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Cours, Gospodin, cours !

L’anticapitalisme à distance sur les planches du Théâtre de Quat’Sous.

Camille Charpiat

La saison du 60e anniversaire du Théâtre de Quat’Sous se continue ce mois-ci avec la pièce du dramaturge allemand Philippe Löhle, Dénommé Gospodin, mise en scène par Charles Dauphinais. Le Délit étant un habitué du Quat’Sous ces dernières années, autant dire que les attentes sont élevées – en particulier pour cette saison, vu l’attention portée à la programmation par le directeur Éric Jean et son équipe. La pièce signait aussi le retour de Charles Dauphinais au Quat’Sous, après l’irrésistible mise en scène de la pièce de Simon Lacroix, Tout ce qui n’est pas sec, au printemps dernier.

Disons d’emblée que Dénommé Gospodin ne nous a pas déçus. Le personnage éponyme, campé par l’excellent Steve Laplante, est un idéaliste à qui Greenpeace a retiré son lama, avec lequel il faisait la manche en se promenant dans les rues d’une ville allemande. Dépossédé de sa seule raison de vivre, Gospodin se retire progressivement du monde matériel, emporté par la violence de l’existence et des relations : sa petite amie le quitte, il se débarrasse de tout son mobilier, refuse de travailler. Seul dans son appartement vide, où un tas de paille lui tient lieu de lit, il édicte des principes selon lesquels il compte vivre sa nouvelle vie d’anti-capitaliste : « L’argent ne doit pas être nécessaire ». Il vit de peu, traîne au bar d’à côté pour regarder la télé, entretient quelques relations mais vit essentiellement seul, résolu à prendre le capitalisme « par les couilles », selon son expression.

Camille Charpiat

Comme « l’homme ordinaire » décrit par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien, il perruque, c’est-à-dire qu’il met en place des tactiques pour déjouer la société capitaliste et productiviste de notre temps, que ce soit d’aller faire un plein de courses à l’épicerie sans portefeuille, ou bien d’éviter de marcher sur le trottoir, puisque c’est trop « bourgeois ». À ce propos, la traduction de ce jeu de mot allemand (trottoir en allemand se dit Bürgersteig, là où marche le bourgeois) est très habile et restitue tout l’effet de comique que l’on trouve dans la version originale. « Petit bourgeois », il n’a que ce mot à la bouche, Gospodin, pour désigner son entourage, plus enclin que lui à s’identifier dans les valeurs matérialistes de la société de consommation. L’écriture est assez subtile pour échapper à la contestation militante, ce qui évite à la pièce l’écueil — tout à fait subjectif — du théâtre engagé, pour livrer plutôt une comédie ironique et lyrique dont le Quat’Sous a le secret.

Gospodin est accompagné, dans cette pièce sans aventure, par quelques personnages. Sa mère, sa petite amie et quelques amis ou connaissances, les rôles se partageant entre Marie-Ève Pelletier pour les personnages féminins et Bruno Marcil pour les personnages masculins. À tour de rôle, ils incarnent des protagonistes mettant Gospodin face à ses contradictions, tout en exposant les leurs : de la petite amie vénale à l’artiste-performateur contemporain, ces types de personnages montrent les excès où mène le règne de l’argent, allant jusqu’à déformer nos relations les plus intimes.

Marie-Ève Pelletier et Bruno Marcil jouent aussi les rôles de narrateurs, mettant en scène la quête effrénée de Gospodin. Entraînées par le rythme de batterie que joue une sorte de viking blond en manteau de fourrure sans manche, leurs voix scandent la course de Gospodin vers son idéal de liberté. De ces scènes narratives, qui sont parmi les plus réussies de la pièce, se dégagent une sorte de lyrisme difficile, auquel même le plus sceptique d’entre nous s’abandonne.

Charles Dauphinais et ses acteurs livrent une comédie subtile et paradoxale, qui interroge sérieusement, sans se prendre au sérieux, les ressorts de la société laborieuse et capitaliste. Du Quat’Sous dans le texte et sur scène, pour notre plus grand plaisir.


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