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Une identité tournée vers l’avenir

À la rencontre de Fabrice Vil, co-fondateur de l’association Pour 3 Points (P3P) et chroniqueur au Devoir. 

Alain Wong

Talentueux avocat, Fabrice Vil a mis fin à sa carrière en 2010 pour se lancer dans l’entrepreneuriat social avec l’association qu’il a co-fondé, Pour 3 Points (P3P). L’organisme propose à la fois entraînements au basketball et aides aux devoirs pour des jeunes Montréalais. Chroniqueur au Devoir d’origine haïtienne, il a écrit plusieurs articles sur la diversité, le racisme, et l’articulation de l’identité dans la société québécoise. Le Délit s’est entretenu avec lui pour discuter du concept de l’identité et de ses multiples facettes.

Le Délit (LD): Comment votre identité québécoise et votre identité haïtienne ont-elles cohabité pendant votre enfance ? Ont-elles été conflictuelles ?

Fabrice Vil (FV): C’est une bonne question. D’abord, il y a toujours une question à poser : c’est quoi une identité ? Une identité, ce n’est pas une définition claire, elle se compose à travers les histoires qu’on se raconte, les symboles qu’on a dans notre quotidien, nos actions. C’est vraiment tout un mélange à mon avis. Ayant ça en tête, je ne dirais pas que j’ai plusieurs identités, j’en ai une seule. Maintenant, à travers cette identité là, qui est composée donc entre autres de mes origines haïtiennes, de mon vécu depuis ma naissance comme Québécois, oui il y a eu des moments où il y a eu des confrontations ou des conflits. Ne serait-ce que de concilier l’accent de la maison, l’accent haïtien créole, avec la nécessité de modifier cet accent-là pour être un peu mieux accepté dans mon entourage à l’école primaire… Ça, ça faisait partie des enjeux que j’ai eu à vivre. À mon sens, ça demeure une seule identité qui compose une identité plus grande, collective, au Québec ou au Canada.

« Le Canada à mon sens fait bien de célébrer sa diversité, mais ça n’excuse pas ou ça ne libère personne de l’obligation de creuser et de gérer ses propres enjeux »

LD : Comment compareriez-vous ce rapport à l’identité entre une première génération d’immigrés, comme vos parents, et une seconde génération, née ici et ayant vécu ici toute leur vie, dans leur rapport à leur identité culturelle ? Voyez-vous une grande différence ? 

FV : Si je me réfère à la manière dont mes parents ont vécu, ils sont à mon sens Québécois à part entière. Ils ont vécu plus longtemps au Québec qu’en Haïti. Ils sont arrivés dans la vingtaine. En terme du nombre d’années, la plus grande partie de leur existence s’est passée au Québec. C’est quelque chose qu’il ne faut pas oublier. Maintenant, mes parents ont vécu la situation d’immigrants qui ont eu à tailler leur place dans la société d’accueil. Ils ont été confrontés à une certaine époque, surtout à leurs débuts au Québec, aux distinctions entre leur vie en Haïti et ici. Ils ont eu à s’adapter et à lutter pour tailler leur place. Moi je suis né ici, je n’ai pas eu ce conflit là que mes parents ont pu avoir. Ce qui n’empêche pas que les défis étaient autres. Je n’ai pas eu à changer d’environnement.

LD : Vous avez eu des défis de nature différente. Vos parents ont dû s’adapter à un différent environnement, alors que vous l’avez depuis votre enfance. 

FV : Oui, mais j’ai aussi une plus grande facilité. C’est l’environnement que je connais. Mes parents ont eu, à un moment donné, le constat qu’ils sont dans une société d’accueil en tant que personnes qui viennent d’ailleurs. Moi je n’ai jamais eu ça. J’ai eu cette facilité là. C’est pas juste une question de distinction entre mes parents et moi, ou n’importe quel immigrant de première ou de seconde génération. La société évolue aussi. Quand mes parents sont arrivés ici, il y avait beaucoup moins de variété en termes de nourriture [au supermarché]. C’était dérangeant pour eux, ils n’arrivaient même pas à faire la nourriture qu’ils voulaient faire ! Alors qu’aujourd’hui, ce n’est même plus un enjeu. La société en elle-même a évolué. Du moins à Montréal. Ça évolue de différente manière selon les différents endroits où on se trouve.

