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Explorer la réalité, trouver la vérité

À la rencontre de Jesse Rosenfeld, journaliste de guerre. 

Courtoisie de l'Office Nationale du Film

Ancien éditeur du McGill Daily, Jesse Rosenfeld est le héros du nouveau documentaire de Santiago Bertolino, Un journaliste au front, produit par l’Office national du film du Canada (ONF). Depuis 2007, il couvre les évolutions de la situation politique au Moyen-Orient, que ce soit en Egypte, en Turquie, en Irak, en Israël ou en Palestine. Après Carré rouge sur fond noir, Santiago Bertolino se penche sur le quotidien de ce jeune journaliste pigiste, entre enquêtes sur le terrain et négociations de publication avec les journaux. Le Délit est parti à la rencontre du protagoniste du film pour discuter de l’avenir du journalisme et du rôle des reporters dans la mobilisation politique des citoyens contre les pouvoirs en place.


Le Délit (LD): Qu’est-ce qui t’a motivé à voyager au Moyen-Orient ?
Jesse Rosenfeld (JR): En tant qu’éditeur du McGill Daily et étudiant en sciences politiques, j’ai toujours été un activiste. Les enjeux au Moyen-Orient m’intéressaient. Donc, lorsque j’ai eu mon diplôme, j’ai décidé de faire un rapprochement entre les deux et de voyager au Moyen-Orient pour commencer à travailler en freelance. C’était juste avant l’année 2008 et la crise économique, donc j’avais toujours l’opportunité de trouver un travail stable là-bas. Je pensais travailler comme pigiste pour un an ou deux. De 2007 à 2013 j’ai vécu dans des endroits variés : Romola, Tel-Aviv, Le Caire, et finalement en 2014 j’ai déménagé à Istanbul. Le film commence juste après que j’ai déménagé en Egypte, lorsque la révolution a commencé.

LD : Pourquoi as-tu décidé de devenir journaliste pigiste ?
JR : Ce n’est pas mon choix.
LD : Vraiment ?
JR : Non, bien sûr que non. Pourquoi aurais-je fait le choix d’un travail aussi précaire ? Non, c’est la réalité économique d’aujourd’hui. Les médias s’appuient de plus en plus sur le journalisme freelance. Je suis devenu journaliste pour les raisons que j’ai expliqué plus tôt, je veux raconter les histoires que je trouve importante et qui doivent être débattues. Le Moyen Orient est un endroit où des choses importantes se passent, et l’Occident s’appuie de plus en plus sur les journalistes pigistes pour expliquer ces histoires. J’ai choisi de devenir journaliste pour explorer cette réalité et chercher la vérité dans l’un des endroits où l’Occident a le plus d’impact. Ces histoires doivent être dites. Donc la manière dont je raconte ces histoires est la manière dont je vis dans ces sociétés. Je vis ces histoires de l’intérieur.

LD : Penses-tu qu’être un journaliste pigiste t’offre plus de liberté ?
JR : Non. Nous obtenons les nouvelles de la même manière. Si tu travailles en tant que journaliste salarié, tu dois toujours présenter tes sujets, mais tu as la sécurité de l’éditeur et les garanties financières. Être journaliste pigiste ne te permet pas d’avoir cette sécurité. Quand tu es journaliste pigiste, soixante pourcent de ton travail consiste à trouver un éditeur, tu dois te battre pour la rédaction. Il y a juste une différence dans les relations de travail.

LD : Qu’est-ce qui t’a donné envie de passer du journalisme écrit à un documentaire filmé ?
JR : Santiago (Bertolino, le réalisateur du film, ndlr) voulait raconter l’histoire du journalisme pigiste, et je voulais raconter l’histoire de ce qui s’est passé au Moyen-Orient pendant la période de la contre révolution, et élargir le sujet sur la guerre ces dernières années. J’ai pensé que ce serait intéressant de donner une seconde vie à ces histoires à travers l’objectif d’une caméra. J’espère que ça se croise. Nous avons couvert le reportage dans différents endroits. Le Moyen-Orient est à un stade entre la stagnation (avec le conflit israélien) et l’expansion (avec la guerre réactionnaire et la division). Je trouve cela fondamentalement important. Le documentaire est une super manière de montrer ça.

