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Une poétique de la résistance et de la joie

Un entretien avec Lorrie Jean-Louis, auteure de « La femme cent couleurs ».

Bianca Annie Marcelin | Le Délit

Dans le cadre du Mois de l’Histoire des Noir·e·s, Bianca Annie Marcelin et Laura Doyle Péan, passionné·e·s de littérature, rencontrent et mettent en relation deux générations d’auteur·e·s haïtiano-québécois·es pour voir comment chacune envisage son rapport à la littérature. Cet entretien avec Lorrie Jean-Louis est le premier article du dossier.

Depuis l’âge de 10 ans, Lorrie Jean-Louis écrit. Bien qu’elle n’ait jamais pensé devenir auteure, et qu’elle peine à se définir de la sorte, son recueil de poésie La femme cent couleurs est présentement en lice pour le Prix des Libraires. Libraire, bibliothécaire et diplômée d’une maîtrise en littérature, elle gravite dans le milieu littéraire depuis un bon moment et sa pratique devance de loin la publication de ce premier recueil de poésie. Mais Lorrie, tout comme le personnage de son recueil, la femme cent couleurs, refuse les étiquettes, qui entravent ses pas dans sa marche vers la liberté. Nous l’avons donc laissée se présenter elle-même avant de débuter l’entrevue.

Lorrie Jean-Louis (LJL): À ce jour, je n’ai pas de définition de moi-même. Être est un work-in-progress. C’est dynamique. Si on m’avait posé la question hier, peut-être que j’aurais dit « voilà, je suis une femme vaillante, dès que la neige tombe, je vais la pelleter », puis aujourd’hui je suis paresseuse et je bois du lait au chocolat sans arrêt. Je dirais que je suis quelqu’un de perspicace. J’aime la complexité.

Le Délit (LD): Cette conception de la construction perpétuelle de l’identité influence-t-elle votre rapport à l’édition et à la publication, qui ont toutes deux un caractère très permanent ? Avez-vous eu de la difficulté à laisser partir votre texte, lui trouver une finalité, arrêter de le retravailler ?

LJL : J’ai toujours écrit. Mais je n’ai envisagé la publication qu’à deux moments. Le rapport à l’écriture est tellement ancré en moi que je ne peux pas dire l’avoir changé pour que La femme cent couleurs soit publié. Quand j’écrivais les poèmes qui sont dans le recueil, je ne savais pas où ça allait, c’était pour moi. J’écrivais, j’écrivais, et c’est une amie qui m’a dit « donne-moi ton manuscrit ». Jusqu’à ce que mon amie me le dise, il n’y avait pas d’horizon d’auteure. Quand j’ai commencé à rassembler tout ce que j’avais écrit dans l’idée de remettre un texte qui serait un manuscrit, il m’a paru évident que ça allait être [publié] chez Mémoire d’Encrier. Le texte ne pouvait pas aller chez un autre éditeur, parce que c’est dans le créneau de Mémoire d’Encrier. C’est précisément la voix de La femme cent couleurs que Mémoire d’Encrier, je pense, recherche. Ça me paraissait clair. Franchement, ça n’a pas eu d’effet sur mon écriture.

LD : Vous connaissiez déjà très bien le milieu de l’édition avant de faire publier votre premier recueil. Pensez-vous que des défis additionnels se présentent devant les jeunes auteur.e.s qui n’ont pas d’expérience, ou du moins pas la même expérience que vous avec ce milieu ?

LJL : Ma connaissance du milieu du livre a fait en sorte que je saisis bien ce que ça veut dire un créneau, c’est-à-dire que si tu publies chez VLB [maison d’édition québécoise généraliste], tu ne publies pas chez Agone [revue marseillaise engagée]. Qu’est-ce qui est publié chez Agone, qu’est-ce qui est publié chez VLB, je connaissais assez le milieu pour savoir ça.

