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Cache cette lesbienne que je ne saurais voir…

Quand la réappropriation historique se teinte de lesbophobie. 

Mahaut Engérant | Le Délit

« Saisissant », « émouvant » : deux adjectifs qui me sont venu à l’esprit à la sortie du film La Danseuse qui dépeint la vie de Loïe Fuller, interprétée à l’écran par la jeune artiste Soko. Ayant quitté les États-Unis vers la fin du 19e siècle pour Paris, Loïe apporta à la vie culturelle de la Belle-Époque un vent de fraicheur. Artiste exigeante, dans une quête permanente de dépassement de soi, le film retrace avec délicatesse et élégance son parcours et son succès euphorique, bien qu’éphémère. Son art est avant-gardiste : elle utilisait l’éclairage électrique — une nouveauté à l’époque — afin d’accompagner ses chorégraphies où son corps faisait virevolter de longs voiles blancs à l’aide de bâtons. 

Le film aborde également sa vie sexuelle et sentimentale. Sa relation complexe avec son mécène Louis Dorsay (joué par Gaspard Ulliel) occupe la quasi-totalité de l’intrigue amoureuse du film. Celle-ci est tout de même interrompue par une aventure lesbienne non-aboutie avec sa rivale artistique, Isadora Duncan (interprétée par Lily-Rose Depp). 

Bien que vite écourté, cet intermède saphique m’était suffisant pour ajouter Loïe Fuller à ma liste des personnalités admirées de la Belle Époque parisienne qui ont défié les normes sexuelles, liste comportant entre autres l’écrivaine Colette, la poète Renée Vivien, ou encore la salonnière Natalie Clifford Barney. J’ai donc cherché à en connaître davantage sur cette femme singulière.

De la surprise à l’insulte 

« Déçue », « enragée » : tel était mon ressenti après quelques brèves recherches sur Loïe Fuller. « Lesbophobie ordinaire », « troublant mais problématique » : voilà ce que l’on peut lire comme critiques de La Danseuse lorsque l’on ose ajouter le mot « lesbienne » au côté du nom de l’artiste sur la barre de recherche Google. En effet, la relation torturée hétérosexuelle avec Louis Dorsay (Gaspard Uliel) a été montée de toutes pièces par la réalisatrice Stéphanie di Giusto. Pire encore, elle a choisi d’effacer les trente ans de vie commune que Loïe passa avec Gabrielle Bolch, sa compagne et fidèle collaboratrice, qui récolte un simple second rôle. Quant à la seule scène lesbienne, elle est vécue comme une humiliation par Loïe (elle est abandonnée dénudée dehors par Isadora après qu’elle l’ait embrassée), et permet à certains critiques d’en conclure que l’artiste souffrait d’une « sexualité trouble ».

Décider de gommer cette figure de femme indépendante et lesbienne, (…) est-ce réellement un simple choix artistique ?

C’est d’autant plus rageant lorsque l’on apprend la volonté de la réalisatrice de « rendre justice » à l’artiste. Comment peut-on se déclarer « honnête » tout en invisibilisant et falsifiant un pan entier de sa vie ? Les justifications données à l’issue de la première projection du film ont de quoi donner la nausée : « J’avais besoin d’une présence masculine dans ce film peuplé de femmes. Loïe était homosexuelle et il était important pour moi de ne pas en faire le sujet du film […] l’idée n’était pas de faire La vie d’Adèle ». Elle ajoute à cela que sa liberté en tant qu’artiste lui autorise ce choix. Toutefois, décider de gommer cette figure de femme indépendante et lesbienne, qui ne voulut s’entourer que de femmes dans sa vie professionnelle et personnelle, est-ce réellement un simple choix artistique ? 

Assaisonné à l’hétérosexualité

Malgré les boycotts du film et les  critiques acerbes, Stéphanie Di Giusto persiste et assume. Qu’elle me permette alors d’insister sur ce que la nature de son film démontre : une lesbophobie et un sexisme affichés, qui outrepassent la notion de liberté d’artiste, une insulte à la mémoire de Loïe Fuller également. Et cela découle d’une pensée hétérocentrique. Ce phénomène social — l’hétéronormativité — qui tente de cacher, ignorer, supprimer les identités ou pratiques sexuelles non-hétérosexuelles se manifestent partout : dans nos interactions sociales, nos institutions médicales et académiques, nos milieux de travail, etc. Le monde culturel n’y déroge pas, les figures artistiques non plus. Sauf qu’au 21e siècle, cela surprend. Comme l’indique le professeur Whitesell, qui travaille au sein du département d’Histoire de la Musique et de Musicologie de l’Université McGill, cette invisibilisation était fréquente il y a quelques décennies : « Il y a deux exemples de films hollywoodiens dans les années 40–50 sur les compositeurs Cole Porter et Lorenz Hart [tous deux gays] dont les vies ont été aseptisées et hétérosexualisées, et ce à cause du climat homophobe de l’époque. C’est compréhensible, mais là on ne comprend pas. »

