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Mal-être au Chancellor Day Hall

L’esprit de compétition et l’ambiance facultaire affligent les étudiants en droit. 

Prune Engérant | Le Délit

La Faculté de droit de McGill peut s’enorgueillir d’avoir été classée la 13e école de droit au monde par le Times Higher Education. Pourtant, tout n’y est pas rose parmi son corps étudiant, malgré sa forte notoriété. Si les problèmes de santé mentale affectent l’ensemble de la communauté mcgilloise, ils accablent tout particulièrement les étudiants en droit.

C’est un sujet sensible, voire tabou, qui n’est que rarement abordé avec authenticité par les étudiants, en dépit de l’envergure du problème. Le sondage de Healthy legal minds, mené au début de l’année, donne des frissons dans le dos. Les deux tiers des répondants affirment qu’ils font face à des problèmes d’ordre psychologique, la moitié croit que leur formation en droit perturbe leur bien-être, et le cinquième admet avoir eu des pensées suicidaires au moins occasionnellement au cours des trois derniers mois. Considérant que le sondage a été mené auprès de 362 étudiants (une grande proportion du corps étudiant – seules quelque 180 personnes sont admises annuellement), ces réponses ont de quoi faire peur.

Dans le monde juridique, les problèmes de santé mentale ne sont nullement propres à McGill. Les autres facultés de droit sont également affectées, et les difficultés se transposent à l’environnement professionnel – les avocats ayant le deuxième plus haut taux de suicide parmi l’ensemble des métiers. Néanmoins, certains facteurs anxiogènes sont façonnés par l’environnement de la Faculté de droit de McGill, dont la compétition entre étudiants de même que l’ambiance facultaire répressive, et parfois même incivile.

Une compétition délétère

 D’abord, il faut savoir que la Faculté attire des étudiants qui, en règle générale, ont toujours été des premiers de classe. Il n’est pas aisé, lorsque l’on collectionne les A avant ses études en droit, de se résigner à faire désormais partie de la moyenne. De l’extérieur, les gens ne comprennent pas le désir de distinction lié aux notes. À quoi bon s’en faire ? Le seul fait d’étudier en droit à McGill prouve notre valeur, nous dit-on.

La Faculté abonde dans ce sens, comme elle souscrit au concept d’«éminence collective » théorisé par Robert Granfield. On nous dit de ne pas s’inquiéter d’être moyen parmi un groupe d’étudiants si talentueux. On nous avertit que tout le monde aura des B ; mais on nous rassure en nous disant que les lettres B.C.L./LL.B. inscrites sur notre diplôme nous garantiront une carrière prometteuse. Il n’y a ainsi pas lieu de se préoccuper de ses notes – il vaut mieux embrasser l’éminence collective, soit la valorisation de la seule appartenance à l’identité commune du corps étudiant.

En pratique, peu d’étudiants adhèrent vraiment à ce discours. Pour le meilleur et pour le pire, plusieurs se sont toujours définis par leurs succès scolaires. Alors que rien d’autre que des A n’était acceptable – ou même concevable – dans leur formation antérieure, les étudiants doivent désormais s’accommoder au système de notation de la Faculté, où chacun des cours doit avoir une moyenne de B, et où plus ou moins un seul A est accordé par groupe. À titre de référence, la moyenne pondérée cumulative (grade point average en anglais, ndlr) du 90e percentile s’élève à 3,37, ou légèrement au-dessus de B+. La grande majorité voit son rang de classe péricliter par rapport à son programme antérieur, ce qui s’accompagne souvent du syndrome de l’imposteur : près de 60% des étudiants considèrent qu’ils n’ont pas ce qu’il faut pour étudier en droit.

Par ailleurs, la réalité du marché du travail, où 18% des avocats n’ont pas d’emploi après leur inscription au Tableau de l’Ordre du Barreau du Québec, encourage les étudiants à se distinguer par leurs résultats scolaires. De fait, le concept d’éminence collective a été élaboré pour décrire la situation des étudiants en droit de Harvard, dont les perspectives d’emploi sont franchement plus sécurisées que celles de leurs homologues de McGill. Les notes constituent couramment le premier facteur de différenciation entre les candidats, tant pour l’entrée sur le marché du travail que pour l’admission aux cycles supérieurs. Donc, pour sortir du lot, beaucoup d’étudiants de tempérament compétitif s’imposent une obligation de résultat quant à leurs notes. La conjugaison de cette attitude à la charge de travail substantielle mène fréquemment à l’épuisement et nuit à la santé mentale des futurs juristes.

« Ceux qui prennent parole contre l’opinion conformiste risquent, sinon l’ostracisme, du moins la réception de sévères invectives »

Une ambiance facultaire nuisible

 À la Faculté de droit, deux impératifs se bousculent : la protection de la liberté d’expression et la promotion d’un environnement inclusif, accueillant. Présentement, l’ambiance facultaire penche dramatiquement vers l’inclusivité, et ceux qui osent s’exprimer en font les frais : étiquetage, intimidation, parfois même ostracisme attendent les personnes dont les propos dérangent. Si cette situation affecte spécifiquement ces personnes, il reste que les confrontations, tout particulièrement celles qui surviennent en ligne, donne souvent lieu à des échanges incivils qui perturbent la santé mentale de toutes les parties en jeu. J’avance que, pour que l’environnement soit à la fois plus accueillant et libre sur le plan des idées, c’est une liberté d’expression assortie d’une inconditionnelle civilité qu’il faut promouvoir.

