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Un renouveau poétique

Entrevue avec Stéphanie Roussel et Alexandre Turgeon Dalpé, qui documentent la montée des micros ouverts.

Stéphanie Roussel et Alexandre Turgeon Dalpé

Le phénomène du micro ouvert, plus connu sous son nom anglais open mic, prend de plus en plus d’ampleur dans le milieu culturel québécois. Il se présente sous plusieurs formes, dont les très prisées soirées de poésie. Durant ces dernières, des poètes de tout horizon se rejoignent pour partager leurs créations et leur passion pour les mots. Pour en discuter, Le Délit a rejoint Stéphanie Roussel et Alexandre Turgeon Dalpé, deux passionnés qui travaillent présentement sur le documentaire Open mic.

 

Le Délit (LD): Avant de commencer, pouvez-vous vous présenter ?

Alexandre Turgeon Dalpé (AT): J’ai étudié au baccalauréat en études littéraires à l’UQÀM. C’est là qu’on s’est rencontré, en fait. Je commence une maîtrise en communication, profil média expérimental, cet automne, dans le cadre duquel je m’intéresserai à la vidéopoésie.

Stéphanie Roussel (SR): Je suis candidate à la maîtrise en études littéraires à l’UQÀM. Mes recherches actuelles portent justement sur les micros libres de poésie.

 

LD : Pouvez-vous nous décrire la visée de votre documentaire ?

AT : Pour résumer de manière très brève, Open mic est un court-métrage documentaire bilingue sur les scènes libres et ouvertes de poésie au Québec.

SR : On remarque une effervescence de ces scènes au Québec depuis, peut-être, 2010. Si elles existaient avant, de nouveaux évènements mensuels ou sporadiques sont constamment créés autant à Montréal qu’en région. Cela permet aux personnes de partager ce qu’elles créent sans passer par tout le système éditorial, ou sans avoir à être invitées. Malgré leur forte popularité (ou comme tout ce qui est populaire), ces scènes sont souvent jugées avec une certaine suspicion – est-ce que c’est de la poésie, est-ce que ce n’en est pas ? Nous ne voulons pas donner de réponses de facto, mais montrer ces tensions ; montrer aussi que cette pratique existe même si ces prises de parole n’ont pas la même matérialité ou durée qu’un livre.

 

LD : Dans cet ordre d’idées, pouvez-vous nous démystifier les soirées de poésie ? À quoi peut-on s’attendre en allant à une soirée de poésie ?

AT : Une soirée de poésie, ce n’est pas nécessairement un micro libre, et vice versa. Le documentaire traite des scènes libres de poésie, ou du moins où la poésie est mise de l’avant (et non pas l’humour ou la musique par exemple).  Je dirais que ça ressemble souvent à un laboratoire, où on explore des styles, des voix, des vécus. On peut s’attendre à une multiplicité de points de vue.

SR : Dans sa forme la plus simple, un micro libre de poésie est un espace dans lequel des personnes se réunissent pour partager ce qu’elles créent ou être attentives à ce que les autres créent. On utilise la formule « open mic » parce qu’elle renvoie rapidement à cela, mais le micro n’existe pas nécessairement (ne pensons qu’aux scènes qui accueillent des personnes sourdes).

 

LD : Vous avez déjà publié un livre, De gestes et de paroles. Pourquoi avez-vous opté pour le format documentaire filmé pour parler des open mics ?

SR : Notre livre est dédié tant aux habitué.e.s de ces scènes qu’aux chercheur.euse.s. Bien sûr, d’autres lecteur.ice.s peuvent l’apprécier, sauf que je pense que si ma tante le lisait, elle ne saisirait peut-être toujours pas ce que les micros ouverts de poésie représentent. Avec le documentaire, nous voulons agrandir le public et nous adresser aussi à des personnes, comme ma tante, qui ne connaissent pas la poésie, ou qui ont gardé l’image figée d’une poésie enseignée au secondaire à coup de classiques français. Une des problématiques qu’on a rencontrées avec De gestes et de paroles, c’est l’horizon d’attente qu’on peut avoir par rapport à un livre. On m’a souvent questionné sur le travail éditorial des poèmes, alors que le livre ne se présentait pas comme un recueil de poésie mais comme un regard sur des scènes vivantes. Les textes étaient restés tels que lorsqu’ils avaient été lus. Aussi, évidemment, l’interaction entre la salle et la scène est difficile à reproduire sans son. Même si une retranscription vidéo ne traduit pas l’effet du live, on pourra au moins jouer avec les réactions du public, avec les rythmes et les corps. Ça permet que l’attention ne soit plus seulement portée sur le texte en lui-même.

