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Il était un petit navire

Horticulture

Luce Engérant | Le Délit

En 1972, le philosophe norvégien Arne Naess créa un mouvement pour le moins singulier, celui de l’«écologie profonde ». Jugeant illusoires les stratégies esquissées par les mouvements écologistes réformistes, ce mouvement appelle à révolutionner notre rapport aux autres organismes avant de changer nos structures économiques. Selon Naess, la crise environnementale actuelle peut être attribuée à la dissociation des êtres humains  de leur environnement. À la racine de notre brutalité envers l’environnement serait le sentiment de maîtrise et de domination de la nature que cette séparation inspire. Naess propose au contraire une approche biocentrique du monde, insistant sur l’interdépendance de l’ensemble des organismes. Plus qu’une ressource destinée à assouvir les désirs des Hommes, ce mouvement de pensée conceptualise le non-humain comme ayant une valeur intrinsèque. 

À quelle compréhension de l’environnement donnerait lieu une telle remise en question de la place de l’humain dans l’écosystème ?  Léviathan, documentaire déroutant de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor, peut permettre d’esquisser une réponse à cette question. 

À bord du Léviathan

À quoi ressemble le monde depuis la perspective d’un poisson ? Comment les goélands perçoivent-ils l’océan ? Avec Léviathan, Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor proposent une immersion viscérale dans l’écosystème complexe d’un chalutier, loin d’une idéalisation romantique de la vie en mer. Directeurs du laboratoire d’ethnographie sensorielle d’Harvard, les deux réalisateurs s’attachent à faire ressentir plus qu’à montrer. Cette résolution permet de faire découvrir le monde sensoriel des protagonistes du documentaire, à la fois humains et non-humains. Leurs caméras sont mouvantes, s’infiltrent partout, adoptent tous les points de vue. En suivant leurs mouvements frénétiques, le spectateur se métamorphose tour à tour en marin, en goéland et en poisson. Si le documentaire ne dissimule pas la violence de la pêche, il dessine néanmoins un environnement partagé entre humains et non-humains, où tous ont leur importance. L’Homme n’y est pas tout puissant, le monde n’est pas là pour se plier à ses désirs. Il apparaît réduit, désarmé, à hauteur égale avec les autres espèces. « Les humains sont les seuls animaux à ne pas se voir comme des animaux, à ne même pas se considérer comme faisant partie du monde naturel. Ça nous semblait intéressant de donner une autre représentation où les Hommes, d’une certaine manière, sont remis à leur place », déclaraient les réalisateurs. Remettant en question la hiérarchisation des organismes, Leviathan esquisse ainsi une manière de conceptualiser les relations entre les Hommes et le non-humain proche du biocentrisme prôné par Naess. 

Une seule solution, la révolution ? 

Que peut nous apporter cette compréhension du monde prônée par Naess et suggérée par Léviathan ? Étant continuellement bercés par la petite chanson du capitalisme vert, l’écologie profonde et ses tenants peuvent nous faire l’effet d’une onde de choc. Une approche biocentrique du monde nécessite en effet une remise en question profonde des structures de notre société et de son fonctionnement. Pour Naess, ce changement de paradigme commence par la mise en place d’un rapport éthique et non-violent aux autres organismes, où l’être humain devrait limiter son usage des ressources biologiques à la satisfaction de ses besoins vitaux. Cette philosophie juge également nécessaire la réduction de la population humaine, ce qui peut s’avérer discutable. Reste qu’au lieu de « verdir » notre consommation à outrance, l’écologie profonde appelle à une révolution biocentrique. Le défi à relever pour cette école de pensée reste d’imaginer les contours politiques, légaux et économiques d’une telle société. 

À l’échelle d’un chalutier, Léviathan esquisse les contours d’un écosystème où l’être humain ne se tiendrait plus au centre ; à quoi cet écosystème pourrait-il ressembler à l’échelle mondiale ? 


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