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Un cabaret érotique timoré

Le spectacle licencieux Érotisseries n’échappe pas à une certaine pudeur.

Frédéric Veilleux

La semaine dernière, les Productions Carmagnole présentèrent au Théâtre de la Chapelle la pièce Érotisseries, qui reprenait la formule du « cabaret charnel » inauguré par cette troupe en juin 2005.

Le programme promettait un « voyage intense et tortueux de notre subconscient sexué à travers vos sens », « une édition spéciale, ouverte sur une forme libre, un happening sauvage et organique », « un sublime va-et-vient entre les vices et les vertus de la chair et de l’esprit », un « dépassement des tabous ». Pour la sensorialité, la spontanéité, le sublime, la spiritualité et la subversion, il faudra hélas repasser…

Dès son entrée dans le théâtre, le public est sommé de choisir entre les espaces « sec » et « mouillé », selon le degré d’implication souhaité dans la performance érotique : les spectateurs aventureux sont disposés autour de la scène et les voyeurs plus circonspects, dans les gradins. Cette excellente idée, favorable à une transgression différentielle et approfondie parce que consentie, est malheureusement sous-exploitée par la suite.

La salle, intime et minimalement décorée, arbore des teintes dominantes de noir et de rouge. En bordure de la scène dépouillée, une estrade figure une chambre, un recoin voilé de soieries réserve une part d’intimité, quelques dessins grivois ornent les murs, des accessoires mystérieux attirent le regard.

L’ouverture du spectacle coïncide avec l’arrivée de l’auditoire : une statue humaine au corps recouvert de papier givré, d’abord immobile, s’anime puis s’effeuille lentement, proposant une version lascive de la métamorphose de Galatée. L’enracinement du masque, le dernier élément retiré, livre un corps dépersonnalisé dont le thème réapparaîtra tel un leitmotiv au fil de la prestation. La nudité surgit immédiate, gratuite, persistante.

Les Érotisseries proposent un carnavalesque mélange des genres, une grotesque alternance des tonalités. La scène exhibe successivement une imitation de geisha, grimée et accoutrée d’un parasol japonais ; des ombres errantes emmaillotées d’élasthanne noir ; une figure de femme enceinte, déshabillée par ses démons fictionnels ; un enchevêtrement de corps nus ou travestis, vautrés sur le sol ou sur des matelas ; un pastiche de fellation dessinant une ombre chinoise sur le mur ; des simulations de copulation ; des danses érotiques ; une confession impromptue d’anecdotes sulfureuses ; l’extraction puis l’ingestion d’un cœur sanguinolant. Les masques, les travestissements, les éventails, les godemichets prolifèrent ; des elfes, des poupées et des pantins émergent au hasard ; le sang et les fluides corporels ruissellent symboliquement. Cette esthétique de l’éclatement est sans doute délibérée, mais elle compromet l’efficacité plastique et discursive de la démarche.

À un autre moment burlesque, un lit disposé dans les gradins —où s’est pourtant réfugié le public souhaitant échapper aux mouillures— accueille brièvement une scène de sadomasochisme édulcoré. La geisha y titille un homme dénudé qui se vautre en gargouillant. Il s’ensuit un curieux rituel de déballage de ses organes génitaux, enrobés d’une pellicule plastique moulante, et de stimulation pénienne avec les cheveux de poupées décapitées, puis un simulacre de flagellation. L’ogre dévore ensuite des fruits dégoulinants aux nettes connotations sexuelles. Cette performance absurde tétanise singulièrement l’auditoire.

Les tableaux disparates sont accompagnés d’une chétive narration, aussi inadéquate que convenue qui, dans un style mièvre et simpliste, accumule les stéréotypes du genre, évoquant tantôt le libertinage aristocratique, tantôt l’enflure rabelaisienne, mais déversant une constante litanie de fantasmes orduriers. Ce discours trivial fournit une description détaillée du cunnilingus, de la pénétration, de l’éjaculation. Une voix hors champ claironne ses appétences dans une fluctuation entre le conditionnel et le futur qui désamorce l’érotisme et déréalise le fantasme, d’autant que la harangue n’est étayée par aucune action théâtrale : « Je te lècherais ; tu mouilleras, tu brilleras, et t’en finiras pas de jouir dans ma bouche, comme tu en as toujours eu envie. […] Laisse, laisse, ma chérie, je déchargerais dans ta gorge, sur ton ventre ou sur tes yeux, si tu préfères. » Dans cette pièce, le blasphème et la subversion n’excèdent guère l’explicite du langage paillard.

De l’obscurité où est plongée la salle entre les numéros fusent des cris de jouissance, des gémissements suggestifs, des bruits de copulation, des halètements et des pleurs. Un reste de fausse pudeur relègue les marques tangibles du plaisir charnel dans la pénombre et contraint les acteurs à un mimétisme factice. La masturbation et le coït —reconstitués avec des harnais-godemichets— sont feints, tout comme l’orgasme qui leur succède. Malgré sa profession de foi transgressive, ce cabaret érotique n’ose aucune performance sexuelle véritable ; il se complaît dans une pudique fabulation.

