de sa dénonciation. Plutôt que de voir la similarité des dénonciations d’un œil négatif, on peut aussi la percevoir comme une preuve de l’ampleur des problèmes dénoncés. En effet, en exposant son parcours personnel, chaque participant·e inscrit sa propre existence au sein d’un ensemble transcendant de sensibilités, où les combats individuels s’entrecoupent et les problèmes se partagent. Cela permet aux artistes, souvent marginalisé·e·s, d’être entendu·e·s et aux revendications individuelles de gagner en puissance. 

Cette deuxième lecture, plus profonde, semble plus pertinente qu’une première lecture hâtive, souvent utilisée par les critiques des mouvements inclusifs, dits du « safe space ». Cependant, le fait que les risques de culte de la souffrance et de banalisation du mal soient fréquemment soulignés et puissent apparaître aux yeux de spectateur·ice·s non-initié·e·s est important. Il montre en effet que l’organisation de tels évènements doit être particulièrement soignée pour que le but qui les anime soit compris. 

Ainsi, la volonté des membres de Poetry Nite de donner une voix à ceux et celles que l’on entend peu est honorable et important. Cependant, il rete difficile de ne pas penser que seules les voix portant un message noir méritent d’être entendues. Cela semble positif dans la mesure où le micro diffuse des mots souvent tus. Le revers de cette médaille, à savoir le risque que cette diffusion donne l’impression que la souffrance est esthétique, doit cependant être pris en compte pour mieux empêcher cette souffrance d’émerger.


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