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Déconstruire le désir de déboulonner

Nous devons résister au réflexe de se débarrasser violemment du passé. 

Alexis Fiocco

La vie d’une statue est difficile. Elle est méticuleusement sculptée par l’artiste afin qu’elle puisse propager ses idées bien après sa mort et, peu importe le niveau de réalisme, aucune explication ne peut s’échapper de ses lèvres de pierre. Elle endure constamment des orages violents, des vents intenses, sans avoir son mot à dire ; mais l’élément le plus dangereux auquel elle doit faire face sont les vagues percutantes des changements de paradigme. Les sculptures décapitées des rois et des saints de la France prérévolutionnaire le savent bien, ravagées par le triomphe des Lumières sur l’oppression de la monarchie et de l’Église catholique. La statue du poète polonais Adam Mickiewicz subit le même sort, détruite par les Nazis lors de l’invasion de Cracovie et érigée de nouveau à leur expulsion. Chez nous, un homme de métal sur Lower Field est parfois sujet à controverse : James McGill, le fondateur écossais de l’université, marchandait fourrures — et esclaves. Alors qu’aujourd’hui nos valeurs progressistes exigent souvent des changements de paradigme, et que les statues controversées tombent fréquemment au sud de la frontière canadienne, James McGill devrait-il craindre pour sa statue ? Si l’on considère les leçons des polémiques autour d’autres monuments historiques, la réponse devrait être non. 

La violence à Charlottesville en août, où trois Américains sont morts, provoqua une discussion explosive sur l’avenir de tels monuments aux États-Unis. Un débat local, portant sur le déboulonnement d’une statue du général de la guerre civile américaine Robert E. Lee, devint une polémique nationale lorsque des groupes extrémistes comprenant des néo-nazis et des militants d’extrême gauche déferlèrent sur la petite ville. Selon le New York Times, les deux groupes étaient armés pour le combat, prenant des manifestants antiracistes entre leurs deux feux. L’atmosphère destructrice s’est ensuite étendue à la Caroline du Nord, où plusieurs personnes furent arrêtées après avoir renversé et écrasé le mémorial d’un soldat confédéré. Dans les deux cas, on arracha le débat du domaine de la conversation civile pour le donner aux extrémistes. Que peut-on apprendre de ces évènements ?

« L’élément le plus dangereux auquel [une statue] doit faire face sont les vagues percutantes des changements de paradigme. »

Une violence qui nous rabaisse 

Les avis sur les objets eux-mêmes importent peu. Il y a deux raisons pour lesquelles l’on ne devrait pas permettre aux problèmes qui y sont liées de fondre en violence. Premièrement, la violence dominera nécessairement sur la discussion et, en concentrant uniquement l’attention sur les groupes combatifs, on risque d’avoir une image faussée de la situation entière, pondérée en fonction du groupe ayant fini par être le plus violent. À Charlottesville, une femme a été tuée par un suprémaciste blanc qui soutenait le maintien de la sculpture de Lee, chef de l’armée confédérée. Cet acte étant choquant, la nation fait aujourd’hui légitimement face au fait qu’il reste toujours à peu près 700 monuments liés aux morts de ce pays.  Notre choc nous dit de répondre immédiatement aux inspirations de la violence, mais en déviant toutes nos ressources ainsi, on oublie les autres symboles qui pourraient, à l’avenir, facilement devenir des telles inspirations, risquant de choir dans l’hypocrisie.

Il y a aujourd’hui 55 endroits aux États-Unis portant le nom de Robert Byrd, le vieux sénateur démocrate qui a personnellement bloqué le Civil Rights Act de 1964 et occupait des postes de haut rang dans sa branche du KKK, profitant du soutien de son parti jusqu’à sa mort en 2010. Une statue de lui se trouve au siège du Congrès de la Virginie-Occidentale. Une sculpture de Bill Clinton se situe à Rapid City, dans le Dakota du Sud, parmi plusieurs autres immeubles portant son nom à travers le pays, malgré au moins trois accusations d’agression sexuelle et viol contre les femmes autour de son mandat présidentiel. En outre, d’innombrables statues, au moins 28 objets et bâtiments officiels, dont une station de métro à Paris, une école primaire en Ontario, et la pièce de dix centimes américaine, portent le nom de Franklin D. Roosevelt, le président progressiste qui emprisonna 120 000 Américano-japonais dans des camps d’internement après l’attaque de Pearl Harbor. On a cependant du mal à voir les contributions récentes de ces figures à la suprématie blanche et à la culture du viol, peut-être parce qu’elles s’alignent politiquement avec la gauche—et puisque nous nous sommes concentrés sur les extrémistes violents qui appartiennent à la droite, nous y restons aveugles et risquons de contribuer à ces problèmes nous-même.