AT : Je trouvais aussi qu’il y avait peu de photographes, ou de vidéastes, qui s’intéressaient à ces scènes, ou qui cherchaient à esthétiser visuellement ce qu’on y rencontrait. Comme je travaille sur la vidéopoésie, je suis très sensible à ces enjeux, à la retranscription d’une expérience poétique vécue dans un média (un livre, une performance) dans un autre média (un film). Je pense que c’est une relation qui peut être enrichissante autant du point de vue de la poésie que du cinéma. Et puis, le cinéma est un art populaire, il est plus accessible de par sa distribution. Je crois que ça va être plus facile de rendre visibles cette pratique, les micros ouverts, en passant par ce médium-là.

 

LD : Quelle est l’ambiance générale de ces soirées ?

SR : Cela dépend vraiment des évènements et des communautés, des raisons pour lesquelles les différentes personnes se présentent au micro ouvert. Par exemple, il est certain que le public du Cabaret des mots doux ou de Gender b(l)ender agit différemment que celui du Bistro Ouvert ou de Vaincre la nuit, parce que les deux premières soirées sont des « safe spaces » où les gens racontent des expériences vécues souvent violentes. La foule est silencieuse parce que le contenu partagé nécessite ce silence-là. Le fait de s’exprimer sur ces scènes peut être primordial, nécessaire, pour ces personnes, et ce qu’on y vit est puissant et intense. La « littérarité » des textes côtoie d’autres enjeux de la communication littéraire comme celui du témoignage. Sur d’autres scènes, qui n’ont pas de cadre particulier, l’attention du public est très variable. Les salles peuvent être très bruyantes ; on n’est pas dans une salle de théâtre où le silence est donné. Mais il s’agit d’un dialogue. Si ce qui se passe sur scène requiert le silence, la salle va l’offrir. Si, au contraire, la personne qui lit impose sa présence, prend tout l’espace et le temps sur scène, tient des propos irrespectueux, la salle va réagir.

AT : Il ne faut pas oublier que certains de ces lieux-là, comme le Bistro de Paris ou L’Île noire, sont des lieux ouverts (l’entrée est gratuite), où il y a beaucoup de circulation : des gens peuvent être en train d’écouter un match de hockey, de discuter avec des ami.e.s. Ça peut donner des situations très particulières. Comme caméraman, j’essaie de capter les réactions de ces gens-là qui sont de divers horizons et croisent, parfois par accident, le milieu poétique.

 

LD : Avec votre projet, vous vous déployez à l’extérieur de Montréal. Est-ce que la scène poétique se développe à l’extérieur de la métropole ?

AT : Règne, bien souvent, cette impression très montréalocentriste que la poésie n’existe que dans les grandes villes, alors qu’elle se développe beaucoup dans les régions. Je ne pense qu’à Chicoutimi, à Joliette, à Rimouski ou à Trois-Rivières. C’est super vivant, ça grouille. Il y a autant de monde à ces événements-là qu’à Montréal. Avec notre campagne de sociofinancement, nous voulons aller découvrir ce qu’on fait ailleurs et le faire découvrir. C’est important de donner une visibilité à la vie culturelle en région aussi.

 

LD : Quel est votre rapport avec le multilinguisme dans les micros ouverts ? Y a‑t-il autant de soirées en français qu’en anglais ?

AT : Il n’y a pas de restriction de langues dans ces évènements et ils sont portés, au Québec, par des personnes qui parlent différentes langues. Certains peuvent peut-être le voir d’un œil méfiant, c’est difficile parler de littérature — et surtout de poésie — sans que la question de la langue surgisse. Toutefois, nous cherchons à rétablir une situation de confiance entre les deux langues. Nous avons choisi de faire un documentaire sur le Québec pour restreindre un espace à travers lequel se déplacer et filmer, et non, dans la perspective d’une identité nationale exclusive. Et la poésie, au Québec, elle ne se fait pas qu’en français.

 

Le documentaire Open mic est présentement en campagne de financement participatif sur la plateforme IndieGoGo.


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