La Faculté de droit devrait être un lieu de débat intellectuel où peuvent être avancés tous les arguments. Pourtant, une chape de plomb couvre le Chancellor Day Hall : pas moins de 46% des étudiants ne se sentent pas libres de prendre position sur des enjeux controversés. Paradoxalement, la Faculté promeut la diversité de son corps étudiant… mais ne protège pas la diversité des opinions qui circulent publiquement. Force est d’admettre que les propos non conformistes sont mal accueillis. Les discussions virtuelles, où plus de 60% des futurs juristes choisissent de se taire, perturbent la santé mentale de près de 40% du corps étudiant.

Les limites juridiques constituent, à mon sens, les seules contraintes légitimes à la liberté d’expression. Seuls les propos haineux sont prohibés ; les propos choquants, aussi répugnants soient-ils, ont droit de cité au Canada dès lors qu’ils n’exposent pas un groupe à la haine. Néanmoins, la normativité sociale régit souvent davantage notre comportement que la normativité juridique.À la Faculté, pour près de la moitié des gens, l’environnement s’avère répressif en raison des normes sociales.

Dans leurs réponses écrites au sondage, plusieurs ont identifié la réprobation des voix dissidentes, voire l’ostracisme des personnes qui les expriment, comme les raisons pour lesquelles ils s’abstiennent de prendre parole publiquement. De nombreux répondants ont également décrit la propension de certains groupes à s’offenser lorsqu’une opinion contraire à la leur est exprimée. La peur des représailles lamine la qualité des débats, comme peu d’étudiants osent s’écarter du conformisme. Les discussions réelles ont donc lieu en petit groupe, où l’on ne craint pas les conséquences sociales d’une sortie publique. Quant à ceux qui ont l’audace de prendre parole, ils devront vivre avec de sérieuses réprimandes – ce qui est très difficile à soutenir psychologiquement.

La position conformiste correspond ici, non pas à l’opinion majoritaire, mais bien à l’opinion qui peut être exprimée sans blâme. L’inéquation entre opinion majoritaire et opinion conformiste peut surprendre. Pourtant, il arrive qu’une opinion minoritaire – souvent « progressiste » – monopolise la discussion publique, comme l’expression de la position majoritaire – souvent « conservatrice » – provoque les foudres de la minorité. Je pense ici, entre autres, au débat sur l’ajout d’heures réservées aux dames au centre sportif : la majorité, préférant le statu quo, s’est tue.

Plusieurs réclament plus ou moins ouvertement le droit de ne pas être offensé, ce qui se manifeste, dans les cas extrêmes, par les demandes de suppression de contenu choquant lorsque surviennent des polémiques. Cette revendication tend à former un « espace sécuritaire » étendu : l’espace public s’imperméabilise contre les propos divergents. Avant de faire paraître en ces pages mon texte sur la Loi 62, j’ai étalé ma position dans le groupe Facebook de la Faculté. Mon commentaire répondait à un appel de signataires pour une lettre dénonçant le racisme de la mesure législative. On m’a reproché hostilement d’avoir exposé mon opinion dans un forum inapproprié : la publication (bien qu’elle présentât publiquement un argumentaire sur un enjeu sociétal d’actualité) n’était pas un appel au débat, m’a‑t-on rétorqué. S’il vous plaît, ne m’offensez pas quand je ne vous invite pas à le faire !

Il arrive parfois que les débats éclosent réellement (sur Facebook, le plus souvent), où les offensés comme les offenseurs s’engagent dans la discussion. Trop souvent, il s’ensuit une escalade rapide des émotions, et une chute corrélative du contenu intellectuel. Les attaques personnelles sont éructées de part et d’autre du conflit. Tout le monde en pâtit : l’ambiance facultaire devient pesante, fortement antagoniste, alors que les fruits de l’échange prétendument intellectuel sont gâtés. Ce genre de situation a mené par le passé à la détérioration de la santé mentale d’une grande proportion du corps étudiant, tel que révèle le sondage.

Je suis un ardent défenseur de la liberté d’expression, condition sine qua non à l’épanouissement intellectuel. Toutefois, la liberté d’expression débridée ne rendra pas plus agréable l’ambiance facultaire : ce qui est permis doit être distingué de ce qui est promu. La Faculté devrait s’engager à promouvoir un environnement où règne une liberté d’expression empreinte de civilité. À cela, il faut ajouter que, dans un environnement réellement inclusif, les gens sont à l’aise de manifester leur position sur des enjeux controversés, et ce, même si ladite position n’est pas « progressiste ».

Ainsi, les étudiants en droit, déjà affligés par l’esprit de compétition, évoluent dans une ambiance quelque peu répressive où ils doivent marcher sur des œufs. Ceux qui prennent parole contre l’opinion conformiste risquent, sinon l’ostracisme, du moins la réception de sévères invectives. En outre, les propos incivils qui surviennent lors des discussions antagonistes affectent une grande partie de la population étudiante. Un changement de mœurs s’impose afin que l’environnement de la Faculté pèse moins lourd sur la santé mentale des étudiants en droit. L’animosité doit céder le pas à l’esprit de collégialité – qui commande de séparer les personnes de leurs opinions, ainsi que de respecter ses pairs malgré les dissensions, voire « de prendre une bière » avec eux après le débat. Cette collégialité rendrait à coup sûr l’ambiance facultaire plus accueillante.


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