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Promenade Doig

En Terre Étrangère.

Jochen Littkemann

J’ai bien écrit un « Peter Doig » indicatif en haut d’un document Word ce matin – j’allais justement vous entretenir des ouvrages qu’il présente actuellement au Musée des Beaux-Arts, lorsque je suis parti pour une balade en ville avec une amie. C’est sa troisième journée à Montréal à vie et la neige tombait abondement ; elle n’avait jamais vu ça, et ça l’émerveillait.

Tandis que les uns perdaient dans un murmure contemplatif les plus belles heures du jour, les plus belles journées, leur argent et leur gaieté ; que de jeunes et graves bourgeois un peu bohèmes et enfoulardés faisaient retentir sur les grands murs blancs des salles d’exposition leurs opinions sur les nouveaux principes de l’art méta-expressionniste, l’utilité ou l’inutilité de la philosophie, la religion, les mœurs, les acteurs, les actrices, le gouvernement, la préférence entre la musique électronique ou instrumentale, les beaux-arts, les lettres et autres questions importantes dont ils cherchaient toujours la solution au fond des cannettes de Pabst, et regagnaient, enroués, chancelants, le fond de leur appartement dont ils avaient peine à retrouver la porte ; eh bien j’allais, accompagné de Z. et de mon sac, foulant les trottoirs fraîchement enneigés de cette ville qui est encore plus belle lorsqu’elle est drapée de ouate.

C-Peter Doig-Personnage marchant près d’une piscine-Courtesy Michael Werner Gallery
Gracieuseté de la Gallerie Michael Werner
 

Mon projet, c’est de vous décrire les tableaux que notre balade nous a offerts, espérant qu’ils en vaudront bien d’autres. Ma compagne de promenade, qui voyait tous les sites que nous visitions pour la première fois, portait un regard candide sur les scènes qu’elle toisait, décuplant leur intérêt et leur charme par la singularité que lui procurait son point de vue.

Nous voilà partis. Nous causons. Nous marchons.

Une première étape : « Ça ne te dirait pas d’aller au bain libre au coin de ma rue ? – Mais oui ! L’eau, c’est la vie. » C’est un de ces anciens bains publics que la ville avait installé à la fin du XIXe siècle par mesure d’hygiène et qui s’était converti en piscine avec l’arrivée de l’eau courante chauffée dans la majorité des appartements. Arrivé au bord de son bassin, j’ai encore la tête baissée, selon mon habitude. Mes yeux remontent graduellement, à partir du sol ; devant nous, les tuiles luisantes de la promenade, puis l’eau, les corridors du réservoir, la promenade de l’autre côté ; le mur, la baie vitrée donnant sur les tons pastels d’une matinée neigeuse. Des lignes horizontales et parallèles structurent l’espace. Au loin, de profil, un vieil homme à la démarche facile avançait, serviette blanche à la taille, avec l’air insouciant d’un habitant de la Côte d’Azur. « T’aurais pas des lunettes à me prêter ? » Entre Z. et moi, nous n’avions qu’une seule paire. « Je vois tout en flou ; le chlore me pique les yeux ! Mais… j’en ai p’t’être pas besoin, de tes lunettes… c’est magnifique, comme ça. L’homme, les lignes, les couleurs… Quel artiste aurait pu recréer le naturel d’une telle vision ? » Doig, peut-être… « Il aurait pu refaire la fébrilité de mon regard irrité par l’eau de piscine ? La nonchalance totale de c’type ? » C’est presqu’exactement son Walking Figure by a Pool, que j’avais vu à Paris lors de l’expo au Palais de Tokyo… « Ah … !» Et elle plonge. « Tu voulais pas mes lunettes ? »

batman
Jochen Littkemann

La baignade nous a bien ouvert l’appétit. Un restau à burritos à un jet de pierre nous convainc ; on s’installe près de la fenêtre, qui donne sur la rue. La rencontre entre l’air froid de l’extérieur et le chauffage à bloc sous la vitre macule celle-ci de condensation. Elle suinte et ruisselle en d’agréables petits rus verticaux. Dehors, le vent fait virevolter la neige et la fumée qui s’échappe des cuisines rajoute une strate nébuleuse au tout. Z. se met à rire. « Non mais qu’est-ce qu’il fait là, lui ? – C’est vrai ! Il est déguisé ou…? – En chauve-souris, on dirait ! – Ha ! Il va s’envoler, peut-être ! » Dans la rue, un homme s’agite, costumé. Bras entr’ouverts comme le Christ Rédempteur de Rio, il nous fait dos, criant aux passants qu’il est prêt à sauver Gotham City. Proche, il prend toute la place qu’il peut occuper dans notre fenêtre embuée. « J’aimerais tant avoir mon appareil photo ! C’est parfait ! » Ouais, on pourrait aussi en faire une immense fresque. « Bah c’est mort la peinture depuis Duchamp ! » Mais… « Tu vas me dire que Doig l’a déjà faite, cette scène, c’est ça ? » J’ai des doutes sur le restau à burritos, mais son Man Dressed as Bat c’est plutôt ça, l’idée… « Vraiment ? À y penser, on aurait pu y aller à l’expo…» Pas grave. La peinture n’arrive pas à la cheville de la vie. « Frimeur, va ! Tu paraphrases Alain Farah ? Qui dit que ça vaut quoi que ce soit, ce qu’il dit ? » Qui dit que ça n’a pas de valeur, alors ?

Stag
Thomas Mueller

On se dit qu’il est temps de rentrer. À pied, on n’est pas très loin du métro Square Victoria, là où il y a une des entrées style art nouveau qu’Hector Guimard avait réalisé pour le métro de Paris. S’en rapprochant, on voit que l’air chaud et gras qu’exhumait une bouche d’aération fait frétiller la fixité des contours des objets, des gens qui passent. Les ampoules des lampes à basse pression de sodium jettent une teinte orangée ça et là. Un homme, barbe hirsute et mouillée, s’accroche à un arbre comme un soldat blessé s’accrocherait à un camarade. Il a une bouteille de bière Stag à la main ; on devine que son combat est tout autre. « Vouz!… Vou… Gnrraahhh ! Moi, j’te la pinnerai bien ta p’tite copine ! J’ai une énorme graine ! » Z. éclate. Je la prends par le bras ; ça va aller, il est saoul, il dit n’importe quoi. Le barbu enlève son grand chapeau jaune, l’agite ; il perd pied et tombe. Il grouille, mais ne se relève pas. Enhardis par un dégoûtant sentiment de rétribution, on le laisse et on s’engouffre rapidement dans le métro. La neige tombe toujours, mais on a assez vu de tableaux pour aujourd’hui.


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