[Ne pas venir du milieu du livre] peut poser effectivement des défis additionnels, mais ce sont des défis prévisibles, donc, à mon sens, pas de réels défis. Quand une personne fait un travail d’écriture, elle fait nécessairement un travail de lecture important. Quelqu’un qui lit beaucoup va un peu savoir dans quels eaux se mettre les pieds. Si la personne a pour projet de se faire publier, mais qu’elle n’a jamais lu les livres de l’éditeur où elle voudrait être publiée, son travail n’est pas assez avancé. Il s’agit d’une question d’honnêteté intellectuelle. On écrit, on aimerait que les gens s’intéressent à ce qu’on écrit, mais il faut lire. Il faut vraiment lire. La meilleure façon de se préparer pour une personne qui est loin de ce domaine-là, c’est de lire. Si elle lit, elle saura. Elle saura, tout simplement. Ce n’est pas comme si, quand on est auteur·e, on doit connaître le milieu de l’édition. Tous les auteurs et toutes les auteures ont un parcours différent.

LD : Vous parlez beaucoup de l’importance de lire lorsqu’on écrit. Quels livres lisiez-vous lorsque vous écriviez La femme cent couleurs ?

LJL : Le partage du sensible : esthétique et politique de Jacques Rancière, publié aux éditions La Fabrique. Je lisais aussi Michelle Petit, une anthropologue qui travaille précisément sur la lecture, sur la passation, sur plusieurs aspects qui sont vraiment très riches au niveau de la complexité de la lecture. Ça me paraissait très important de comprendre la démarche dans laquelle je m’engageais professionnellement si je travaillais avec des lecteurs ou des lectrices en milieu de bibliothèques publiques.

Je touche le sol je gravite autour d’un point
encore imprécis
dense

le chant de la terre
délicat
les feuilles tombent 
quand elles n’ont plus de poids

La femme cent couleurs, Lorrie Jean-Louis

LD : Parlons un peu de votre style d’écriture. Comment le décririez-vous ? 

LJL : Je dirais que ce qui se dégage de mon écriture est la simplicité. Je perçois le langage comme un outil qui a beaucoup de force, mais il faut savoir l’utiliser. La difficulté dans l’acte d’écrire réside dans la manière dont on utilise et place les mots. Je pense que par respect pour les lecteurs et les lectrices, on ne doit pas gaspiller leur attention. C’est quelque chose de très important pour moi, de ne pas gaspiller l’attention de la personne qui prend la peine de me lire.  Alors si on veut dire quelque chose, il faut bien le dire. L’écriture est un outil essentiel, mais ce n’est pas un outil simple. 

LD : Il faut dire que votre écriture est très ressentie et un désir de liberté se dégage de votre poésie. Quel est votre rapport à l’écriture et à la liberté ?

LJL : J’écris parce qu’il y a une absence. Le regard dans lequel je me place quand j’écris se déplace. Quand j’écris, je ne sais pas si ça comble effectivement quelque chose, mais ça m’équilibre. Lorsque c’est moi qui écrit, c’est moi qui décide. Ça me procure beaucoup de liberté. 

Je dirais que je travaille à être libre. Depuis la publication de mon recueil, j’estime que je ne peux plus cacher mon écriture comme avant. Je dois assumer mon écriture. La liberté vient avec beaucoup d’amour et c’est parce que je suis aimée que je me permets cette liberté-là. J’écris avec toute ma personne et j’ai toujours été une personne qui refuse catégoriquement qu’on me dise quelque chose que je ne pense pas. J’écris parce que j’existe. Je veux que la personne qui lise soit exactement où j’étais, qu’elle voie ce que je vois, sente ce que je sens. Avec l’écriture, je travaille continuellement avec les moyens que j’ai. 

LD : Quel est le rapport de la femme cent couleurs à la liberté ? 

LJL : La femme cent couleurs prend des risques que, moi, je ne prendrais pas. La femme cent couleurs ne veut pas qu’on lui mette des chaînes. Elle va les refuser. C’est une femme qui veut être libre et qui va toujours travailler à sa liberté. 

Dans l’amitié, il y a une sorte de manipulation par le secret parfois. Moi, je n’ai pas peur de tout dire avec mes poèmes.  C’est une pudeur inutile parce que la femme cent couleurs est constamment en mouvement et en déplacement. La femme cent couleurs, c’est comme un indice, et au moment où la personne le trouve, je me trouve déjà ailleurs. Ce n’est pas le secret qui est intéressant, mais ce que le secret ne dit pas de lui-même. 