LD : Quels sont les avantages et les limites de la caméra ?
JR : Santiago voyageait avec moi partout, mais il n’a pas été en mesure de filmer certains des sujets parce que les sources ne voulaient pas apparaître à l’écran, la situation étant parfois trop dangereuse ou trop difficile à transmettre. En tant que journaliste écrit, je peux effacer mes traces, mais c’est impossible avec une caméra. D’un autre côté, la caméra montre des images que j’ai du mal à décrire, même avec les termes les plus vivaces, lorsque j’écris mes textes.

LD : Est-ce que c’est Santiago qui est venu à vous ?
JR : Oui, on s’est rencontré en Grèce, en 2011, pendant la crise à Gaza. On était sur le bateau canadien. On a commencé à faire connaissance là-bas. Puis lorsque j’ai couvert les manifestations étudiantes au Québec je l’ai revu. Il m’a recontacté lorsque je suis retourné à Romola, en me disant qu’il voulait tourner un documentaire en 2013. À l’époque on a commencé le tournage en Israël, on ne savait pas que j’allais déménager en Égypte. Et puis il y a eu le coup d’état qui m’a poussé à partir au Caire car c’était un tournant décisif de l’histoire que nous avons décidé d’immortaliser. Le retour des militaires au pouvoir et l’usage de la rhétorique totalitaire pour justifier la répression et étouffer les demandes démocratiques se propageaient à travers le Moyen-Orient. C’était un moment clé.

LD : Est-ce que pour vous Santiago était une responsabilité ?
JR : Oui, contrairement à moi il n’avait jamais fait de reportage au Moyen-Orient. L’histoire qu’il raconte c’est celle de moi en train d’en raconter une autre. On a eu de longues discussions à propos de ce à quoi on devait s’attendre et ce qui allait arriver, comment se préparer, l’équipement et les ressources nécessaire… Vous pouvez le voir dans le film, je lui dis : « Écoute juste mes instructions. » Il m’a beaucoup fait confiance…

LD : Lors du tournage qui décidait de ce que vous alliez filmer ? Toi ou Santiago ?
JR : Il voulait juste voir l’histoire à travers moi, donc je travaillais sur mes articles, j’avais mes plans et Santiago me suivait.

LD : Est-ce que tu penses réitérer cette expérience ?
JR : Je n’en ai aucune idée. L’écriture est mon medium ; c’est comme ça que je communique le mieux. Mais le film est aussi une bonne façon de raconter une histoire donc je ne sais pas. On ne sait jamais ce que le futur nous réserve.
LD : Alors aimerais-tu écrire un livre ?
JR : C’est certain ! J’ai des idées il s’agit juste de trouver le temps.

LD : Est-ce que tu penses qu’avec toutes les avancées technologiques on peut changer le future du journalisme d’investigation ?
JR : L’information circule maintenant plus facilement et rapidement et ce à travers le monde. Cela nous donne l’opportunité d’aller plus loin dans nos reportage, de mieux enquêter et de discuter plus du « pourquoi ? », car le « qui ? » et le « où » sont déjà définis.

LD : Est-ce que tu penses que les Occidentaux réalisent vraiment ce qui est en train de se passer et que ton travail peut les inciter à s’engager ?
JR : C’est à eux de décider, c’est leur responsabilité. Mon boulot est de donner l’information et j’espère que les gens ont assez de solidarité humaine pour la recevoir. J’espère qu’ils vont agir. Maintenant plus que jamais depuis que Trump a été élu… Toute les scènes dans le film sont sous l’administration d’Obama. Après cette élection, la situation va empirer. Alors maintenant plus que jamais il faut que les gens s’organisent en tant que citoyens et qu’ils empêchent leur gouvernement d’aggraver la situation afin de permettre la création d’une nouvelle réalité à offrir au monde. Mais je ne leur dirai pas comment. Je vais juste transmettre l’information : c’est de là que je pars et c’est comme ça que je peux avoir un impact.


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