LD : On a souvent cette image de Montréal comme une ville multiculturelle, revendiquant sa diversité comme une force. Est-ce que vous pensez que cette image correspond à la réalité, ou cache-t-elle une réalité moins édulcorée ? 

FV : Je pense qu’il faut regarder ça au niveau mondial. Si on compare le Canada au reste du monde, ou à plusieurs endroits dans le monde, je pense que la réponse est oui. Le Canada fait un meilleur travail que beaucoup d’autres pays pour gérer la diversité. La diversité est une force. On arrive à gérer cette diversité avec beaucoup moins de violence que dans plusieurs autres régions dans le monde. D’abord, il faut reconnaître ça. Les choses vont relativement bien. Par contre, il ne faudrait pas nier les enjeux auxquels on est confronté non plus. Le fait que ça aille bien ne veut pas dire non plus qu’il n’y pas d’enjeux. La question des relations avec les Premières Nations, les autochtones, c’en est un d’enjeu. La question de composer avec les enjeux relatifs à l’islam, au Québec présentement, c’en est un autre. Les questions de racisme à l’encontre des personnes noires. Quand on dit qu’entre 2003 et 2013 la population carcérale au sein des Noirs a augmenté de 90% durant cette période-là, ça c’est un autre enjeu. Les enjeux de pauvreté aussi, parce qu’ils sont liés, je pourrais en donner plusieurs. Le Canada à mon sens fait bien de célébrer sa diversité, mais ça n’excuse pas ou ça ne libère pas personne de l’obligation de creuser et de gérer ses propres enjeux, ses propres problèmes et problématiques.

« L’idée c’est pas de rejeter notre héritage, en fait c’est même le contraire que je proposerais, c’est de voir comment notre héritage peut contribuer au collectif, peut enrichir la collectivité »

LD : Comment est-ce que vous définiriez l’identité québécoise ? 

FV : D’abord, et avant tout, le français est important. Mais en bout de ligne, on parle de gens qui habitent au Québec, qui aiment le Québec, qui l’ont comme point de rattachement. Il y a comme une espèce de nécessité de définir le tout, alors qu’en bout de ligne le Québec c’est présentement un collectif de gens qui se rassemblement, qui veut produire une société positive. Ce que je trouverais intéressant, au-delà de la question de la défense du français, avec laquelle je suis d’accord, c’est qu’on définisse une identité québécoise axée sur des enjeux collectifs importants — la promotion de l’environnement, la lutte contre les inégalités — qu’on soit champion de ce genre de choses là ça serait intéressant qu’on le voit et qu’on l’affirme un peu plus. 

Pourquoi est-ce que ça ne pourrait pas faire partie de notre identité de regarder l’avenir, de regarder vers où on se projette plutôt que de protéger coûte que coûte des [héritages du] passés. Sans oublier le passé, ce n’est pas ça le problème, c’est important de se rappeler qui on est, mais je ne voudrais pas tomber dans [le piège] de toujours regarder en arrière.

LD : Qu’est ce que vous répondriez aux personnes qui considèrent le multiculturalisme et l’immigration comme des menaces à la pérennité de l’identité québécoise ?

FV : Je pense que le terme multiculturalisme fait beaucoup réagir, puis que ce soit multiculturalisme, ou communautarisme, ou un autre terme, il m’apparaît important d’éviter que des groupes donnés arrivent au Québec ou au Canada puis se juxtaposent l’un à côté de l’autre, sans réelle synergie et interaction. Ça c’est ce qu’il faut éviter parce que là, on ne serait pas en train d’avoir des identités communes, on serait juste des cellules qui coexistent l’une à côté de l’autre sans participer à un projet commun. Ça, c’est problématique et dangereux et donc, de ce que je ressens de la crainte du multiculturalisme, c’est ça que je perçois. Après, l’important c’est de construire un projet commun en étant aussi conscient de la réalité de la société d’accueil, mais il ne faut pas non plus dans cette conversation là être hypocrite. Le Canada d’aujourd’hui a été bâti aussi en violation de droits de personnes qui étaient présentes, les personnes autochtones, donc c’est comme un respect de reconnaître que nous, qui sommes venus ici qui veulent protéger leurs frontières sont aussi en violation des droits d’autres personnes.

