Au Théâtre Prospéro, c’est Fédor Dostoïevski qui est mis à l’honneur pour le mois à venir. En effet, sur les deux scènes qu’il comporte se jouent deux romans emblématiques du Géant russe, Les carnets du sous-sol (sous le nom de L’homme du sous-sol) et Le Joueur. Ces deux romans, publiés en 1864 et 1866, divergent beaucoup dans leur thématique et leur ton général, mais condensent presque à eux seuls tout le talent de l’écrivain : personnages en quête de vérité, angoisse existentielle, absurdité de l’existence…
Le pari du Prospéro est réussi, sur les deux scènes : on reconnaît tout de la beauté du style inimitable de Dostoïevski et de l’aspect parfois franchement délirant de ses dialogues. Voici le compte rendu d’une réappropriation sans dénaturation dans deux mises en scène bien différentes qui tiennent d’abord au style de chacun des romans.
Le jeu de la vie
Le Joueur — mis en scène par Gregory Hlady — raconte les déboires d’une famille noble russe dans une station thermale allemande, où tous s’adonnent avec passion à la roulette. Du père aux pique-assiettes français, tous les personnages attendent avec angoisse la mort d’une riche grand-mère, dont l’héritage permettra de sauver la famille de la banqueroute. Dans la complexité de la situation, un seul personnage paraît fort et rappelle le vrai nœud de l’histoire : c’est le croupier. Il tire les ficelles de toute la pièce et débarque souvent sur scène, à l’improviste, entraînant les personnages dans ses danses folles, coupant court aux dialogues. À intervalles réguliers, de grandes billes de roulette tombent au sol rappelant la fatalité de l’intrigue : tout le destin des personnages est aux mains de la roulette dont le pouvoir fait et défait les richesses. La musique, très forte et grandiloquente, rappelle la violence qui est en fond de toile : c’est la vie des personnages qui est constamment en jeu.
La pièce est ainsi plutôt réussie, avec un rythme soutenu et un jeu prenant, même si certains aspects de la mise en scène plaisent moins (comme l’immense roulette peinte au sol), avec également quelques scènes parfois grossières et dont on ne saisit pas vraiment l’intérêt.
La folie du sous-sol
Il faut l’avouer, l’adaptation de L’homme du sous-sol par Simon Pitaqaj dépasse en intensité les prestations du Joueur. Entrée dans la conscience d’un fonctionnaire médiocre devenu complètement fou, la pièce commence dès le couloir. Le personnage principal invective directement les spectateurs serrés dans l’étroit corridor, se faisant presque menaçant. Constamment pris à partie, forcé parfois de répondre à ses questions, toujours déroutantes : nous devenons ainsi les complices de sa folie. Son jeu nous amène presque à nous demander si nous ne sommes pas que les créations fantasmagoriques de son esprit malade.
« Qu’est-il, lui, s’il ne peut même pas revendiquer le titre de fainéant ? »
Après nous avoir emmenés dans son sous-sol (la « salle intime » du Prospéro), le fonctionnaire fou nous confie toutes ses pensées les plus profondes : seuls les imbéciles sont capables d’action, son désir d’être fainéant car les fainéants sont — à l’inverse de lui — « positivement nommés », ou encore sa volonté d’ordonner l’exil du pape au Brésil. Dans tout ce méli-mélo d’affirmations incohérentes, entrecoupées d’accès de folie destructrice sur tous les éléments du décor, on sent la profonde angoisse existentielle du personnage. À quarante ans qu’est-il, lui, s’il ne peut même pas revendiquer le titre de fainéant ? C’est face au néant de sa vie qu’il s’insurge, face à son insignifiance. Rédigé à la première personne, dans un flot de phrases compliquées comme seul Dostoïevski sait le faire, adapter Les carnets du sous-sol était un vrai défi, qui a été relevé avec brio par le comédien Simon Pitaqaj. Le décor troublant, une cave ornée d’inscriptions folles en tout genre, de poupées inquiétantes, est la scène parfaite pour un jeu d’acteur très bon, dont on ne se lasse pas et qui fait souvent rire, parfois jaune. Un régal.