« James McGill devrait-il craindre pour sa statue ? »

La deuxième raison pour laquelle ce genre d’action physique est inadmissible est plus générale : cela facilite le mélange pernicieux de la violence physique avec la finalité des mots et idées. L’argument est souvent celui-ci : l’expression d’idées controversées est une agression, ce qui a des conséquences physiques, et cette agression sera subie d’une façon disproportionnée par les groupes que l’idée cible. Exprimer ces idées devient alors semblable à la violence physique contre ces groupes. Donc, non seulement ces figures du passé célèbrent des idéaux que l’on ne veut plus glorifier, mais en plus elles doivent être enlevées avec force si nécessaire, si l’on veut que cette violence subtile cesse.

Cet argument est pourtant néfaste. Si on l’accepte, on justifierait l’utilisation de la force physique comme riposte à un conflit d’idées. Outre le fait que ce propos est contraire à notre base sociale de libre-échange d’idées, qui encourage le respect mutuel et le progrès collectif vers une société sans répression, il est aussi impraticable. En qui devrait-on mettre sa confiance pour juger où s’arrête la corde raide entre une idée dont on peut débattre et une idée violente ?  Une loi objective, qui interdirait n’importe quel propos ciblant ceux qui sont sans position de pouvoir social— une étiquette vague destinée à l’interprétation arbitraire d’un juge quelque part ? Et qui ferait appliquer ces lois ? Une agence du gouvernement, élue par le peuple ? Pour ceux qui ne seraient pas à l’aise avec ces décisions gérées par Donald Trump, le président dûment élu par le peuple américain, je vous en prie : obligez le gouvernement à conserver la séparation entre les actions et les idées, de peur qu’après la prochaine élection, il vous trouve violents et réagisse en conséquence même si votre crime n’est qu’une idée. 

Charlotte Grand

Des histoires complexes

En regardant la réaction du peuple de la Caroline du Sud, quelques semaines après la fusillade d’une église noire en 2015, on peut voir un contraste à ces réactions déchainées contre les monuments mal aimés. Le fait que le suprématiste blanc tueur de neuf innocents tenait un drapeau confédéré dans ses photos personnelles provoqua une réaction viscérale contre ce même drapeau dressé au siège du Capitole de l’État. Le peuple décida que ce drapeau ne le représentait plus. Ils le communiquèrent donc aux représentants locaux, qui écrivirent rapidement une proposition pour l’enlever, et le gouverneur la promulgua en loi. Aujourd’hui le drapeau historique flotte dans un musée, grâce à la seule parole.

Cependant, même si la stratégie non-violente est clairement supérieure, devrait-on toujours reléguer les objets pesants aux musées, les cachant du monde quotidien, même si l’on a le droit légal de le faire ? La réponse devrait être prudemment délibérée. Si l’on s’y attaque trop vite, on risque d’oublier les raisons pour lesquelles ces monuments furent érigés en premier lieu, et on nie toute nouvelle signification qui pourrait y être associée.

« Comme le raconte la fameuse blague russe à propos du régime de Staline […] « l’avenir est toujours certain. C’est le passé qui continue de changer » 

Prenons encore les monuments confédérés américains comme exemple. Étant donné la perte humaine énorme de la guerre civile, la plus sanglante de l’histoire de la nation, la défaite de la Confédération avait comme conséquence le besoin d’un effort massif de réunification des deux côtés. Imaginez que vous veniez de gagner une lutte horrible contre votre frère, tout en voulant qu’il reste dans la famille. Comment le réincorporer, sûr qu’il ne répétera jamais ses crimes, mais sans qu’il nourrisse un ressentiment à votre égard ? Que feriez-vous pour garder l’équilibre capital entre punition et réintégration ? Ce raisonnement eut une importance capitale à l’ère de la Reconstruction. On punit sévèrement le Sud sur le plan légal pour sa trahison, tout en essayant également de reconnaître le coût matériel et humain que ces États subirent. C’est pour cette raison que le Congrès américain promulgua une loi soumettant le Sud à la loi martiale jusqu’à l’adoption par ces États de constitutions protégeant les Noirs, et que le président accorde officiellement un pardon légal aux soldats de la Confédération. C’est pourquoi le 14ème Amendement à la Constitution réduisit la représentation congressionnelle de tout État du Sud qui empêchait aux Noirs de participer au suffrage. C’est également pour cette raison qu’au Cimetière National d’Arlington des centaines de soldats, les confédérés comme les unionistes, sont enterrés les uns à côté des autres. Aussi, c’est pourquoi la plupart de ces 700 monuments à la Confédération furent érigés. 