Une lesbienne, c’est trop sectaire 

Cette réticence à évoquer, retracer ou concevoir la sexualité différente des personnalités qui ont marqué nos cultures est persistante. Les historiens et biographes ont toujours su détourner la question, trouvant alibis et justifications pour une sexualité non-conventionnelle ou inconnue. C’est le cas du compositeur allemand Haendel, dont la vie sentimentale et sexuelle reste un mystère. Toutefois, on sait de ce dernier qu’il fréquenta beaucoup de milieux homoérotiques, à une époque (18e siècle) où une culture de l’érotisme entre mêmes sexes se développait, surtout entre artistes masculins de classe privilégiée. 

On peut donc supposer, imaginer. Sauf qu’un Haendel gay, ce n’était pas parmi les options des biographes de l’époque. Ils ont préféré y voir une asexualité, un « syndrome du célibat » ou encore une figure maternelle trop pesante. Quant à Loïe Fuller, c’est une biographie datée de 2007 qui est la première à mettre des mots sur sa sexualité. 

Il existe un réel enjeu culturel derrière ces réappropriations et falsifications de vies hors-normes. Pour la réalisatrice de La Danseuse  c’est de pouvoir faire le portrait d’une artiste à laquelle le plus grand nombre pourra s’identifier. Or, une artiste lesbienne est vue comme minoritaire ; une identité qui sépare davantage qu’elle ne rallie. D’où le besoin de camoufler ce qui est perçu comme sectaire, anormal ou politique.

Certes, il y a eu du progrès. Les mentalités ont évolué et il est de moins en moins difficile pour un•e artiste de « sortir du placard ». L’exemple du film la La Danseuse est toutefois la partie visible de l’iceberg, bien que l’attention portée par les médias ne fut pas insensée. Encore aujourd’hui, sur une édition récente du livre de Colette Le Pur et l’Impur dans lequel la romancière — élue membre de l’Académie Goncourt en 1945 — relate les sous-cultures saphiques et homosexuelles qu’elle côtoya, son œuvre est présentée comme une simple interrogation sur les « plaisirs qu’on dit charnels ». Néanmoins, Colette faisait plus qu’interroger. Elle-même était lesbienne et vécut entourée de ces individus dont les identités défiaient les conventions. Encore une fois, il semble tabou de juxtaposer les mots « lesbienne » et « Colette ». 

Se pose la question de la vie privée des artistes quant à leur art

Une esthétique lesbienne ? 

Outre l’homophobie qui demeure, la question de la pertinence de la vie privée des artistes quant à leur art se pose. Au final, est-ce si important de savoir que Loïe Fuller était lesbienne ou encore que Tchaïkovski était gay afin d’apprécier leurs œuvres ? On peut répondre que non. On peut aussi y réfléchir, et oser poser la question. Loïe Fuller fut pionnière dans le monde de la danse. Elle s’intéressa au modernisme, au nouveau, à l’impensable, qu’elle réalisa. Avant-garde, elle l’était donc aussi dans sa vie, en faisant le choix de travailler avec des femmes, en côtoyant des milieux artistiques qui ébranlaient les normes genrées et sexuelles et en restant jusqu’à sa mort auprès de sa compagne. Ces choix ne sont pas anodins quand on connaît la société patriarcale encore bien présente au tournant du 20e siècle en France, notamment dans le monde de l’art.

Supprimer le lesbianisme de Loïe est beaucoup moins neutre que de le mentionner. En réalité, la réalisatrice nie le droit de Loïe d’avoir pu se constituer et exister en dehors des conventions sociales, bien qu’elle puisse concevoir son œuvre comme à contrecourant des tendances de l’époque. « Je pense aussi que ça souligne un manque d’imagination de la part de la réalisatrice, qui pense que parler de lesbianisme minimiserait l’impact du film » ajoute le professeur Whitesell. En effet, on parle avant tout de danse, d’expression corporelle. Cette totale sollicitation du corps est sûrement l’art le plus relié à la sexualité, et il n’est pas absurde de faire des connexions. 

Stéphanie Di Giusto aurait-t-elle dû conclure dans son film qu’il existait chez Loïe une esthétique lesbienne, queer ? C’est certainement trop demander, et semble être un pari trop audacieux à prendre pour cette réalisatrice. Il en relève ici de sa liberté d’artiste de prendre cette approche. Toutefois, respecter la mémoire de cette femme subversive était la moindre des choses que l’on attendait d’un biopic qui se veut « honnête ». 


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