« Ce que je trouverais intéressant, au-delà de la question de la défense du français, avec laquelle je suis d’accord, c’est qu’on définisse une identité québécoise axée sur des enjeux collectifs importants »

LD : Ne craignez-vous pas que cette image de la peur du communautarisme force les gens à rejeter une part de leur identité parce qu’elle est différente de l’héritage catholique-blanc québécois ? 

FV : C’est là où, à mon sens, on essaye de rendre simple quelque chose qui est hyper complexe. J’ai jamais dit que les gens qui arrivent ici devraient rejeter leurs propres identités. Moi j’ai un amour pour mes origines haïtiennes, je l’ai dit à chaque seconde de ma vie, l’idée c’est pas de rejeter notre héritage, en fait c’est même le contraire que je proposerais, c’est de voir comment notre héritage peut contribuer au collectif, peut enrichir la collectivité. L’exemple que je donnerais, c’est un exemple très simple et intéressant, c’est l’exemple du potluck. On fait une soirée ensemble, puis chacun arrive avec son repas, il mange son repas seul, sans partager. Ça fait une soirée un peu dry, un peu plate, mais si on fait un potluck et qu’on dit que tout le monde apporte sa nourriture sur la table et qu’on partage, juste ça rend la dynamique beaucoup plus intéressante parce que le bagage qu’on amène de chez nous contribue aux autres, puis on est fiers de l’apporter avec nous.

LD : Depuis que vous vous êtes lancé dans le projet d’entreprenariat social de Pour3Points, on peut imaginer que votre mode de vie, vos ambitions et votre quotidien ont beaucoup changé. Quelle importance ces éléments ont eu dans la construction de votre identité ? De passer du métier d’avocat à travailler avec des jeunes, c’est une atmosphère très différente, et des ambitions différentes…

FV : Y’a deux choses qui me viennent à l’esprit. Le travail de Pour3Points, on a parlé beaucoup d’identité culturelle jusque là, et je pense que c’est important de savoir qu’une identité se compose de tellement d’éléments qui vont au delà de la dimension purement culturelle. On pourrait parler des activités que l’on fait au quotidien, on pourrait parler du sexe, je ne pourrais même pas les nommer puis les marquer en notes, ces éléments qui composent notre identité. Maintenant, ce que le travail de Pour3Points m’a permis de faire, c’est de réaliser que les jeunes qu’on accompagne dans les écoles des milieux défavorisées se retrouvent dans des contextes où ils sont entrain, eux aussi, de construire leur identité. Pour moi, c’est un plaisir de soutenir des jeunes dans la construction de cette identité là, et que ces jeunes là se sentent des citoyens et des individus à part entière dans leur société. 

LD : Vous pensez que le sport participe à la construction de leur identité parce qu’ils ont le sentiment de faire partie de quelque chose ? C’est ça pour vous le point central dans la construction de leur identité avec le sport ? 

FV : Je pense que le sport peut avoir cet effet là, d’aider à construire une identité, ça permet aux jeunes de s’ancrer dans un groupe positif une équipe ça permet aux jeunes de s’identifier dans leur contexte à une école, même plus loin, à représenter leur quartier. Ensemble on travaille à devenir de bonnes personnes, de bons sportifs et de bons étudiants, ça résonne, pis là, ça devient plus facile pour eux de comprendre pourquoi ils doivent être de bons élèves à l’école, de voir pourquoi on peut être exigeants avec nous, même d’un point de vue sportif : ça part de l’identité qu’on construit ensemble.

 


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