Majoritairement au Sud, mais également au Nord, plusieurs statues dédiées aux morts confédérés furent bâties par des sociétés des vétérans et leurs familles, tels que les Sons of Confederate Veterans et les Sons of Union Veterans, afin de commémorer la place historique de la guerre. Ainsi, ces monuments particuliers ne sont pas des célébrations flagrantes des crimes du Sud, mais plutôt une sorte de rameau d’olivier, représentant la réunification des frères. Ils ont une nouvelle signification de progrès commun, qui n’est pas évidente si l’on s’insurge immédiatement en voyant le mot « Confédération ». Les efforts extrêmes effectués afin de corriger les abus du Sud tout en ramenant leur peuple dans le rêve de « liberté et justice pour tous » constituent un chapitre capital de l’histoire américaine, dont d’autres pays pourraient s’inspirer. Ces objets sont une invitation à refuser l’exclusion des autres et à avancer ensemble, sans craindre de rendre la justice. Ce serait une erreur de l’oublier en cachant ces objets à cause d’une mauvaise compréhension de leur signification.

« La réponse n’est jamais moins de parole, mais plus »

Se pose alors une question. Quand ce symbolisme n’est pas là, quand ces structures sont bel et bien des glorifications retentissantes des horreurs du passé, doit-on les enlever de la vue publique ? Pas si vite. Premièrement, on devrait sérieusement se demander si le fait de retirer des rappels des époques honteuses mène à l’oubli de leurs causes. Leur retrait risquerait de nous rendre aveugles si les graines de ces vielles idées abominables réapparaissent.

De plus, il est capital de prendre en compte le fait que leur retrait risque d’être utilisé par des opposants dangereux. Il y a toujours plusieurs institutions promouvant la négation de la Shoah, restant sceptiques face aux évidences matérielles. Si l’on démolit demain Auschwitz, cela affaiblirait-il ou renforcerait-il leur argumentaire ? Enfin, il serait judicieux de laisser la décision finale à la communauté, déterminée au cas par cas, afin de ne pas créer un standard automatique imposé par le gouvernement. Dans le cas contraire, on risquerait de donner au gouvernement la capacité de dissimuler certains crimes. Comme le raconte la fameuse blague russe à propos du régime de Staline, qui alla jusqu’à enlever des gens ayant perdu ses bonnes grâces des photos officielles, « l’avenir est toujours certain. C’est le passé qui continue de changer. » 

Réfléchissons, créons, bâtissons 

Finalement, on doit se poser une question philosophique : où est-ce que la déconstruction du passé s’arrête ? Après les événements de Charlottesville, le président Trump demanda en colère : « Cette semaine c’est Robert E. Lee. Je me demande, est-ce que ce sera George Washington la semaine prochaine ? Et Thomas Jefferson la semaine d’après ?» Il fut vivement ridiculisé, accusé d’avoir fait des parallèles douteux. Cependant, les personnes critiques vis-à-vis des actions de ces fondateurs du pays exigèrent que le mémorial à Jefferson, auteur de la Déclaration d’Indépendance, cesse de recevoir des financements publics, parce que ce dernier possédait des esclaves. D’autres insistèrent pour que les parcs portant le nom de Washington, père du pays, soient renommés pour la même raison. Selon leurs arguments, un enfant noir jouant à Washington Park aurait été équivalent à un enfant juif jouant au « Parc de la Gestapo ».

« Le retrait [des statues] risquerait de nous rendre aveugles si les graines de ces vielles idées abominables réapparaissent »

Cette attitude suppose que la valeur d’une figure ou d’une institution du passé soit déterminée par les mœurs et erreurs de son temps. Cependant, il est évident que cette position repose sur une base bancale. Personne ne dirait que l’on est aujourd’hui libéré de toute injustice sociale ; est-ce que cela voudrait dire que même ces accusations devraient être condamnés, car ayant été produits pendant une époque problématique — celle d’aujourd’hui ? Devrait-on rejeter tout ce qui est dit aujourd’hui car nous vivons dans une époque où il reste des injustices ? Des choix arbitraires de préceptes à suivre devraient alors être faits. Des luttes pour le pouvoir s’ensuivraient. Ce n’est pas une fondation solide pour une société. Au contraire, les valeurs partagées, qui nourrissent le respect mutuel et la liberté pour tous, en sont une.

Valorisons donc ceux qui incarnaient ces idées, surtout quand il était difficile de le faire dans leurs temps, et souvenons-nous de ceux qui n’étaient pas à la hauteur. La réponse n’est jamais moins de parole, mais plus : bâtissons de nouveaux mémoriaux dédiés aux causes qui nous passionnent, et enseignons avec enthousiasme les choix critiquables des figures qui peuplent notre histoire collective, que l’on continue de construire avec nos propres mains et voix. En face de la statue du fondateur de notre université, le rocher Hochelaga se situe fièrement, commémorant les Autochtones, souvent oubliés, de son époque. Ce n’est qu’un exemple de comment James McGill pourrait profiter d’une nouvelle compagnie sur le Lower Field, si seulement on la lui donne. 


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