LD : Comment est-ce que la voix de la femme cent couleurs s’inscrit dans la lutte contre la colonisation ?

LJL : Dans un univers où la structure est coloniale, il faut tout remettre en question. Les colons sont arrivés, ont pris possession du territoire, ont tué les membres des Premières Nations… Quand tout ça arrive, ce n’est pas pour la joie, c’est pour ordonner les choses, accumuler des richesses. La joie n’a jamais été considérée dans les plans coloniaux. Quand tu trouves la vie en toi, tu te dois de résister. Il y a de la joie dans le recueil parce que la femme cent couleurs veut être bien et pour ce faire, elle doit se défendre et résister. La façon qu’elle a trouvée pour résister, c’est la poésie. La joie occupe une grande place dans la résistance selon moi. 
Au fond, la résistance, c’est de dire non. Cela revient à dire « vous allez pas me défigurer, vous allez pas me faire ça et je dis non ». À chaque fois qu’on dit non, on dit oui à autre chose. C’est à ce moment-là qu’il y a la célébration, la joie. C’est une célébration continue parce que si je refuse un discours, c’est nécessairement au profit de quelque chose de plus beau et de plus joyeux. Dans la mesure où l’horizon de la femme cent couleurs est la liberté, c’est sûr qu’elle va refuser les mouvements coloniaux et racistes d’emblée. Elle sait pertinemment que ces mouvements-là existent pour l’emprisonner.

Brûlons les marques de nos embâcles ce soir
trahissons les lignes
je tiens une aubergine
dansons l’espérance
asseyons notre folie
dépeçons les comptines
fermons le rouge
ouvrons le pourpre

La femme cent couleurs, Lorrie Jean-Louis

LD : À la lecture de certains de vos poèmes, on ressent une quête de légèreté, ou du moins un désir d’envol. Était-ce un effet recherché ?

LJL : Quelqu’un m’a dit que lorsqu’il a lu mon recueil, il a trouvé cela très aérien. C’est quelque chose que j’ai moi-même découvert en écrivant. Je n’ai pas nécessairement un programme clair quand j’écris. Pour les poèmes de La femme cent couleurs, il y en a où oui, j’avais une idée de ce que je voulais vraiment travailler, mais pour plusieurs autres poèmes, non. 

Pour moi, la distance qu’on est capable d’avoir avec les choses est nécessaire dans la mesure où lorsqu’il y a un problème et qu’on est collé sur ce problème, il arrive qu’il soit difficile de bien voir le problème. C’est en reculant qu’on peut mieux le voir, ou constater l’importance de le considérer à partir d’un autre point de vue. Plus tu es capable de t’éloigner, plus tu trouves les ressources pour comprendre la situation. L’éloignement est nécessaire pour comprendre et se déprendre [de ce qui nous emprisonne]. Dans ce mouvement-là, on fait l’expérience de la légèreté. Dans certaines situations, il n’y a aucun autre moyen de comprendre que de s’éloigner, que de monter afin de bien voir toutes les choses qui sont autour de soi. Ce mouvement permet aussi de ne plus être prisonnière de ce qu’on essaie de mesurer.

Pour atteindre cet éloignement et cette légèreté, la répétition est importante afin d’arriver à bien habiter le mouvement. C’est un exercice, et un peu comme le sport ou la danse, il faut beaucoup pratiquer. On répète et on recommence. Dans mon cas, la répétition se fait par l’esprit [avec mes poèmes].

LD : Pour finir, quels sont les conseils que vous donneriez à une personne qui veut améliorer sa pratique d’écriture ?

LJL : Il faut lire et écrire beaucoup. Quand je dis qu’il faut lire, il faut lire pour lire et lorsque je dis qu’il faut écrire, il faut écrire pour écrire. 

 Je viens de mes origines
 mes origines viennent de la mer
 la mer boit tout

 je n’arrête pas d’arriver
 moi l’étrangère
 noctambule des marées

 j’arrive

 je ne finis pas
 je commence
 
 je suis fatiguée
 la mer me recrache toujours 

La femme cent couleurs, Lorrie Jean-Louis

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