La danse et les acrobaties aériennes fournissent assurément les prestations les plus réussies. Dans un tableau au parfum de nécrophilie, un cadavre de femme repose sur une table de dissection éclairée par une lumière crue ; un homme la soulève et entame avec ce corps dépouillé et inerte une danse ultime, touchante et empreinte de sensualité ; il se dégage de cette délicate impudeur une tendresse désespérée qui procure un rare moment de grâce. Un gymnaste nu enchaîne subséquemment une époustouflante routine aux anneaux. Une contorsionniste tout aussi nue adopte des poses lascives sur un câble suspendu, illuminée par un aveuglant flash stroboscopique qui, à la faveur de la rémanence rétinienne, décortique magnifiquement ses mouvements sur le fond noir. Des voltiges d’une artiste enceinte, survolant gracieusement sur son tissu aérien blanc les spectateurs allongés sous elle, jaillit un autre moment poétique. Les postures exigeantes et vigoureuses de la danse à la barre verticale émeuvent également le public. De nombreux éléments d’androgynie ajoutent des touches intéressantes à l’ensemble.

Malheureusement, à ces instants de grâce succèdent des élans de vulgarité. Les effets visuels réussis ne s’accompagnent d’aucun propos cohérent ; le texte clairsemé à travers les acrobaties manque de profondeur. Lorsque les interprètes offrent un verre d’alcool aux spectateurs qui osent se dénuder pour les rejoindre sur scène, des acteurs dissimulés dans l’assistance surgissent, se révélant miraculeusement non seulement de fervents exhibitionnistes, mais aussi des acrobates aguerris. Ce trucage éculé ne trompe personne : la prétention à l’improvisation s’avère un leurre, puisque le déroulement de la pièce est parfaitement orchestré.

L’interaction avec le public demeure négligeable, presque symbolique. Quand les acteurs se caressent et s’embrassent, ils distribuent timidement, à la volée, leurs attouchements aux spectateurs « mouillés ». Et lorsque vers le dénouement, ils sollicitent enfin leur collaboration, ce n’est que pour les inviter à se tenir passivement sur scène, pour les affubler d’un chapeau d’osier ou pour les disposer au sol en étoile. Les artistes auraient pu témoigner d’une plus grande audace auprès de cette partie de l’auditoire qui avait consenti à une participation accrue, de plus de témérité dans leur volonté affichée de transgression.

En somme, les Érotisseries se bornent à un érotisme passif —superficiel et distant malgré les efforts d’approfondissement et la proximité physique— sans jamais atteindre à l’érotisme actif qu’elles faisaient miroiter. La tentative d’abolition du quatrième mur échoue lamentablement, sans doute en partie par la faute du public, qui n’y paraît pas disposé. La production dépeint une sexualité factice, non diégétisée ni problématisée, des désirs pulsionnels, bruts, grossiers. Aucune poétique intelligible ne se dégage du discours ni de la performance.

Ces artistes « prêts à aborder tous les tabous, mais aussi à s’en débarrasser afin de dépasser les limites de ce thème omniprésent dans notre société » ne parviennent guère à émoustiller ni à scandaliser leur public. À cet égard, l’action ne s’avère pas à la hauteur du propos. Elle n’évoque que pudiquement les tabous sexuels et omet les plus controversés, à commencer par la pédophilie, l’inceste, le viol, la zoophilie et la coprophagie. Sa portée transgressive demeure pour le moins timorée et retenue.

Notre crainte anticipée que ces exercices licencieux —à l’instar des tentatives mondaines de pédagogie sadomasochiste qui pullulent dans la sphère du divertissement populaire— succombent à la fadeur et à la bienséance était donc hélas fondée. Ils négligent en effet une dimension de « l’art du mal » essentielle à son efficacité : la monstration voire l’infliction d’une cruauté aussi implacable que gratuite, l’exploration du versant sombre de l’esprit humain, qui ne se réduisent pas à l’exhibitionnisme ou à la souffrance physique, mais culminent dans la jouissance coupable et paradoxale de la torture psychique. En raison de cette lacune, les ambitieuses aspirations des Érotisseries ne pouvaient qu’avorter.

À une époque où le public surexposé jusqu’au blasement peut accéder à tous les divertissements sexuels que lui inspire sa fantaisie, que ce soit sous forme médiate (par la littérature, le cinéma, le théâtre) ou immédiate (par la fornication, les jeux sexuels, la prostitution), on ne le choque plus si aisément. La pièce ne contient pas la charge érotique et subversive d’œuvres telles Les fleurs du mal, L’empire des sens, Les cent vingt journées de Sodome, Les idiots, Histoire de l’œil ou À ma sœur, qui transcendent la simple évocation pour ébranler véritablement les mœurs de leur temps.

Pour les lecteurs qui désirent se forger leur propre opinion sur cette question, la troupe Carmagnole se produira à Montréal lors d’un cabaret-bénéfice les 8 et 14 mars et lors de son carnaval annuel les 22, 23 et 24 août 2014.


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